Assise dans la cuisine, devant un bol de café auquel j’ai à peine touché, j’oscille doucement, le front appuyé contre mes paumes ouvertes, l’esprit hanté par les événements de la nuit dernière. Depuis mon réveil, je rumine chaque instant de la soirée avec un sentiment croissant de culpabilité. Je revois mon ivresse solitaire, l’arrivée impromptue d’Arnaud, son émouvante confession, ses caresses délicieuses, balayées, emportées par la réalité triviale de notre corps-à-corps. Je prends conscience qu’il m’aura suffi d’ingurgiter quelques rasades de whisky pour oublier Marco, et tromper Fabrice ; de ses confidences amères au lac, je n’avais, en effet, retenu que la possible convoitise dont je faisais l’objet. Avec quelle jubilation, le soir même, je constatai que mon ami avait deviné juste ! J’attirais enfin le regard, mieux je suscitais le désir ! Mon ego, peu habitué à ce genre d’exercice, n’avait pas résisté. Les mains expertes d’Arnaud et la puissance de l’eau-de-vie avaient fait le reste. Lorsque j’avais compris que tout cela n’était qu’un leurre, il était trop tard, j’avais les pieds tachés de sang, sur l’émail ruisselant de la baignoire.
Sans surprise, je me suis levée avec tous les symptômes de la gueule de bois : bouche pâteuse, langue gonflée à l’hélium, barre au front. Ni l’aspirine ni la douche froide à laquelle je me suis astreinte au saut du lit n’y ont rien changé. J’espérais que le café m’aiderait à dissiper les effets néfastes de l’alcool, mais il m’a juste donné envie de vomir. Dehors, des oiseaux invisibles se querellent tandis que les cloches de Saint-Martin sonnent la fin de la messe : il est midi. J’entends la porte de l’entrée s’ouvrir avec fracas. Les bras chargés, ma mère pénètre dans la cuisine et balance, plus qu’elle ne dépose, ses paquets sur la table. Avec un soupir de soulagement, elle quitte sa veste et commence à déboutonner son corsage.
– Mon Dieu que j’ai chaud !
Depuis quelque temps, maman subit les assauts de la ménopause et les plus spectaculaires d’entre eux se présentent sous la forme de bouffées de chaleur qui la surprennent à toute heure du jour et de la nuit. Ben et moi rions toujours avec délice devant l’effeuillage systématique dont elle nous gratifie chaque fois que lui viennent ces incontrôlables vapeurs. D’une tension de la main, elle lance son chemisier sur une chaise tandis que de l’autre elle ouvre la porte du frigidaire, s’empare d’une bouteille d’eau gazeuse et en boit de longues gorgées sonores. Son regard croise le mien au moment où elle repose le flacon près de mon bol de café.
– C’est à cette heure-ci que tu déjeunes ! On mange dans un quart d’heure !
– Je n’ai pas faim.
– Tu dois manger, Claire ! Je vais te préparer quelque chose.
J’ai des haut-le-cœur à imaginer l’assiette copieuse qu’elle ne manquera pas de me servir, mais je n’ose rien dire, de peur de la vexer. Pour éviter que la nausée me submerge, je me lève et commence à ranger les courses en l’écoutant me raconter les derniers potins du quartier. Même si je ne trouve aucun intérêt à ces bavardages superficiels, j’ai conscience qu’ils donnent à ma mère le sentiment de partager quelque chose avec moi. Elle est d’autant plus volubile qu’elle s’en veut de sa nuit de vagabondage dans les bars de la ville. Si elle pouvait se taire, poser ses yeux sur moi et sentir ce qui m’arrive…
Comme prévu, le repas à peine terminé, j’ai filé tout droit aux toilettes, délivré mon estomac de la sollicitude maternelle. Recroquevillée au bord de mon lit, je suis de nouveau en proie aux ruminations de ce matin, plus mal en point que jamais. Si seulement j’avais quelqu’un à qui parler… dans un sursaut, je décide d’aller voir Véro. Je m’en veux de l’avoir envoyée balader hier après-midi et j’ai peur de lui confier ma lamentable expérience, de lui avouer ce que j’ai été capable de faire, mais qui d’autre saura écouter mes tourments, sans juger ni faillir ?
Lorsque je sonne à la grille de la maison bourgeoise, protégée par ses hauts murs et sa haie de thuyas, c’est sa mère qui me reçoit. Un sécateur à la main, elle m’accueille en souriant, légèrement surprise.
