Note de Grimm : ce chapitre fait écho à courte histoire nommée "Miss Tique" (en ligne sur LeConteur), dans l'univers "Fragment de Runes et d'Os".
Son humeur était égale à la tempête qui secouait la ville.
Denise ruminait et plus la pluie martelait les vitres, plus elle grognait. Les quelques éclairs qui déchiraient le ciel gris accentuaient le côté désagréable des clients du jour : son radar empathique s’affolait d’une tête à l’autre en une parfaite cacophonie qui intensifiait sa migraine naissante. Pour couronner le tout, Grimouche avait uriné sur les bottes d’un de ses habitués. Les excuses et les promesses de remboursement n’avait pas aidé à retrouver la paix.
Elle se pinça l’arête du nez et soupira avec force. La porte grinça alors. Le fracas extérieur fit sursauter quelques clients ; où alors était-ce la personne qui venait d’entrer ? Les lumières grésillèrent. L’orage gronda et les nouveaux éclairs illuminèrent l’inconnu : des chaussures noires vernies, une robe de la même couleur, un tablier blanc et… des os. Le squelette en uniforme de servante referma son parapluie et s’essuya les pieds.
Denise frissonna. Il était rare de rencontrer une pareille créature dans les environs ; certains prétendaient qu’il s’agissait de démons. D’autres évoquaient des malédictions. Pour ce que Denise en savait, les squelettes animés ne représentaient pas une menace. Ils étaient engagés pour servir les puissantes familles de sorcières. Des squelettières… aussi discrètes qu’inquiétantes.
Ce qui frappa Denise, c’était cette absence de bruit. Une bulle de silence enveloppait la squelettière et lui donnait l’impression d’être enfin en paix dans son propre corps. Quand Denise tournait la tête vers les autres convives, un léger brouhaha grésillait sur sa conscience mais dès qu’elle reportait son attention sur la squelettière, le bourdonnement disparaissait. C’était… fabuleux.
Elle lui désigna une table à l’écart, tant pour lui assurer une tranquillité toute relative que pour rassurer ses autres convives, visiblement incommodés par la présence d’un squelette. Denise haussa les épaules ; cette bataille était perdue d’avance, la suprématie humaine avait encore de beaux jours devant elle. La squelettière ne paraissait pas y prendre ombrage et s’installa avec souplesse sur la chaise que lui tira Denise.
— Bienvenue chez Denise Délice, je suis Denise, votre hôte et votre dévouée. Vous faut-il quelque chose en particulier ?
Aucune réponse. La théière s’ébranla. Une tasse voltigea jusqu’à la squelettière, accompagnée d’un sucrier et de différentes épices.
— Chou, je vois que vous avez déjà compris le principe de la table-fourneau, dit alors Denise sur le ton de la rigolade. N’hésitez à m’interpeler si vous avez besoin de quoique ce soit.
Ce silence.
Denise l’appréciait, le chérissait même pour enfin lui apporter un zeste de paix dans son esprit trop encombré. Pourtant, il finissait par l’inquiéter. La fameuse squelettière ne répondait pas et quand elle pivota son crâne vers elle, Denise crut distinguer une lueur orangée dans le fond de ses orbites vides
Elle resta un moment à fixer la partie bombée de sa tête, si lisse, d’un blanc laiteux, légèrement fissurée. Denise s’engluait dans ce vide, nageait dans la sérénité et… sursauta quand une main se posa sur son épaule. Les murmures du monde s’engouffrèrent en elle, l’assaillirent de toute part, l’obligeant à revenir à la réalité.
Quelques clients réclamaient son attention ; elle s’y exécuta de mauvaise grâce, désireuse de retrouver au plus vite de havre de paix.
— Tout se passe bien pour vous, demanda-t-elle en revenant vers la squelettière.
Rien. Pas un mot. Pas une réponse. Denise frissonna.
— Êtes-vous sûre que tout va bien chou ? insista Denise.
La squelettière lui tendit alors la main. Denise hésita. Devait-elle lui serrer ? Lui donner quelque chose ? La laisser tranquille ? La cliente mutique agita ses phalanges.
— Chou, vous voulez que… je vous prenne la main ?
La squelettière hocha le crâne.
Etrange demande… mais Denise avait appris à ne plus s’étonner de toutes ces bizarreries qui l’entouraient. Ce manque de communication la pesait ; elle s’installa aux côtés de la squelettière, expira ce trop d’air qu’elle retenait depuis un moment et posa enfin sa paume sur les os tendus.
Soudain, la bulle de silence s’évapora. Denise naviguait dans un mélange d’émotions, de vies passées, de souvenirs qui l’assaillaient et l’imprégnaient. Des bribes de piraterie. Une odeur de sel. Un amour perdu. Des démons un soir de neige. Une amitié avec un chat sans poil. Un plateau avec du café. De la magie. Beaucoup de magie…
Les différentes vies de la squelettière se succédaient, toutes insolites et… merveilleuses ? Denise sentait son cœur se gonfler de nostalgie. Puis vint une voix, féminine, teinté de noblesse, avec un léger accent Ystalien.
— Je m’appelle Georges !
Georges ! Denise n’avait nul besoin de lui demander la signification d’un tel prénom. Elle le « savait », le ressentait en elle.
— Mais vous étiez…
— J’étais de mon vivant. C’était il y a fort fort longtemps. Bien avant mes aventures que vous percevez !
— Oh chou, si l’on m’avait dit qu’un jour je papoterai avec une reine ! Catherine de Maraldecis, c’est…
— Pas si incroyable que ça. Je ne suis que Georges, une squelettière parmi tant d’autres !
Comment pouvait-elle minimiser ses origines ? Catherine de Maraldecis, contesse Ystalienne devenue reine de Valmer, sorcière émérite, militante pour le droit des elfes et des opprimés. Comment une telle femme, suffisamment influente pour être dans les livres d’histoire, pouvait-elle se prétendre simple squelettière ?
— Considérez-vous qu’une squelettière ne vaut pas mieux que moi ?
La question la pris de court. Denise avait oublié que Georges pouvait « l’entendre » autant qu’elle pouvait le faire.
— Je. Non. Pardon. Je. Chou, je m’en veux, jamais je n’oserai considérer une personne inférieure à une autre, c’est juste que… je m’enfonce et je vais m’arrêter là.
— Tant mieux, s’émerveilla Georges. Car j’ai besoin de vous…
— Besoin de moi ? s’étonna Denise, s’imaginant lever les sourcils pour accentuer son interrogation.
— Vous pouvez les lever, ces sourcils. Je vous vois, même si nous parlons par télépathie !
— Je. Bien. Chou, je suis perturbée.
— Je le vois bien, Denise. Quand je suis perturbée, j’ai tendance à m’octroyer une petite lichette de whesky !
— Du whesky ? Mon péché mignon ! Ne bougez pas !
Denise rompit le lien avec Georges, s’ouvrant ainsi à la ferveur de la salle. L’orage tendait à se calmer, ce qui encourageait l’humeur à s’améliorer. Elle se précipita donc derrière le comptoir pour s’emparer de sa dernière bouteille de whesky, vieilli en de fût de verre. De quoi lui procurer un arôme sucré et gorgé de « soleil », comme diraient les Pirniens pure souche.
— Un régal, la félicita Georges après avoir porté sa tasse de thé, agrémentée de whesky, à sa mâchoire.
Etonnamment, rien ne coula le long de sa colonne vertébrale. Denise secoua la tête et revint à sa conversation télépathique avec le squelette.
— Je n’ai pas l’accréditation pour l’alcool mais je sais contourner quelques règles quand il le faut, se gaussa Denise, après avoir déposé la bouteille à ses pieds.
— Et c’est bien pour ça que je suis venue vous trouver ma chère Denise !
— Moi ?
— Oui, vous !
— Mais… Chou. Pourquoi ? Enfin. Je veux dire que d’habitude, on me trouve pour régler un problème, trouver une oreille, ou bien avoir une réponse quant à l’avenir. Mais vous ? Qu’est-ce qu’une reine pourrait bien avoir à affaire avec moi ?
— Vous ne savez vraiment pas qui vous êtes, n’est-ce pas ?
Denise fronça les sourcils, perplexe quant à la dernière remarque de Georges.
— Chou, je vous rassure, il n’y qu’une Denise comme moi. Celle qui ne trouve pas ses chaussons le matin alors qu’ils sont au pied du lit. Ou bien celle qui oublie constamment d’acheter du dentifrice. Je ne souhaite à personne d’être comme moi, une véritable catastrophe cette Denise. Et croyez bien qu’à mon âge, j’ai fini par apprendre à me connaître. Tenez, pas plus tard qu’hier, j’ai…
— Je parle de votre don, l’interrompit Georges.
— Mon don ? Don, don, c’est vite dit. Plutôt une petite particularité. Un mini don. Une donilette ?
— On ne vous a donc jamais appris ?
— Appris quoi ? Chou, c’est gentil mais vous y donnez trop d’importance. Même moi je ne m’y suis jamais vraiment intéressée. Ce n’est pas maintenant que…
— Vous savez voir pour les autres mais quand il s’agit de vous-même…
— Chou, ce n’est pas vraiment agréable d’entendre ce genre de choses, commença à pester Denise, une pointe d’agacement dans la voix. Je…
— Une Disir, Denise. Vous êtes une Disir !
— Une Dis… hein ? Non !
Une Disir…
Quelle sottise ! Un brin médium, si elle voulait. Empathe ? Pourquoi pas. Mais une Disir ? Jamais. Les Disirs étaient considérées comme de véritables oracles, des femmes capables de voir le passé, de comprendre l’avenir, de lire le destin. Denise ? Elle se contentait d’offrir un peu de spectacle à ses convives, voilà tout.
Et de ce qu’elle savait, seule une Disir pouvait devenir l’Incarnat d’une nation. Un puissant oracle en mesure de communiquer avec la planète elle-même. Et Georges imaginait Denise pouvoir faire ce genre de … choses ? Elle pouffa de rire. Elle était belle la Disir incapable de se souvenir de son petit déjeuner de la veille.
Pourtant, cette information sonnait comme une évidence en elle.
Non… Georges se trompait.
— Et pourtant, nous continuons de communiquer sans même nous toucher. N’est-ce pas un signe ? persista Georges.
Ses yeux pivotèrent vers ses doigts qui pianotaient sur la table ; elle ne touchait plus la main osseuse de Georges. Lentement, elle revint au visage crayeux de Georges. Denise crut déceler un petit sourire malicieux sur la mâchoire de la squelettière.
— Parfait, maintenant que j’ai votre attention, j’ai vraiment besoin de vous !
Denise ne répondit pas.
— Vous allez me servir d’amplificateur ! J’ai un message à faire passer à l’ensemble de mes congénères squelettiques !
— Un message ?
— Denise, nous sommes à l’aube d’une révolution. Grâce à vous, je vais lutter contre l’exploitation des squelettières et les mener vers leur libération !
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3088 histoires publiées 1358 membres inscrits Notre membre le plus récent est Mimi0210 |