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tome 1, Chapitre 2 « Quelque chose comme ça. » tome 1, Chapitre 2

Quelque chose comme ça.

Rafael.

*

— Rafael !

Le jeune homme manqua de se cogner contre une étagère alors qu’il relevait la tête en direction du bruit. Il posa son carnet sur un sac de pommes de terre à demi ouvert et s’appuya contre un tonneau de sel pour se redresser complètement en un étirement bien mérité. Son dos craqua et lui arracha une grimace. Un bâillement profond vint s’immiscer dans sa réponse :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

J’ai les yeux qui piquent. J’aurais dû allumer une bougie plus tôt. Son regard fatigué balaya les étendues de cartons, de caisses et de bois usé. De là où il se trouvait, l’entrée de la yourte était à peine discernable. La nuit noire au dehors n’aidait pas. Il chercha une tête châtain au milieu de cette mer d’étagères mais ne trouva rien. Il avait reconnu la voix fluette, bien qu’anormalement teintée d’inquiétude.

— Ceshil, c’est toi ? demanda-t-il en l’absence de réponse. Tu devrais être couchée !

Toujours rien. Ou plutôt, un léger halètement, quelques bruits de pas précipités de plus en plus proches et enfin, la jolie frimousse de sa jeune amie lui apparut d’entre les étagères. La couleur semblait avoir quitté ses joues, sa frange lui tombait en désordre sur le front et dissimulait partiellement la grande tache légèrement foncée qui le maculait, ainsi que ses sourcils froncés. Les extrémités vertes de ses longs cheveux étaient toutes emmêlées. Elle portait son pyjama.

— Et bien ? lui répéta-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ? T’as fait un cauchemar ?

Ceshil secoua vivement la tête tout en triturant le bout de son gilet.

— Alors qu’est-ce qu’il se passe ?

Rafael s’approcha d’elle avec précautions. Elle était toute fine, toute mince, déjà grande pour ses quinze ans. Si frêle, elle ne pouvait tromper personne lorsqu’elle tremblait.

La jeune fille cessa subitement de jouer avec le tissu et planta ses yeux verts droit dans les siens.

— C’est Elizabeth, frémit-elle. J’étais aux toilettes et– et–

Elle ne parvint pas à achever sa phrase. Si Rafael ne l’avait pas mieux connue, il aurait juré qu’elle était sur le point de pleurer. Il s’accroupit doucement à ses côtés et posa une de ses grandes mains sur son épaule.

— Reprend tout ça calmement, tu veux bien ? Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Elizabeth ?

— J’ai… J’ai entendu un cri qui venait de la tente rouge, bredouilla Ceshil. J’ai eu tellement peur Raf’, j’ai couru pour aller voir, et Elizabeth... C’était elle, le cri. Elle était par terre. Elle avait des spasmes... J’ai pas su quoi faire, j’ai pas trouvé Alnath...

Elle se cramponnait à lui. Rafael s’était figé. Sa main devenue raide contre l’épaule de Ceshil, celle-ci lui lança un regard apeuré.

— Rafael ? Tu...

— Retourne au lit, la coupa-t-il immédiatement. Ne t’inquiète pas, je m’occupe de tout.

Il se détacha lentement de la jeune fille en se redressant. Elle ne le lâcha pas pour autant, ses yeux toujours rivés sur lui.

— Ceshil ? appela-t-il. Ceshil, tu m’as écouté ?

Elle sembla revenir soudainement à elle et hocha faiblement la tête. Rafael lui fit un grand sourire, déposa un baiser sur son front juste à côté de la tâche dont le relief formait une grande bosse.

— J’irai te voir juste après, promis.

Les petites mains le laissèrent finalement partir, Ceshil fit ce qu’il avait dit et sortit de la tente.

Sans perdre une seconde de plus, Rafael éteignit sa bougie d’un souffle. Il rejoignit la sortie de l’entrepôt de nourriture en courant et une fois dehors, fut surpris par l’air frais, la nuit noire et l’odeur de terre humide.