– Claire ! Tu viens voir Véro ?
– Oui, bonjour.
– Ne fais pas attention à ma tenue, j’étais en train de tailler mes rosiers.
Lentement, elle ôte ses paumelles de cuir, les glisse dans une poche de sa blouse puis remonte d’un mouvement gracieux quelques mèches de cheveux qu’elle porte en chignon serré sur le bas de sa nuque. C’est Véro, les rides et la mélancolie en plus.
– Véro n’est pas là. Fred et elle sont partis avec Georges hier soir.
– Georges ?
– Oui, son petit ami.
Je suis abasourdie ! Véro sort avec un garçon et elle ne m’a rien dit ! Devant mon air déconfit, madame Mace esquisse un geste de réconfort.
– C’est récent tu sais, je suis sûre qu’elle t’en parlera le moment venu.
– Où sont-ils partis ?
– Ils passent le week-end à Aix, ils seront de retour demain dans la soirée. Veux-tu lui laisser un message ?
– Non, ce n’est pas la peine. Je la verrai lundi. Au revoir, madame.
– À bientôt, Claire.
Je reste plusieurs minutes désemparée devant le portail que madame Mace vient de fermer. L’esprit confus, je songe aux événements survenus ces dernières vingt-quatre heures en proie à une multitude de sentiments antagonistes. Qui sont réellement ces amis que je pensais connaître ? Des menteurs ? Des manipulateurs ? Un camarade tendre et affectueux se transforme en furie menaçante, un coureur de jupons en bisexuel opportuniste et ma sœur, ma jumelle me tait ses secrets, me dérobe sa confiance ! Et moi ? Qu’est-ce que je cherche ? Suis-je vraiment si différente d’eux ? Un grincement interrompt brutalement mes interrogations : la mère de Véro m’observe, déconcertée, par l’entrebâillement de la porte.
– Tu es encore là ! Quelque chose ne va pas ?
– Non, ce n’est rien. À plus tard.
Je démarre en hâte, sans savoir où je vais, mue par le désir d’échapper à la gêne qui me plonge, chaque fois que je suis prise au dépourvu, dans des états d’inquiétude et de fébrilité extrêmes. J’erre longtemps à travers les rues de la ville, guidée par le flux tranquille de la circulation. Les faubourgs se succèdent au fil des artères que j’emprunte. Au détour d’un croisement, les senteurs d’un jardin me saisissent tandis que les dédales ombragés du centre se profilent. Je vais au hasard, arpentant les ruelles au ciel de charpentes, roulant sur les pavés disjoints, la pointe de mes pieds frôlant les caniveaux irisés d’eau de pluie. Mon errance s’achève près du grand escalier de la bibliothèque municipale dont l’imposante façade se dresse, fière, dans sa robe à la coupe haussmannienne. De l’autre côté de la place siège la cathédrale, délicatement parée de dentelles gothiques et de nobles vitraux. Malgré l’affreux manteau que lui tisse un siècle de pollution, c’est elle la souveraine ; drapée comme une veuve noire, sa silhouette répand son ombre majestueuse sur la vieille cité.
Dans la salle d’étude, un homme seul, aux épaules voûtées, est assis à l’une des grandes tables en noyer qui garnissent la pièce. Il est penché sur un livre d’un autre âge, couvert d’enluminures chatoyantes et dorées. Le blanc immaculé de ses cheveux hirsutes tranche avec le bois sombre du mobilier, singulière tache de lumière dans ce camaïeu d’anthracite. Au-dessus des pages, les mains vêtues de gants jouent une symphonie mystérieuse, caressant l’invisible, effleurant l’air de leurs doigts crochus. Fasciné par l’illustre ouvrage, l’aîné semble imperméable au monde qui l’entoure autant qu’amnésique à sa propre existence. Je l’envie. Avisant un fauteuil libre dans un coin de la bibliothèque, je m’installe avec les bouquins, choisis quelques minutes plus tôt. D’ordinaire, je repars aussitôt, les bras chargés des livres que je viens d’emprunter, impatiente de retrouver ma chambre, mais aujourd’hui, je sais que je n’y trouverai pas la paix. Le souvenir de la nuit dernière y a laissé des traces ; j’ai besoin d’un espace vierge où mon esprit peut cavaler à sa guise, sans obsessions ni questionnements stériles.
