« Qu’elle est longue, cette journée…», marmonnai-je dans un souffle lorsque ma pause achevée, je me trainais jusqu’à mon établi. Elles filaient dans le vent ces derniers temps, alors pourquoi un tel ralentissement ? Aujourd’hui particulièrement ? Moi qui étais si enthousiaste à la perspective de me prouver à tous, là-bas, et qui surtout caressais la perspective de pouvoir retrouver grâce à ses yeux, à elle. Par bonheur, c’est en songeant au recouvrement possible de ma modeste gloire et à mon amie, que je tombai comme en hypnose, vagabondant dans mon esprit, délaissant mon corps qui se mouvait tel un automate. Cet état des plus étranges, que beaucoup d’autres que moi connaissent, me mena bien vite à la sortie de l’usine. Je me hâtai jusqu’au théâtre, ne toussotant à l’occasion qu’une paire de fois, faisant fuir un couple d’oiseau que je rencontrai caché dans un petit fourré que je dépassai. Les larges portes bleues poussées, je pénétrai dans l’enceinte mal éclairée. Au loin, j’entendais vibrer une lyrique voix, mais ne parvenais pas à discerner le sens de ses exclamations, qui pourtant me semblaient familières. Je m’approchai silencieusement et, passant la tête par l’encadrure d’une petite porte en fond de salle, je l’aperçus enfin. Elle, mon amie, était là sur scène aux côtés d’un jeune homme sur lequel jamais mon regard ne s’était encore posé.
C’étaient mes lignes qu’il clamait. Les faisait-il sonner mieux que moi ? Non, pas le moins du monde. Lui, à ma différence, n’était pas interrompu par de maudits crachotements dignes d’un tuberculeux. Ironiquement, concevant cette idée, une nouvelle quinte plus forte cette fois, me surprit, attirant sur moi quelques quatre ou cinq regards renfrognés, m’adjurant en silence de cesser mon brouhaha solitaire. Je me retirai dans une pièce adjacente, le temps de me reprendre, méditant en même temps sur ce soudain remplacement. Je savais que mon rôle allait et devait être donné à quelqu’un d’autre, mais tout de même, si vite ? Je m’imaginais très secrètement que ce rôle resterait vaquant plus longtemps, faute de talent approprié dans la troupe. Peut-être même pourrait-on attendre mon retour, qui sait ? Ces fugaces idées n’étaient que le fruit de mon égo ; et celui-ci venait d’être touché, bien que jamais je ne l’aurais admis. Le pire survint quelques instants plus tard lorsque, m’apprêtant à me produire à mon tour, je rencontrai mon amie en compagnie de cet étranger. Me tournant le dos, je l’interpelai. Elle me fit face, d’abord inexpressive, elle afficha progressivement un sourire contracté, qui ne paraissait que faux. Je lui demandai si, mon tour venant, elle pouvait rester et observer ma prestation. « Bien sûr » me garantit-elle sans hésitation dans la voix. Je me dirigeai alors sur scène, et entrepris de reconquérir mon prestige. J’étais, en y repensant, réellement transporté ; je me sentais déphaser avec le vrai moi et peu à peu, devenir quelqu’un d’autre. C’est une formidable expérience, aussi stimulante que terrifiante, l’on se sent comme caché, tapi derrière un autre visage. C’est cependant soi-même que l’on incarne, seulement, ce sont les parties de nous même qui nous sont intimement inconnues et ainsi, il est impossible de se reconnaître.
Je trouvais, à l’aboutissement de mon intervention, le même éclat qu’autrefois dans les pupilles de mes camarades. Notre ami à haut-de-forme lui-même vint me gratifier d’un coup de nageoire sur l’épaule, souriant de passion, transporté par celle que je lui avait transmise ; le tableau que j’avais dressé pour eux était éclatant, impactant, cela se percevait sur leurs visages. Le mien (de visage comme de tableau) était sombre. Une chose m’avait frappé dès la fin de la représentation. Mon amie était absente ; elle qui pourtant devait être là, ne l’était pas. Aussi, je demandai au hasard si une âme quelconque l’avait vue, ce à quoi l’une d’elles me répondit qu’elle l’avait aperçue partir il y avait de cela quelques minutes. Seule ? Non, of course…accompagnée de l’Etranger. Touché de déception, je quittai les lieux escorté par le Victorien qui me promettait « d’intenses rôles à venir, si tu guéris complètement », selon ses dires. Cette promesse, si savoureuse fut-elle, parut tomber en cendre dans ma bouche. C’est donc accompagné d’un amer goût je regagnai ma tanière.
