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La Nouvelle-Orléans, 2 octobre.

Je l'attends comme d'habitude dans un café branché du quartier français.

Hier, j'ai été présentée réellement à la société vampirique. Le Prince nous a reconnus officiellement, moi et les membres de ma nouvelle coterie, sous le regard de ma Dame. Ce fut une cérémonie spéciale, stressante, mais surtout notre premier pas dans la Danse Macabre, ce monde sans merci qui me détruira à la première occasion.

J'avais besoin de me ressourcer après cette épreuve, alors j'ai proposé à Althéa de boire un verre. La voir me ferait le plus grand bien. Malgré la mission donnée par la plus haute instance locale, je me suis accordé une heure en début de nuit pour partager un moment avec l'élue de mon cœur.

Il est hors de question que leur parle d'elle. Ça la mettrait en danger immédiat. Althéa doit être mon plus grand secret. La perle qui me permet de ne pas complètement céder à ma Bête. Celle qui me raccroche à mon humanité perdue. La raison de ma non-vie.

En contrepartie, je dois accepter de lui mentir pour toujours. Elle ne saura jamais ce que je suis devenue. Le prédateur que je suis, alors qu'elle fait partie du gibier. Mon affection restera contre-nature. Je ressens une réelle tristesse de ne plus pouvoir être honnête avec elle. Mais c'est pour son bien.

La nuit dernière, j'ai tué deux hommes.

Deux gangsters, qui étaient venus attaquer un homme chez lui à quatre contre un. Mon aura a convaincu l'un d'entre eux d'abattre son partenaire dans le dos. Il n'a eu aucune chance. Pour remercier celui qui avait commis ce forfait, je l'ai fait venir avec moi dans les toilettes. Je l'ai serré entre mes bras, niché mon nez dans le creux de son cou, percé sa chair tendre de mes crocs, et bu goulûment le nectar sacré de ses veines. J'ai ressenti son frisson de joie au moment où il s'offrait à sa maîtresse du soir. Il n'a pas cherché à se débattre alors que la vie s'échappait de lui à longs flots. Il a perdu connaissance, mais je l'ai maintenu contre moi, tendrement. Jusqu'à la dernière goutte.

Pour la première fois depuis des mois, je ne ressentais plus cette faim dévorante, lovée au fond de mon ventre. La Bête était repue, comblée. Pour un temps seulement.

J'ai aussi vu un de mes camarades abattu par plusieurs coups de feu. Malgré notre nouvelle condition, nous ne sommes pas invincibles. Notre manque de cohésion aurait pu signer notre perte.

Je secoue la tête pour en chasser ces images terribles.

Je me concentre quelques instants pour que le sang qui coule en moi afflue à mon visage. Je retrouve un teint de peau naturel, et surtout, je me remets à respirer. Plus rien en moi ne suggère que je suis un cadavre ambulant.

Comme à chaque fois, je l'attends en regardant nos photos sur mon téléphone. Un temps pas si lointain où mon cœur s'emballait quand j'effleurais sa main de la mienne. Un temps où mes lèvres venaient rencontrer les siennes à la lumière du soleil d'une plage. Un temps où elle ne m'avait pas encore larguée.

A travers la vitre du café, je vois passer ses longs cheveux noirs, ses yeux bridés de la même teinte. Elle porte une veste brune, une courte robe bleu sombre et des collants opaques couleur d'encre. Althéa est toujours aussi belle, à s'en damner. Elle me cherche du regard, et vient rejoindre ma table, avec un léger sourire.

Immédiatement, je suis consciente que quelque chose ne va pas. Elle ne rayonne pas autant que d'habitude. L'éclat de son rictus joyeux sonne faux.

-Salut Amelia, lance-t-elle doucement. Contente de te voir.

-Bonsoir, Althea. Comment ça va ?

Je me rends compte que je souris, malgré ces nuages autour d'elle. Je suis heureuse de la voir. Son petit minois suffit à me soulager.

-Ça va, ça va, ment-elle en appelant la serveuse. Un Bloody Mary s'il vous plaît.

Un long frisson descend le long de ma colonne vertébrale. Je sens cette faim en mon sein, qui se réveille à la seule évocation du sang. Je dois me contenir.

-Comment ça se passe en ce moment, au musée ?

Je vois sa mâchoire se crisper une seconde, puis elle retrouve son sourire.

-Tranquillement. Nous avons de nouvelles pièces qui vont bientôt arriver.

Et elle n'en dit pas plus. Elle qui d'habitude parle en détail de sa vie, de son travail, d'elle. Son silence m'inquiète, et je fronce légèrement les sourcils. Je plonge mes yeux dans les siens, pour comprendre sa gêne, mais elle me fuit ostensiblement. Pendant quelques secondes, elle joue distraitement avec une des cacahuètes qu'elle a pris dans la coupelle sur la table.