Devant lui, dans le silence, les plaines herbeuses des steppes s’étendaient à perte de vue. Il contourna la tente, couru aussi vite qu’il le pu en direction du centre du camp de yourtes. Rapidement, ses sandales furent toutes tachées de boue, il manqua de glisser par deux fois dans un agglutinement de terre moite et les nattes épaisses de ses longs cheveux noirs furent emmêlées par le vent.

Il arriva sur une petite place dégagée. Et devant lui, une hutte aux peaux tannées de rouges terre cuite, plus grande que les autres. Son sang ne fit qu’un tour. Il n’était même pas encore proche de l’entrée qu’il entendait déjà de petits gémissements, des sanglots entrecoupés de gargarismes inquiétants. Sans perdre une minute de plus, il se rua à l'intérieur.

Immédiatement, le regard de Rafael se bloqua sur le corps. Il se précipita à ses côtés, contourna le feu éteint au centre de la pièce mais dans l’urgence ne fit que répandre de la cendre un peu partout. Accroupi, il vit que le grand corps convulsait, prostré sur le parterre de tapis et de coussins qui jonchaient le sol désormais tâché d’un mélange de suie et de boue.

— Eli’ ? Elizabeth ? l’appela-t-il. C’est moi, Rafael !

La femme avait les yeux clos, le visage crispé. De la salive maculait son menton maquillé et sa petite main droite, cachée sous un gant noir, était prise de spasmes. Elle ne semblait pas l’entendre, ni même être consciente. Les mots de Rafael étaient inutiles.

Sa gorge émit un son étrange. Et sans crier gare, elle vomit sur le sol et se recroquevilla sur elle-même davantage dans un gémissement plaintif.

Rafael s’écarta brusquement et jura, impuissant. Il ne savait pas quand est-ce que la crise avait commencé, mais d'expérience, il ne pouvait qu'espérer qu’elle n'ait pas excédé les quinze minutes, sans quoi Elizabeth aurait été en sérieux danger. Il avait besoin d’aide.

Mais Ceshil n’avait-elle pas dit qu’Alnath était introuvable ? C'était la seule avec les connaissances médicales nécessaires, mais il allait perdre du temps en la cherchant. Autant que j’en perds tout de suite en ne faisant rien. Il se redressa, le bas de son pantalon humide de bile et sortit vite de la pièce.

Dehors, il courut à gauche pour rejoindre une petite yourte aux couleurs ternes. Le cœur de Rafael rata un battement : de la lumière s’échappait d’une des seules ouvertures. Alnath venait probablement tout juste de rentrer, Ceshil l’avait manquée de peu. Devant l’entrée obstruée par une tenture épaisse et grise, il appela avec empressement :

— Alnath ! Alnath ! Je peux entrer ?

— Qu’est-ce que tu veux, gamin ? lui répondit une voix un peu ronchonne.

— C’est Elizabeth ! Elle fait une crise, elle est inconsciente !

Il y eut un instant de silence confus, puis :

— Entre !

La même voix, plus grave cette fois-ci. Rafael ne se fit pas prier et écarta d’un geste raide le lourd morceau de tissu.

Alnath referma brutalement le livre qu’elle était en train de lire sans prendre le temps d’en marquer la page. Elle enfila une paire de sandales alors qu’une forte odeur chimique vint chatouiller les narines de Rafael.

— Elle toussait ? demanda-elle.

Son regard parcourut rapidement le jeune homme ; arrivé en dessous du genou, elle tiqua.

— Non, mais elle a vomi, confirma-t-il. Son bras tremblait aussi.

— Droit ou gauche ?

— Droit.

L’expression d’Alnath se mua en un air peiné. La pommade badigeonnée sur la moitié gauche de son visage et de son cou ne fit que rendre la grimace grotesque.

— Merde.

Elle attrapa une serviette humide fumante et s’essuya avec. Ce fut les dents serrées que la brûlure qui la défigurait réapparue enfin, la crème disparue. Le frottement du tissu avait été un peu trop rêche, un peu trop rapide, un peu trop chaud.

