Note de Grimm : chapitre écrit dans le cadre d'un défi donné par Codan (écrire sur un "chat magique").
Denise soupira.
Les derniers clients avaient quitté la boutique quelques minutes plus tôt ; désormais, les tasses, théières et autres couverts s’activaient autour d’elle pour passer au nettoyage avant de se ranger avec une rigueur quasi-militaire. Denise pouvait remercier la société « Sorcières de Ménage » pour ses sortilèges toujours plus efficaces d’années en années. Le tout pour un prix dérisoire, qui plus était.
Grâce à cela, elle pouvait s’asseoir en toute sérénité, expulser les quelques frustrations de la journée et retirer ses chaussures à talon qui commençaient à la faire souffrir. Un nouveau soupir quitta ses lèvres.
Son salon de thé n’avait pas désempli aujourd’hui ; le temps maussade y était sans doute pour quelque chose. Toutefois, Denise n’avait pas réussi à nouer le contact, ni à trouver une âme à apaiser… Et un tel manque pesait sur ses épaules qu’elle laissa retomber avec lassitude.
Le lendemain offrirait sans doute son lot de surprise ; elle grogna et se pencha vers le panier de Grimouche, tendit la main pour le caresser et suspendit son geste dans le vide : le chien n’était pas allongé dans son panier.
Elle balaya rapidement la salle du regard ; nulle trace de cette minuscule boule de poil à la truffe mouillée. Denise l’appela. Une fois. Deux fois. Puis une troisième avant de tendre l’oreille ; un couinement s’éleva de sous le comptoir à thé. Grimouche avait pour habitude de s’y réfugier quand l’angoisse le submergeait.
Que pouvait-il bien craindre à cette heure-ci, boutique fermée, vide et nettoyée ? Sourcils froncés, elle posa un genou sur le parquet et se contorsionna pour apercevoir l’animal. Grimouche grelotait contre le mur, les pattes recourbées sous son corps frêle. Il se lécha le museau mais refusa d’avancer vers elle.
— Tu as vu un fantôme ou quoi ? grogna Denise. Allez viens, on rentre !
En avait-elle seulement envie ? L’effervescence du salon de thé l’aidait à garder la tête vide, à ne plus penser, à se mettre au service d’autrui. Rentrer chez elle signifiait devoir faire face à ses propres insécurités, se parler à soi-même et affronter les images du passé.
Denise se mordit les lèvres ; elle se plia à nouveau pour atteindre le chien et se figea. Grimouche jappa. Ses cheveux s’électrisèrent ; un frisson glacial parcourut son échine jusqu’à nouer son estomac. L’angoisse s’installait peu à peu en elle, raclait sa peau et percutait ses os. Elle réprima l’envie de vomir, essayant tant bien que mal de garder le contrôle de ses membres.
Une inspiration après l’autre, Denise se redressa, la peur au ventre. Son corps se souvenait encore de la première fois où elle avait ressenti cette horrible sensation. Une sensation de mort, de chagrin, qui s’incrustait sur l’âme et laissait un goût amer en bouche. Le ronronnement dans son dos confirma ses craintes.
— Non… Non, non, non, non, non, non, je ne veux pas revivre ça. Non. Pars, s’il te plaît, pars !
Denise ne bougeait plus, la respiration lente, presqu’imperceptible. Les yeux fermés, poings serrés, elle espérait échapper à la sentence ainsi. Mais plus les minutes s’accumulaient, plus le ronronnement s’intensifiait. Cette satanée bestiole refusait donc de partir.
Elle réprima un sanglot et, mâchoire crispée, pris sur elle pour faire face à l’intrus. Assis sur une table, le shat attendait patiemment et la fixait de ses deux grands yeux jaunes. Dix ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois et pourtant, son souvenir correspondait exactement à ce qu’elle vit : un pelage gris, presque bleu, recouvert de poussière dorée. Des oreilles fièrement dressées, des moustaches droites et hautaines, cette prestance toute féline et mortuaire.
Quand son regard croisa le sien, les premières larmes coulèrent sans qu’elle ne pût les retenir. Les derniers mots d’Alix résonnèrent en elle, échos du passé, transmis par cette créature de la mort. « Je t’aime maman ».
Oh, Alix, moi aussi je t’aime !
Quand le Bastet, l’émissaire de la mort, était venue la trouver cette première fois, Denise n’avait pas voulu y croire. Comment une mère pouvait-elle accepter un message de mort ? Comment une mère pouvait-elle apprendre la mort de son fils ainsi ? Comment une mère pouvait-elle supporter pareille ironie ? Elle qui était capable de prédire des événements, de converser avec le destin et de lire les lignes de vie d’une personne, pourquoi n’avait-elle pas pu prédire la mort de son propre enfant ?