Nous nous trouvions alors à moins d’une huitaine de jours avant la représentation finale. Mon rôle, de part le peu de complexité qu’il offrait, était fin prêt ; aussi, n’avais-je plus qu’à attendre l’ultime répétition qui devait se tenir la veille du grand jour. Je n’avais de cette manière, qu’à me reposer (autant que cela m’était possible), en vue de me ménager afin d’éviter le risque toujours présent d’une rechute maladive. C’est donc en demi teinte que j’abordais cette période. Je me levais parfois en de bonnes dispositions puis, déjeunais dans de mauvaises pour en rencontrer de meilleures en chemin, et finalement atteindre un palier apathique, que je trainais comme une entrave jusqu’à l’épuisement le soir venu.
Une fois seulement je croisai mon amie, de loin, et par mégarde dans la rue. Elle était assise dans un café, visiblement amusée par la compagnie du désormais bien connu Etranger. L’apercevant, je me détournai prestement et empruntai une allée parallèle, m’abandonnant à la fière répulsion que m’inspirait cet individu. Je poursuivis ainsi ma route, ne sillonnant que de petites ruelles, en accord avec la mesure de mon comportement. Ayant retrouvé le confort de mon logis, qui me paraissait plus étroit que peu auparavant, je tentai de tromper mon inconfort spirituel en m’attablant, tenant ouvert un bon ouvrage de la main droite et, de la main gauche, un joli verre empli d’un sirupeux liquide aux reflets ambrés. Quelque peu saoulé par la liqueur, je refermai le livre avec attention, le déposai non loin et entrepris la rédaction d’une lettre à l’adresse de mon amie, les spiritueux me possédant ayant la fâcheuse habitude de tirer en moi la fibre artistique. Rien n’y faisait cette fois ! L’accouplement de mes confuses idées et de mon maladroit poignet ne donna naissance qu’à de viles proses mal façonnées dans le fond comme dans la forme. Froissé, je transmis mon état à celui de la feuille tâchée que je tenais sous mes doigts, et l’envoyai planer à l’autre bout de la pièce, soutenue dans son vol par la même plume qui l’avait marquée. Ce fut là le dernier acte notoire que j’entrepris durant cette instable période. Le lendemain devait se tenir la répétition générale, aussi décidai-je d’abandonner à la nuit la tâche de remettre de l’ordre dans mon esprit.
Après bonne réflexion, je me dis chers spectateurs, qu’il est bien inutile de m’accaparer encore de votre précieux temps en vous narrant le déroulé de cette dernière répétition. Sachez seulement qu’elle ne fut pour moi qu’une formalité, rien n’étant à changer dans l’incarnation de mon rôle. J’aidai un ou deux de mes camarades les plus en difficulté et proposai au Victorien un changement de dernière minute concernant un décor que je trouvais superflu, et qui fut adopté, m’offrant par la même l’inimitié du créateur des susdits ornements. Cela fait, je m’éclipsai tandis que ma distante amie et mon proche Etranger se préparaient à leur tour à se produire. Pour quelle raison ? Pour la même qui fait commettre tant d’erreurs à ceux de mon espèce : la grande fierté des petits Hommes.
Passons désormais à la plus importante partie de ce chapitre, celle qui concerne ma chute ; la sienne je la décrirai plus loin.
« Le grand jour est arrivé ». C’est ce que je prononçai sarcastiquement d’une voix endormie lorsque, me redressant dans mon lit, je frottais mes pieds bleuis l’un contre l’autre, dans l’intention de les réchauffer. Cette action une fois menée avec insuccès, c’est en m’appuyant sur ces deux petits blocs de glace que je me dirigeai vers mon bain, nourrissant le dessein de nous immerger mes deux icebergs et moi, dans des eaux d’une température plus tropicale. Une trentaine de minutes plus tard, mes pieds ayant repris leur couleur naturelle, je sortis de cette baie exotique et m’habillai rapidement. Cela fait, je fermai solennellement la porte de mon appartement, descendis gravement les pâles marches et enfin, me retrouvai dehors. Le ciel gris, les murs délavés et le sol noirci encadrant cette longue allée que j’empruntais prêtaient à l’atmosphère un air positivement mélancolique.
Quelques heures s’écoulèrent et enfin, la représentation débutait.
La salle comptait peut-être une centaine de personnes assises sur les sièges cramoisis ; pour être honnête, je ne m’attendais pas à devoir affronter une telle quantité d’yeux inquisiteurs. Je commençais à perdre mes moyens lorsque, la lumière se faisant sur scène et les ténèbres avalant le public, les premiers comédiens ayant l’air à peine plus sûr que moi, posèrent de fébriles pas sur scène. Tout se passa pour le mieux pour eux, tout comme pour les seconds et pour les troisièmes…Arrive le tour de mon amie. Elle s’avance avec assurance et grâce sur les planches, ne semblant pour rien au monde ébranlée par la masse scrutatrice du public, dissimulée dans l’obscurité ambiante, formant un opaque groupe d’ombres cauchemardesques. Elle paraît glisser sur le sol, flottant comme un esprit, non, comme un ange, venu sur Terre pour illuminer les cœurs assombris. Le mien cependant, s’obscurcit à son contact, il s’emplit de chagrin et de regrets. J’aurais alors voulu qu’elle soit là, me rassurant moi qui depuis le début de ce drame, lutais contre le poison de l’angoisse. Je souhaitais ardemment vivre ce moment avec mon amie, mais elle était loin à présent ; tous ces efforts, je les trouvais vains maintenant, seul et privé de passion.