Rafael l’observa alors qu’elle jetait la serviette négligemment sur son lit pour se précipiter vers son bureau. Le tiroir ouvert, elle en retira le double fond pour venir empoigner un petit étui de cuir qu’elle agrippa fermement. Les yeux de Rafael s’écarquillèrent.

— Alnath–

— On n’a pas le temps ! tempêta-t-elle. Sors, vite, et suis moi. Je vais avoir besoin de toi pour la tenir.

Il s’exécuta, et en moins de temps qu’il ne faudrait pour le dire, ils étaient de retour dans la tente rouge. Comme l’avait fait Rafael quelques instants plus tôt, le visage d’Alnath se décomposa à la vue d’Elizabeth au sol, et elle se jeta sur elle.

— Elizabeth ? C’est moi ! C’est Alnath. Tout va bien se passer, je suis là !

Les genoux dans la bile, elle retourna difficilement le corps massif de la jeune femme afin que son visage soit enfin complètement visible. Yeux crispés emplis de larmes, bouche entrouverte, haletante d’une respiration putride difficile. Alnath soutint la tête d’un bras, se débarrassa des gants rapidement de l’autre mais sans un seul mouvement brusque. Les deux mains apparurent, dépareillées. L’une brune rougeâtre, longue, aux quatre doigts immenses aux bouts desquels des ongles griffus se trouvaient. L’autre blanche et courte, pourvue de cinq doigts aux ongles ras. Alnath remonta la manche droite du gilet vert foncé d’Elizabeth, là où la main était la plus claire, mais aussi la plus menue. Et seulement là, le petit étui qu’elle avait posé au sol quelques instants plus tôt retrouva sa paume.

Rafael retint son souffle lorsqu’elle l’ouvrit. Elle sortit du boîtier une minuscule seringue, remplie d’un liquide blanchâtre très vif. Une profonde inspiration fut nécessaire à la femme pour viser le creux du coude droit déjà tacheté d’impacts violacés. Le bras pâle tremblant fermement coincé contre sa poitrine, elle y planta d’un coup l’aiguille.

La seringue fut vidée en un instant, et le corps d’Elizabeth tout entier y répondit. Elle se tendit, vomit encore un peu et poussa une plainte déchirante. Alnath lâcha l’aiguille pour maintenir au mieux le corps lourd qui s’était remis à convulser. Rafael dû l’aider pour contenir les contractions.

Quelques secondes passèrent, intenables. Et finalement, sa respiration s’apaisa doucement. Les gémissements cessèrent. Subitement, le bras fut calme, inerte. Sur le visage d’Elizabeth se dessina un léger sourire alors qu’elle conservait les yeux clos et que les rides crispées aux coins de ses paupières disparaissaient. Pour peu que quelqu'un n’ayant pas assisté à la piqûre soit entré à ce moment précis, on aurait pu la croire simplement endormie, au milieu d’un joli songe.

Mais ni Rafael, ni Alnath ne souriaient, bien au contraire. S’ils étaient évidemment soulagés que la crise soit passée, recourir à de telles méthodes ne leur plaisait pas.

Alnath caressa doucement le visage d’Elizabeth, écarta de son front ses longues mèches brunes qu’elle replaça derrière ses oreilles pointues. Puis elle jeta un coup d'œil en biais à Rafael.

— C’est fini, lui dit-elle platement.

Il hocha la tête. Elle soupira. Le regard du jeune homme balaya les alentours. Maintenant que le calme est revenu, il faut que je passe rassurer Ceshil... Mais ses yeux furent distraits par autre chose.

Au milieu de tous les beaux classeurs, de tous les papiers bien ordonnés sur le petit bureau foncé trônant non loin de la cheminée, il y avait une tablette, l'écran à plat sur le plan de travail. Une lumière vive s’infiltrait entre les rainures des planches et s’étalait sur le bois.

Rafael s'approcha sous l'œil interrogateur d'Alnath, et il s’empara de la tablette qu'il retourna. C'était la page des mails, une vidéo avait été envoyée. Elizabeth l'avait vue. Intrigué, il appuya dessus.

La voix emplit toute la tente subitement : Bonsoir, chers tous. C’est Kalopsia, responsable de l'Eikan, qui vous parle.

Les traits de Rafael se durcirent. Ses sourcils naturellement épais et sombres donnaient à son visage un air terriblement sévère ainsi. Il jeta un regard à Alnath, qui affichait une expression semblable. La vidéo se poursuivit, et plus la femme parlait, plus Rafael comprenait.

Cette crise n'était pas anodine. Ce message non plus.

— L'enfoirée…

C'était Alnath qui avait parlé, mais Rafael l’avait pensé si fort qu’il en douta presque. Sitôt que la vidéo fut terminée, il éteignit la tablette et se pencha pour la reposer sur le bureau.

— Le Congrès des Droits du Vivant, hein… murmura Rafael dans le silence à présent retombé, lourd.

— Ça me dit rien qui vaille.

— Des humains et des areks… Ça a dû faire un choc à Elizabeth.

— La Brehin le savait. Elle l’a envoyé directement exprès, j’en suis sûre, grogna Alnath.

— Ça ne m’étonnerait pas non plus. Mais cette histoire de Congrès…

Il se tut un instant, plongé dans sa réflexion. Alnath soutenait toujours doucement la tête d’Elizabeth afin qu’elle ne repose pas au sol, mais elle bougea un peu, haussa un sourcil, et lança d’une voix réprobatrice :

— Toi, t’es en train de réfléchir au moyen de tirer profit de la situation. Je n’aime pas ça.

— Attends un instant, Alnath, l’arrêta Rafael. Tu as bien entendu comme moi ? Kalopsia invite les représentants de «chaque autre peuple du monde, s’ils daignent répondre à cet appel», c’était bien ça ? Donc, oui, ça veut dire les areks, mais c’est valable pour les humains aussi…

Elle hocha la tête, les sourcils définitivement froncés cette fois.

— Tu n’y penses p– objecta-t-elle avant qu’il ne la coupe :

— Oh que si, j’y pense, et j’y pense bien. Imagine un peu. Les nomades goweïtes au Conseil des Nations Libres. Ça claque, non ?

— Je ne vois pas ce que ça nous apporterait, autrement que des ennuis, maugréa-t-elle.

— Et notre indépendance vis-à-vis de l'Eikan ? T'en n'as pas marre qu'on se fasse exploiter depuis des années ? Que Kalopsia nous traite comme de la merde juste parce qu'on vit tout au fond de la cambrousse et que notre peuple n'est pas reconnu ? On n'a pas de droits, pas d'identité. Elle le sait, et elle en joue.

Alnath ouvrit la bouche pour protester, mais la referma sitôt que la suggestion atteignit son cerveau. Elle détourna son regard de Rafael pour observer un instant le sol, muette.

— Alors ? Qu’en penses-tu ? la pressa-t-il. Ce n’est pas l’occasion parfaite ?

— Tais-toi, je réfléchis.

Il sourit nerveusement. L’idée la troublait, mais elle la trouvait visiblement suffisamment intéressante pour ne pas la rejeter immédiatement. Dans le langage d’Alnath, cela signifiait qu’il avait ses chances. Quelques minutes plus tard encore, elle reprit la parole :

— On va au Congrès. On se débrouille pour récupérer notre indépendance vis-à-vis du Conseil, on devient un peuple à part entière. On attend encore quelques années le temps d’être stables et… on vire la Brehin et sa foutue organisation de nos vies.

Elle releva la tête en direction de Rafael.

— Quelque chose comme ça ? lui demanda-t-elle.

— Quelque chose comme ça.

Le sourire de Rafael s’élargit. Et il cru voir les lèvres d’Alnath s’étirer elles aussi.

— Ce n’est pas stupide.

Dans le langage d’Alnath, ceci était un oui.


Texte publié par Glem_ayteoli, 17 mai 2023 à 20h49
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