Le Bastet, tout aussi ronronnant et magnifique, avait posé sa tête sur la main de Denise pour lui délivrer les dernières pensées d’Alix. Des mots doux, aimants et puissants. Des mots qui bouleversèrent sa vie à jamais et la plongèrent dans une solitude innommable.
Le corps d’Alix fut retrouvé trois jours plus tard dans les eaux du Pirnol. Des eaux réputées chanceuses… Trois jours de colère, de refus, d’ignorance. Trois jours durant lesquels elle avait voulu retrouver ce shat et l’étrangler.
Aujourd’hui, il était de retour face à elle, presque souriant. Lui, le Bastet, l’émissaire de la mort, au service d’Anubis, le gardien de l’après-vie. Celui qui transportait les messages des défunts. Celui qui avait dévasté son existence.
— Je refuse !
Le Bastet ne bougeait pas. Il pencha la tête.
— Je refuse, je te dis. Je refuse ! Sors de mon salon ! Sors !
Il miaula.
— Sors ! Dégage ! Pitié, dégage !
Elle hurlait, désormais. Le chat patientait et plus elle criait, pleurait, plus il ronronnait. Alors, vidée de toute énergie, Denise tomba à genoux, les yeux brûlants, les joues recouvertes d’un torrent de maquillage.
Denise se crispa quand la créature quitta la table et s’approcha d’elle à pas feutrés. Elle secoua la tête quand le chat tendit la sienne. Hurla à nouveau quand sa paume rencontra le crâne du Bastet. Ses doigts fébriles se mêlèrent bien malgré elle à la fourrure et le lien se noua entre eux.
« Très chère Denise ! »
Une voix chevrotante et chaleureuse. Heureuse. Elle brisa le voile de son esprit et s’imposa en elle, l’obligeant à écouter davantage malgré son refus initial.
Elle reconnut l’intonation particulière du vieux Henry, fidèle client du matin, toujours accrocher à sa tasse de mélisse-poivrée, sans oublier son verre de vin bleu. Henry, ce vieil homme qui l’avait tant de fois raccompagnée chez elle car « les rues n’étaient pas sûres ». Ce brave monsieur qui lui apportait une fleur à chaque début de semaine. Cet homme qui était le seul à lui demander comment elle allait, à s’en inquiéter et déceler la tristesse derrière les banalités du jour. Cet homme qui, par sa simple présence, imposait la quiétude.
Un pic de culpabilité pinça son cœur déjà meurtri. Pourquoi n’avait-elle rien « vu » ? Rien senti concernant ce pauvre Henry ?
« Très chère Denise,
Je sais ce que vous vous dites. Pourquoi n’ai-je pas vu sa mort ? Pourquoi n’ai-je pas anticipé ?»
— Oh chou…
« Je n’ai pas voulu vous laissez voir ma fin proche, car il était hors de question que changiez de comportement avec moi. Vous qui êtes là pour tous, tout le temps. Mais vous a-t-on déjà demandé comment vous alliez ? Vous a-t-on déjà soutenu comme vous ne soutenez tous, jour après jour ?
Je vous entends déjà, hein, je vous entends. « Oh chou, je le fais pour m’enrichir, rien de plus ! » … Chou ! Ce petit sobriquet qui rendait mon mari fou de jalousie. Vous appelez tout le monde ainsi et pourtant… Pourtant, on se sent unique quand vous nous appelez de la sorte ! »
— Chou, bien sûr que je le faisais pour m’enrichir ! sanglota-t-elle entre deux reniflements
« Je m’en vais digne et heureux, ma chère Denise, grâce à vous. Vous m’avez tellement donné depuis la mort d’Oscar. »
— Oh chou. C’est vous qui m’avez tant donné…
« Mon seul regret est de ne plus pouvoir venir m’asseoir à votre table. »
Votre table…
Dressée sous la grande baie vitrée qui donnait sur la rue, Denise y distingua la silhouette voûtée d’Henry, accrochée à sa tasse favorite, son verre de vin non loin de sa main libre. Quand le Bastet disparu, ne laissant derrière lui qu’une poignée de sable dorée, Denise s’en alla farfouiller dans la réserve et revint s’installer à la table, face à la chaise vide de son vieil ami disparu. Elle déboucha la bouteille de Pirnielle, le vin bleu qu’adorait Henry et en servit trois verres.
Un pour Henry, si cher à son cœur. Un pour Alix, sa souffrance. Et un pour elle, qu’elle leva.
— Bon voyage, Chou !
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