Tout comme elle fit son apparition, c’est dans une contenance toute spectrale qu’elle quitta la scène à l’entracte. Passant tout proche de moi, elle me gratifia d’un léger frôlement d’épaule et d’un petit mais distinct hochement de tête qu’elle exécuta lorsque nos regards se percutèrent. Sans doute était-ce là sa manière d’initier un pas dans ma direction, et de briser cette couche d’indifférence qui nous séparait ; je ne réagis malgré tout, pas à cette approche et restai de marbre face à elle. Ce n’était cette fois pas la fierté qui me glaçait, mais la peur, la même qui m’avait assailli tant d’années auparavant, lors de ma première expérience théâtrale. Elle revenait me hanter maintenant, alors que je n’étais qu’à quelques minutes du grand moment ; le rideau une fois relevé, mon tour était venu. J’attendais là, dans la pénombre, affublé de mon costume bariolé, seul et désemparé, toute force m’abandonnait. C’est alors que, me sentant faiblir, l’Etranger sortit de nulle part et offrit à ma vue le visage amical qu’il arborait. « Fait-les rêver », me murmura-t-il comme si nous nous connaissions depuis trois ou quatre décennies.
Oubliant à l’instant mes rancœurs envers lui, je me ressaisis, le remerciai et repris enfin empire sur moi-même. Le rideau fut levé, le souffleur, d’un mouvement du doigt m’ordonna d’enter en scène et ainsi, je m’exécutai. Tous ces regards posés sur moi, loin de me diminuer, ils me procuraient un sentiment d’importance : le public m’attendait, la troupe, mon amie, l’Etranger, le Victorien même, ils comptaient sur moi. Le silence se fit, une lumière vint m’envelopper, j’étais l’Ange à présent. À peine ce clair halo finissait-il de m’étreindre complètement, que je tombai dans l’obscurité ; mon autre moi avait pris possession de ma carcasse. Je ne refis surface qu’en fin d’acte, alors que déjà, je regagnai les coulisses sous les félicitations de mes deux camarades de scènes qui, de leurs petits bras me démontrèrent leur joie en les enroulant autour de mon pauvre cou.
J’avais tenu mon rôle avec éclat, ce qui me valut un sincère sourire de mon amie, suivit d’une affectueuse accolade. Elle devait alors regagner la scène et ajouter la touche finale au chef-d’œuvre que nous tous, avions dressé sous les yeux ébahis du public. Je l’invitai donc à y aller et en profitai pour lui glisser un tendre baiser sur le front. Je retrouvai ma loge, sans assister à sa performance, je lui faisais entièrement confiance, aussi décidai-je de me retirer.
La chute arrive, prenez patiente !
Observant mon reflet dans la glace tandis que je me démaquillais, je songeais à mon amie, confiant et porté par notre prochaine réconciliation. Cette accolade et ce sourire ne pouvaient être que d’heureux présages de la fin de notre silencieuse dispute, après tout. Soudain, j’entendis les lointains applaudissements du public, j’en déduis alors que la pièce devait être finie. Après m’être débarrassé du collant maquillage qui depuis des heures me tenait si chaud, je me levai donc et me dirigeai gaiement vers les coulisses, espérant y retrouver mon amie et le reste de cette troupe disparate, si chère à mon cœur. Ma chute se produisit lorsque, en plein élan, je remarquai du coin de l’œil deux silhouettes enlacées, partiellement cachées par la porte mi close d’une des loges que je dépassai. Je m’approchai à pas de loup, pensant apercevoir deux membres de la troupe qui avaient vu leur secrète amourette révélée à leur insu depuis déjà un certain temps.
Quelle déception ce fut. Elle me déchira, me laissant mutiler sans espoir de guérison. Cette déchirure ne cessa depuis de suinter, et quelle aigreur dans ces écoulements ! Là, s’étreignant, pensant sans doute être seuls, mon amie et l’Etranger laissaient libre cours à leurs envies, ne perçant le silence que par de sourds mugissements provenant du fond de leurs si proches poitrines. Ainsi rendu, je retournai à ma loge, pris mes quelques affaires et quittai le théâtre, traçant derrière moi une sanglante piste menant droit à ma tanière.
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