-Ta boutique marche ? Comment va Rebecca ? me demande-t-elle.

C'est la première fois qu'elle me demande des nouvelles de mon employée. Et elle esquive toujours mon regard.

-Nous faisons de bonnes ventes. La clientèle est fidélisée, je suis optimiste pour l'avenir. Becca s'est bien adaptée, heureusement qu'elle est là. J'avais bien besoin d'aide, je ne m'en sortais plus, toute seule.

Quand j'ai utilisé ce surnom, j'ai surpris une petite réaction sur le visage d'Althéa. Elle en a semblé vaguement agacée. Était-ce une pointe de jalousie ?

Pendant quelques instants, je cherche de quoi discuter. D'habitude, c'était toujours fluide, même depuis notre séparation. Mais cette fois, la situation était bizarre. Je ne pouvais pas lui parler de ce que j'avais sur le cœur, et elle ne dirigeait pas la conversation. J'avais même la sensation que notre rencontre l'ennuyait.

La serveuse arriva à point nommé. C'était une grande blonde au visage doux, assez mignonne. Elle tendit son cocktail à Althéa avec un sourire aimable. Celle-ci prit le verre d'un air absent.

Alors que sa manche remontait en suivant son mouvement, j'ai vu sur son avant-bras un bleu de belle taille.

Immédiatement, j'ai perdu pied. A voir son sang ainsi répandu, même sous sa peau, j'ai senti la Bête faire un bond en moi. Je me suis imaginée dans le lit qui nous a accompagnées toutes ces années, à sentir sa peau contre la mienne, retrouver cette harmonie qui était la notre. Voir à nouveau les courbes gracieuses de son corps que je connais par cœur, les parcourir de mes mains. Sentir son parfum préféré au patchouli sur sa peau pâle, alors qu'elle se cambre contre moi. Et au moment de son orgasme, plonger mes crocs dans la chair souple de son cou. Boire le nectar cramoisi qui fait battre ce cœur que j'aime tant. Décupler son plaisir alors que cette extase se transmet à moi.

Un long frisson me ramène à la réalité alors que je me mordille la lèvre d'envie. Je ne peux pas me laisser aller comme ça. Il est hors de question que je me nourrisse d'Althéa. Elle m'est beaucoup trop précieuse. Je dois la préserver de tout ça, même de moi.

Mais une autre idée m'arrive à l'esprit, obsédante.

-Comment tu t'es fait ça ?

-Ça quoi ?

-Ton bras.

Althéa sursaute à vue d’œil. Elle se perd un instant dans son cocktail, dont elle prend une gorgée.

-R-rien d'important.

Sa voix chevrotante ne me met que d'autant plus la puce à l'oreille.

-J'insiste.

Elle prend une longue inspiration.

-C-ce n'est rien vraiment. Ma copine m'a tenu le bras un peu fort.

-Pardon ?

Mon ton est un peu plus sec que je ne l'aurais voulu. J'ignorais qu'elle avait retrouvé quelqu'un.

-Elle est un peu... possessive dirons nous. Quand elle venue au musée hier, je discutais avec Jenny, la secrétaire. Le soir venu, elle m'en voulait un peu. On s'est disputées, et elle m'a attrapée par le bras alors que je partais dans la chambre.

-Elle a osé lever la main sur toi ?

-Elle ne pensait pas à mal, vraiment ! Elle n'a pas fait exprès, elle s'est beaucoup excusée ce matin.

Althéa fait une grimace, et me regarde dans les yeux pour la première fois depuis le début de la discussion. Je reconnais son air troublé, elle n'est pas bien sûre de ce qu'elle dit.

-C'est quelqu'un de formidable, vraiment, même si elle est un peu impulsive. C'est parce qu'elle tient beaucoup à moi, tu comprends ? Elle a eu un peu peur, il faut avouer que Jenny est plutôt mignonne.

Elle boit à nouveau une gorgée, alors que mon regard la fixe sans sourciller. Mon esprit est focalisé sur tout détail qu'elle pourra me donner.

-Notre relation est un peu différente de quand j'étais avec toi. Elle est plus indépendante, nous sommes moins fusionnelles. On se dispute un peu plus, mais elle sait aussi se montrer douce et tendre quand il faut.

Althéa ose à nouveau chercher mon regard, et je la sens hésitante.

-Je ne sais pas ce que je préfère... La manière dont on vivait, ou cette relation là. Après, c'est tout nouveau, il faut qu'on apprenne à vivre ensemble. C'est normal, non ?

-Comment tu m'as dit qu'elle s'appelle, déjà ?

Elle plisse légèrement les sourcils, suspicieuse. Mon ton était peut être un peu trop inquisiteur.

-Je ne crois pas te l'avoir dit...

