C’est la fin. Le tout dernier matin. Le tout dernier chagrin.
Il pleure. Et ça me brise le cœur. Que dois-je faire ? Que dois-je dire ? Je suis impuissante. Il comprendra. Enfin je l’espère.
Je touche les perles autour de mon cou et je souris. Pourquoi ne pas sourire ? Après tout, c’est le propre de la vie. J’ai passé ma vie à aider, comprendre, être, ne pas être, et surtout à voir ce que les autres veulent. J’ai souri. Toute ma vie j’ai souri. Devant le bonheur. Face à l’adversité. Contre l’injustice. Pour la joie.
Je souris toujours pour Alix. Mon fils. Ma vie. Même après sa mort.
Alors je me dois de sourire encore, même si cela n’est pas facile. Je les regarde s’agiter dans tous les coins. Il y a tout. Des hommes en uniforme. Des sorcières. Et des journalistes devant le salon de thé. J’espère juste ne pas avoir à les confronter. C’est difficile, les journalistes. Difficile et sourd d’oreille. Ils comprendront ce qu’ils ont envie de comprendre et déformeront la réalité, quoique j’en dise.
Misère. Le salon est dans un état pitoyable. Les tables sont retournées, les chaises baignent dans… non, je refuse d’utiliser ce terme. Les chaises ne sont pas utilisables, voilà. Et puis il y a Grimouche. Toujours Grimouche.
— Chut, chou, chut. Tu vas perturber l’enquête.
Il ne détourne pas le regard. Il pleure. Et ça me fend le cœur, à nouveau.
Il reste assis auprès de moi et refuse d’aller dans son panier. Je soupire. Il n’a jamais écouté, ce n’est pas aujourd’hui qu’il fera un effort.
Les officiers banalisent la scène. Ils entourent le corps. Ils chuchotent.
Et puis il y a ce silence. Tout le monde se tait quand la dame rentre dans ma boutique. Elle est grande, sur des talons aiguilles. Chic et charismatique. Magnifique même, avec ses longs cheveux bruns, son regard affuté et son cigare en main. Elle en impose avec sa parka beige.
— Tout le monde dehors !
Ils hésitent. Elle ne bouge pas et les foudroie du regard.
— Kayle Locklear. L’experte mandatée.
Elle a un accent amérinthien. Je fronce les sourcils. Pourquoi venir de si loin pour une sordide affaire comme celle-ci ? Pourtant, tout le monde obtempère. Il ne reste dans la salle plus qu’elle, Grimouche et moi.
Kayle prend le temps de noter chaque détail. Observe. Note.
— Plusieurs entailles. Globes oculaires prélevés. Présence d’un bouton de rose dans chaque cavité. Mains croisées sur son abdomen. C’est bien lui. Bâtard, tu étais donc ici…
Et enfin se tourne vers moi.
— Ah, vous êtes là. Vous êtes Denise, n’est-ce pas ? Veuillez excuser l’incertitude de la langue, je ne suis pas d’ici.
— Chou, vous parlez mieux que la plupart de mes clients, rit Denise pour détendre l’atmosphère.
— Vous souvenez-vous de quelque chose ? enchaîne-t-elle.
J’ai beau essayer de réfléchir, rien ne me vient.
— Bordel, il y a beaucoup de sang. Denise, j’insiste mais le moindre détail me permettrait d’appréhender celui qui a fait ça.
— Celui qui a fait ça ? Il s’agit d’un homme ?
— Allez savoir. Une femme peut-être ?
— Un démon ?
— L’humain peut être monstrueux, vous savez.
Je ne voulais pas l’admettre mais je n’ai plus le choix. La scène est glauque. Il y a ce corps, étendu entre les tables. Et ces flaques de sang un peu partout. Cette odeur insoutenable. Et Grimouche…
— Puis-je vous poser une question indélicate ?
J’hoche la tête.
— Êtes-vous… doué d’un talent particulier ? Des dons de divination, peut-être ?
Je n’ose pas utiliser le terme « Disir » pour me décrire mais j’hoche à nouveau la tête. Kayle porte le cigare à ses lèvres, prend le temps de recracher la fumée et souffle avec tristesse.
— Denise, continue-t-elle après une deuxième bouffée. Ce sale type m’échappe depuis bien trop longtemps. Tout ça, c’est… Sa façon de faire. Les gens comme vous, il… Deux meurtres dans la même ville, j’étais si proche…
Elle se tait et baisse la tête.
— Vous n’avez plus aucun souvenir, n’est-ce pas ?
Je secoue le menton. Non. Je ne sais plus rien. Et désormais, tout ce que j’entends, c’est les jappements de Grimouche.
— Ça va être l’heure. Vous avez une dernière volonté ?
— Pouvez-vous mettre la musique ?
Un sourcil se soulève sur le beau visage de Kayle. Je lui montre la platine vinyle du doigt. Elle s’exécute sans même discuter ; la musique s’élève alors.
Kayle dépose son cigare, me prend la main et m’oblige à me lever. La libre se pose sur mes hanches et m’entraîne dans une dernière danse joyeuse. Ses yeux marrons se plantent dans les miens ; elle est jeune et pourtant, il y a cette étincelle dans ses pupilles qui me perturbe. Malgré son incroyable beauté, Kayle est bien plus âgée que moi. J’en suis certaine.
Elle prend garde à ne jamais me mener vers le corps. Ses pieds valsent avec fermeté.
— Cette semelle jaune sous vos chaussures. Des Verluni ?
— Vous avez l’œil.
— J’ai toujours rêvé d’en porter un jour.
— Vous êtes une femme de goût, Denise.
— Vous parlez souvent aux fantômes ?
— Vous aviez votre particularité. J’ai la mienne…
— Qui prendra soin de Grimouche ?
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Vous pouvez partir en paix désormais.
Kayle s’arrête et me sourit.
Je la sens sur mon épaule, la Faé mortuaire venue m'emporter. Ces jolis êtres qui guident les âmes vers les Limbes. Elle sent bon le jasmin.
— Je retrouverai celui qui vous a fait ça, promit Kayle. Il payera pour ses crimes !
— Dites à Grimouche que…
Je me retiens de pleurer.
— Dites-lui que nous l’attendrons ! Alix et moi !
Je souris à mon tour. Franchement.
C’est la fin. La fin d’un destin.
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