Pourquoi vous inscrire ?
«
»
volume 1, Chapitre 13 volume 1, Chapitre 13

CHAPITRE 13

Thé, sucrettes et causettes

Une histoire de l’univers Esoteriam

Θ

Reconnaître une sorcière n’était pas des plus compliqués.

Un air suffisant. Une mode vestimentaire luxueuse : chemise à jabot, veston en velours, jupe excentrique et vaporeuse, bijoux à outrance. Un chapeau, bien sûr. La pointe recourbée sur le côté, décoré de gemmes et autres accessoires clinquants. Et certaines ne quittaient jamais leur bâton.

Des pimbêches, voilà ce qu’elles étaient aux yeux de Denise. Il existait toutefois un combo bien plus dérangeant : la sorcière classique, toujours apprêtée en tant que grande dame du monde et la sorcière dite « moderne » qui jouait avec les couleurs actuelles. Des couleurs criardes, des coiffures gonflées à la laque et des bijoux en veux-tu, en voilà. Mais toujours composés de gemmes et autres pierres du genre.

A leur côté, Denise se sentait tellement banale. Elle accumulait les perles, s’enroulait le cou de foulards et autres petites fantaisie… Rien qui ne pouvait rivaliser avec les maîtresses du style. Les sorcières.

Elle soupira et s’éloigna du duo aussi coloré qu’improbable. La classique se prénommait Sybil. Un chignon serré, un joli ruban noir pour nouer le col de sa chemise blanche, une longue veste en velours à liserai d’argent et les sempiternels émeraudes de protection qu’elle arborait à ses doigts et ses oreilles. La moderne, quant à elle, dénotait avec le jaune criard de sa veste, son intense tignasse aussi gonflée que laquée et son maquillage fluo assorti au bleu de son pantalon serré. Bien entendu, sans oublier le petit nom qui allait bien : Silver.

Un nom d’emprunt, à n’en pointer douter, pour paraître « dans le coup ». Denise trouvait cela d’un tel cliché qu’elle préféra ne pas s’y appesantir. Mais c’était sans compter leur conversation qui termina de lui hérisser le poil :

— Nous, les sorcières, nous sommes trop belles !

— Et trop fortes !

— Et nous dirigeons le monde !

— Nous avons la puissance. Nous sommes des femmes d’action-euh !

— Nous sommes des modèles-anh !

— Des exemples pour tous-euh !

Denise secoua la tête. Il était évident que les deux jeunes femmes n’avaient pas dit ce genre de choses – tout du moins, pas de cette façon – et encore moins avec cet accent ridicule. Denise se les imaginait ainsi dès qu’elles ouvraient la bouche pour exposer leur pseudo-savoir et laisser dégouliner leur science infuse sur la table. Elle avait bien envie de leur dire que la seule chose qui devait infuser ici était le thé, mais elle n’en avait guère la possibilité : c’était admettre le peu d’estime qu’elle avait pour les sorcières.

— Tu as entendu la nouvelle ? Geraldine Gardane démissionne !

Sybil parlait suffisamment fort pour être entendu. Les discussions politiques ne l’intéressaient guère habituellement mais Denise ne put s’empêcher de tendre l’oreille.

— C’était évident. Quel non-sens que de nommer une simple humaine en tant que ministre aux affaires ésotériques.

— Le président se fiche bien de nous.

— Pourquoi l’Hétia n’a-t-elle rien dit ?

— Elle n’intervient pas dans les affaires politiques, tu le sais bien.

L’Hétia… Autrement dit la reine-sorcière, gardienne du Grimoire Primordial, dirigeante du Conclave Dynastique. Denise savait peu de choses à ce sujet si ce n’était qu’il s’agissait d’une instance ésotérique à laquelle devait répondre chaque sorcière appartenant à sa juridiction.

— Et les Marydor ? J’imagine qu’ils avaient un intérêt tout particulier à la nomination de cette Gardane. Cette dynastie est vraiment… maugréa Silver en croisant les jambes.

Le conclave se divisait en douze cercles avec à leur tête une dynastie. Silver évoquait le Cercle Marydor installé en Valmer, gouverné par la puissante famille du même nom, qui avait autorité sur les deux sorcières en pleine discussion.

— Les affres politiques, ma chère, les affres politiques, déclara finalement Sybil d’un ton las. Changeons de sujet veux-tu.

— Oh oui, parfait ! s’égosilla Silver. Je lève ma tasse à l’évolution de mon éclat !

— Ton éclat, souffla Sybil, visiblement décontenancée. Ton pouvoir à évolué ? C’est… super ! Est-ce que je peux voir ?

La question surprit Denise.

Il n’y avait rien de plus intime pour une sorcière que ces éclats, des gemmes incrustées dans leur peau. Chaque sorcière naissait avec un éclat de Nihil en elle, leur permettant ainsi d’user de la magie et de faire… Ce que faisait les sorcières. Denise s’imaginait que l’éclat permettait de lancer des sorts ou de préparer des potions, ce genre de choses. Elle le tenait de son amie Richeline qui le tenait de son amie d’enfance Sebillène, une sorcière.

Et, toujours selon Sébillène, le tout répété par Richeline, cet éclat pouvait fleurir sur la peau et lui octroyer un pouvoir particulier. Un don. De nouveaux éclats pouvaient ensuite fleurir sur la peau faisant ainsi évoluer le pouvoir de la sorcière. Il y avait là quelque chose de fascinant ; Denise espérait voir Silver accepter la requête : elle-même souhaitait découvrir à quoi pouvait bien ressembler cet éclat.