Je saisis le premier volume reposant sur la pile que j’ai formée à côté de moi. La reliure est abîmée et la quatrième de couverture annonce, laconique : « On connaît le célèbre apologue chinois : Tchouang-Tseu rêve qu’il est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-Tseu ? ». Le hasard a bien fait les choses en déposant entre mes mains ce roman insolite. Dès les premières lignes, le duc d’Auge me prend en croupe sur son fidèle Démosthène, un percheron bavard avec lequel il aime à s’entretenir quand son frère de songe invite deux campeurs égarés à déguster un glass d’essence de fenouil et d’eau plate. C’est gai, d’une fantaisie savoureuse, d’une inventivité déconcertante. L’enchantement est immédiat : j’oublie tout, fascinée, ensorcelée par la magie bienfaisante de cette fable qui m’entraîne loin de ma vie si terne. Une pression courtoise sur mon omoplate me délivre soudain de l’envoûtante narration ; c’est la dame des prêts venue m’annoncer la fermeture. Je ne me suis pas rendu compte de l’heure, j’étais ailleurs, dans un monde parallèle, ludique et merveilleux. À contrecœur, je me lève et rassemble mes affaires, la tête encore emplie des rêves de mes nouveaux amis. Le ciel dehors s’est chargé de nuages.
De retour à la maison, je constate, dépitée, que rien ici, n’a changé. Aucun magicien n’est venu transformer le décor dans lequel j’évolue jour après jour : les persiennes sont closes, le jardin, une friche permanente, ma mère, invisible sous les couvertures. La pluie, qui se met à tomber, fait écho à la morosité des lieux. Dans la lumière grise que diffusent avec parcimonie les fenêtres obstruées, la grande baraque pleure de désolation. J’aimerais avoir la folie d’un Queneau pour extraire de cette réalité autre chose que ce qu’elle me donne à voir. Je monte sans allégresse jusqu’à ma chambre, plus cafardeuse que ce matin. La parenthèse enchantée de la bibliothèque a disparu, envolés la péniche et Lamélie, les voyages dans le temps et le cheval philosophe. Chaque fois que le chagrin me gagne, je me terre sous les draps, tremblante, affligée, sans autre désir que celui de me perdre dans un sommeil qui ne s’invite jamais. Au fond, je ne suis pas bien différente de ma mère, je me cache et m’enveloppe à la moindre occasion, cherchant ailleurs, dans les rêves ou les livres une raison d’exister.
Je sors de ma torpeur au son d’un moteur qui ronronne. Une voiture stationne en bas. La grille se ferme dans un bruit de crécelle, des pas impatients résonnent sur le dallage du vestibule puis dans l’escalier, une porte claque sur le palier. C’est Ben. Je reconnais sa façon particulière de se déplacer lorsqu’elle est en colère. Visiblement, son week-end chez Édouard a tourné au vinaigre. Sans être banale, cette situation est assez récurrente pour que ni ma mère ni moi ne réagissions plus à la scène. Comme d’habitude, des cris et des pleurs résonnent sans tarder de l’autre côté de la cloison. Je laisse passer l’orage en comptant mentalement les secondes jusqu’à la délivrance, comme une nonne égrène son chapelet de nacre. Ben finit par se calmer après de longues minutes et le silence règne à nouveau en maître au sein de notre maison.
Je profite de la quiétude retrouvée pour me laisser capturer à nouveau par les songes. Au sein de cet univers parallèle, mon triste quotidien croise bientôt le chemin des romans que je pioche au gré de mon humeur, sur les étagères de la bibliothèque municipale. Livrée au sommeil, ma vie se peuple alors de créatures étonnantes et de familiers profils. Une nuit, je deviens capitaine, mon lit est un vaisseau mystérieux et je chasse sous les flots de mes draps de tentaculaires monstres. Une autre, ma sœur en amoureuse orgueilleuse et rebelle, se brise l’astragale en sautant du balcon. Dans la classe de mathématiques, le portrait de Vanderbrott s’alourdit de ses vices tandis qu’il continue de vivre une éternelle jeunesse et notre chat sans nom, si beau, si tranquille, se transforme en démon, me cloue au pilori en dénonçant mon crime caché dans la cloison. Je ne sors jamais tout à fait indemne de ces voyages fantasmagoriques ; longtemps après la nuit, mes rêves me hantent, décousus et fragiles, tremblant dans ma mémoire, éphémères images, instables impressions qui meurent doucement dans la journée qui vient.
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