J'attends patiemment qu'elle en dise plus, mais elle en reste là. Ma frustration ne fait que grimper. Je sens la Bête gronder en moi. Elle demande du sang, et pour une fois, je serais tout à fait disposée à lui en fournir.

-Écoute... Laisse moi un peu de temps, d'accord ? On a été longtemps ensemble, il faut bien que je m'adapte à quelqu'un d'autre. Mais je suis contente pour le moment, vraiment. Je ne regrette rien.

Son ton me laisse penser le contraire. Elle porte machinalement la main à son pendentif, que je lui ai offert il y a des années. Plus que jamais, mon affection pour elle est prête à déborder. Mais je dois la retenir, coûte que coûte.

Althéa pose sa main sur la mienne, et m'adresse un pauvre sourire qui se veut rassurant. Je sens un long frisson descendre dans mon dos, alors que je me plonge corps et âme dans ses yeux noirs bridés. Je pourrais rester ainsi des heures, même si je ne suis plus sienne.

Je n'ai qu'une pensée à avoir, et ma chère et tendre serait entièrement à ma merci, captivée par mon aura vampirique. Comme mortelle, elle ne pourrait rien faire pour y résister. Je deviendrais tout ce qui existe pour elle, la source de son bonheur, et le centre de son attention. Elle serait à nouveau mienne, sans doute possible.

Elle retire sa main dans une douce caresse, et termine son cocktail.

-Je ferais mieux d'y aller. Fais attention à toi, d'accord ?

Althéa pose quelques dollars sur la table, et se relève. Elle jette un dernier regard vers moi, un léger sourire, puis elle se détourne, et passe entre les tables vers la sortie. Je ne peux détacher mon regard de son dos tant qu'elle est encore dans mon champ de vision. Puis finalement, elle n'est plus là. Le monde vide pèse à nouveau sur mes épaules.

Je sais que je devrai le vomir dans peu de temps, mais je fais tourner mon Sazerac dans son verre, et j'en prends une petite gorgée. Il faut que j'appréhende ce qui vient de se passer.

Elle s'est trouvé quelqu'un d'autre. C'était inévitable, pour une fille aussi formidable qu'elle. Mais je ne m'attendais pas à ce que ce soit si tôt, ça fait moins d'un an qu'elle m'a jetée. Cette nana semble maladivement jalouse, elle risque d'être un problème. Il est hors de question qu'elle m'éloigne d'Althéa.

Et elle a osé lui faire du mal. La Bête se révolte en mon sein à cette idée, et la prédatrice que je suis reprend le dessus. Je vais rendre une petite visite à cette fille, et avoir une sérieuse discussion entre quatre yeux. Je ne laisserai pas Althéa s'enfermer dans une relation toxique. Et s'il faut que je sois la méchante pour la protéger, alors qu'il en soit ainsi.

Je saisis mon smartphone, enfonce un écouteur dans mon oreille, et mets en lecture sa chanson préférée. Du bon vieux métal. Pendant ce temps, je fouille ses réseaux sociaux. Althéa n'en a jamais été une grande fan, mais c'est la seule piste que j'ai. Et c'est un chou blanc total, aucune photo depuis plus d'un mois, une cinquantaine de contacts féminins... Je vais devoir faire autrement. Peut être la suivre à la sortie du musée pour déterminer où elle habite, et espérer voir cette garce qui lui fait du mal ?

Mes lèvres s'étirent en un rictus malsain. Pour la première fois, l'idée de faire du mal à quelqu'un m'est agréable. Mais c'est pour le bien de quelqu'un à protéger, alors je suis toujours du bon côté de la ligne rouge. Je ne suis pas comme ces bêtes littéralement assoiffées de sang que j'ai rencontré à l'élysium. Je ne me réduis pas à cette extrémité par envie ou par goût, mais par nécessité.

Ma playlist passe à une autre chanson, celle où Althéa et moi nous sommes embrassées pour la première fois. Mes pensées reviennent immédiatement à elle, et aux mots qu'elle m'a adressée ce soir. Elle à toujours de la tendresse pour moi, voire même un peu plus. Cela me met du baume au cœur, de savoir qu'elle tient toujours à moi. Peut être même qu'un jour, je pourrai la reconquérir.

Puis l'horreur me frappe en plein cœur : plus jamais nous ne pourrons être amenées à vivre notre amour. Elle ne doit surtout pas découvrir que je suis devenue une vampire. Ce serait son arrêt de mort, d'autres l'utiliseraient pour m'atteindre, ou pour porter préjudice à ma Dame ou à Mère. Et puis, qui pourrait aimer une créature comme celle que je suis maintenant ? Si elle revenait vers moi, je ne pourrais jamais lui apporter satisfaction.

Décidément, cette soirée était bien sombre. Et elle ne faisait que commencer.


Texte publié par Yohko, 28 novembre 2022 à 16h15
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