Etrangement, Silver approuva avec gaité et tira sur le col de son haut jusqu’à dévoiler sa clavicule ; l’éclat ressemblait à une pierre précieuse non taillée. Une petite gemme rose pâle, cerclée d’or et luisante. Magnifique.

Sybil tenta de l’effleurer du bout de ses doigts mais se ravisa au dernier moment.

— Tu as dû souffrir, dit-elle alors d’une voix maussade.

— Plus que tu ne le penses, mais tu connais ça j’imagine.

— Oui, oui…

Denise fronça les sourcils.

L’attitude de Sybil changeait. Toute sa superbe s’évaporait face à la soudaine splendeur de Silver. Intriguée, Denise tendit un tentacule télépathique vers elle. Elle se heurta à un mur. Sans doute un trop plein d’émotions ou une parfaite maîtrise de son espace psychique. Rien qui n’arrêta Denise toutefois ; quand elle réussit à s’engouffrer dans une brèche, elle comprit.

Sybil n’avait jamais développé son éclat. Elle était et resterait une sorcière sans réels talents, capables de peu de choses. Une souffrance qu’elle compensait par un style des plus remarqués, dans l’espoir de paraître digne.

Cette fracture en elle s’intensifia quand une deuxième Silver apparut dans un halo de lumière jaune. Identique à la première, la jumelle souriait de la même manière que son homologue. Sybil sursauta.

— Don d’ubiquité, déclarèrent les deux Silver en chœur.

— Voilà qui devrait faciliter les affaires, continua la Silver originale.

— Et il me suffit de claquer des doigts pour redevenir une seule et même Silver, insista la deuxième.

A ces mots, elle s’exécuta et disparut aussitôt.

Les yeux écarquillés, Sybil secoua le menton.

— Je suis désolée. Je… C’est trop pour moi, bredouilla-t-elle en se relevant à la va-vite.

Sans même écouter les protestations de Silver, elle quitta la boutique d’un pas précipité. Denise, encore accrochée à son esprit, captait de la honte et de la tristesse, tel un parfum bien trop présent dans le sillage de la sorcière.

— La pauvre, souffla-t-elle, touchée par la soudaine détresse de Sybil. Vous ne rattrapez pas votre amie ?

Raide, Silver se tourna vers elle, lèvres pincées. Son regard, jusque là enjoué, se durcit.

— Vous avez été terriblement impolie, dit-elle après un temps à fixer Denise de ses yeux perçants.

— Pardon ? s’étonna Denise, prise au dépourvue.

— Je me suis parfaitement faite comprendre. Votre attitude est aussi atroce que votre salon de thé.

— Je…

Les mots moururent avant de quitter sa bouche.

— Ne faites pas l’innocente, vous savez de quoi je parle. Vous nous épiez depuis tout à l’heure, intriguée et envieuse. Vous êtes allée jusqu’à utiliser votre don, ou je ne sais quel tour de passe-passe pour vous en prendre à mon amie. Je n’ai rien dit pour ne pas la mettre mal, mais votre capacité à vous croire supérieure aux autres vous empêche sans doute de vous remettre en question, n’est-ce pas ?

Un mélange de colère et de honte noua l’estomac de Denise, bras ballants, le dos plaqué contre le comptoir d’accueil. Elle n’arrivait pas à trouver une parade, ni même à se défendre ; plantée au milieu de la salle, le rouge sur les joues, elle n’eut d’autre choix que de tenter de résister à la deuxième rafale.

— Vous êtes pleine de jugement. Et je n’ai nul besoin d’un quelconque talent pour percevoir votre état d’esprit. Pourtant, Denise, sans nous, sans notre magie, que seriez-vous ? Inutile de me répondre, vous ne seriez rien. Votre salon de thé, votre réputation, nous ne les devez que grâce à tous ces sortilèges que vous avez achetés. Vous nous détestez Denise, mais vous avez besoin de nous.

— Vous allez trop loin, explosa-t-elle alors, poings serrés. Je ne vous permets pas de…

— Me permettre quoi ? Vous remettre à votre place ? Je ne fais que vous mettre face à vos propres contradictions. Vous serez bien contente le jour où une de mes consoeurs viendra sauver vos fesses flasques d’un démon ou d’une autre vomissure des limbes.

— Je vais vous demander de bien vouloir quitter les lieux. Vous n’êtes plus la bienvenue.

— Je ne comptais pas y revenir. Votre réputation est terriblement mensongère et savez-vous pourquoi ? Parce que vous n’êtes qu’une anomalie !

Une anomalie ?

Ce simple le mot la renvoya quarante ans en arrière, dans la cour de récréation, à subir les brimades des uns et des autres. « Anomalise », l’appelait-on. Denise le laideron. Télépathe et télémoche. Denise l’anomalie.

Elle qui pensait avoir surmonté ce traumatisme, voyait désormais sa blessure se rouvrir nette d’un coup de couteau verbal. Touchée en plein cœur, le menton fébrile, Denise se mordit la langue pour ne pas craquer. Elle savait cette situation risible, arrivait d’habitude à passer outre et même en rire mais à cet instant, plus elle tentait de relativiser, plus elle s’engluait dans ce sentiment honteux.


Texte publié par Grimm, 10 mai 2025 à 19h13
© tous droits réservés.
«
»
volume 1, Chapitre 13 volume 1, Chapitre 13
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3082 histoires publiées
1358 membres inscrits
Notre membre le plus récent est le_mot_trou
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés