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Histoire publiée dans le webzine Absinthe n°13 !

Keïla attrape un grimoire en souriant. Elle lit le sort avec attention et se met en position, les pieds bien à plat sur le sol, une main en l’air et l’autre posée sur son talisman pendu à son cou. Elle réalise que son collier n’est plus là. Son sourire disparaît et elle a l’impression qu’un gouffre s’ouvre sous ses pieds. D’un regard légèrement hagard, elle balaye son salon. Comme d’habitude, la pièce principale de la maisonnée est un vrai capharnaüm. Avec des gestes hésitants, elle soulève les grimoires qui s’empilent précairement sur le bureau. Elle retire les parchemins en les secouant, espérant que son porte-bonheur en tombe. Les secondes passent et ses gestes deviennent de plus en plus saccadés alors qu’elle cherche dans les recoins les plus improbables. Sa capacité à mettre le bazar la surprendra toujours.

— Matagot, où es-tu ?

Un chat noir ouvre un œil argenté dans un coin sombre d’une étagère. Avec souplesse, il descend pour prendre place sur le bureau et fixer sa maîtresse avec insistance.

— Aide-moi à le trouver.

Le chat miaule et elle donne quelques précisions avec agacement.

— Mon porte-bonheur. Je dois lancer un sort, j’en ai besoin.

Le chat miaule de nouveau et la jeune sorcière insiste d’une voix plus aigüe que de coutume.

— On doit absolument le retrouver, sans lui...

Elle n’a pas le courage de finir sa phrase, se contentant de poursuivre sa fouille minutieuse des lieux à grands renforts de jurons. Avec mauvaise volonté, le chat noir obéit et se faufile sous les meubles pour en ressortir gris de poussière et la gueule désespérément vide.

Sans prêter la moindre attention à Matagot qui s’empressera sûrement de la prévenir s’il met enfin la patte sur son précieux talisman, elle soulève chaque coussin, regarde derrière chaque chaudron dans l’espoir de trouver sa précieuse bourse. Cette dernière renferme le talisman, donné par le Mage qui l’a formée. La magie est sournoise et n’en fait bien souvent qu’à sa tête ; la chance fait partie inhérente de la réussite des sorts ou des potions et le porte-bonheur est souvent un élément incontournable à son succès. Keïla n’est pas une sorcière particulièrement poisseuse qui, même avec un talisman puissant, fait souvent face à l’échec ; mais sans lui, elle n’a plus qu’une chance sur deux d’arriver à ses fins. Elle devient une sorcière de seconde zone. A cette pensée, elle frissonne. L’idée fugace d’en demander un nouveau à son formateur est vite balayée : il ne le fera pas, c’est la règle. En acheter un est inenvisageable tant c’est hors de prix. Elle n’a qu’une solution : chercher pour remettre la main dessus.

Matagot attire de nouveau son attention en miaulant et elle lui jette un bref coup d’œil par-dessus son épaule. L’animal est perché sur une bibliothèque, le poil emmêlé de toiles d’araignée et de moutons de poussière. Il a les oreilles en arrière et la queue qui se balance doucement, signe de mauvaise humeur.

— Et bien ! Continue de fouiller, sers-toi de ton odorat, je ne sais pas ! Tant qu’on ne l’a pas, on n’arrête pas.

L’animal feule avant de reprendre sa recherche en slalomant entre les livres empilés au petit bonheur la chance. Keïla se redresse en poussant un cri de frustration.

— C’est n’importe quoi !

Matagot, autant par surprise que par précaution, file sous une armoire à la recherche de protection.

Avec un air décidé, la jeune fille attrape un livre ancien et épais. D’un mouvement ample mais rigoureux, elle libère le bureau encombré pour y poser l’ouvrage avec un soin particulier. Elle l’ouvre aux deux tiers avec précision et n’a besoin de le feuilleter que quelques secondes pour trouver la page qu’elle recherche. Son ongle, coupé à ras, survole les lignes avant de pointer une enluminure avec un air assuré.

— C’est celle-là !

Elle écarte légèrement les jambes et lit d’abord silencieusement la formule pour la mémoriser. Ce n’est pas la première fois qu’elle l’utilise et même sans talisman, elle reste sûre d’elle. Une fois prête, elle tend une main au-dessus du livre et attrape son col de l’autre avant de se souvenir que son talisman n’est pas là et que c’est justement ce qu’elle cherche. Elle ferme les yeux et inspire profondément avant de se lancer.

— Ingiats quenti derticus guifratok tianes.

Elle ouvre juste un œil, la tête légèrement rentrée dans les épaules. Normalement, où que soit le talisman, il doit dégager une lueur bleue. Elle observe la pièce autour d’elle d’abord avec espoir puis avec anxiété, elle ne voit rien. En parcourant les lieux, son regard se porte sur le miroir. Sa peau est devenue d’un bleu luisant du plus bel effet.

Il lui faut quelques secondes et une observation minutieuse de sa main droite pour bien comprendre que ce n’est pas un effet d’optique mais bel et bien un effet secondaire. Avec incompréhension, elle revient à la formule. Permet de retrouver ce qui est perdu… Oui, c’est bien ce qu’elle voulait mais alors que s’est-il passé ? Elle continue sa lecture en grimaçant… Particulièrement adapté pour la recherche de personne, déconseillé pour les objets. La magie a donc profité de cette brèche et de son absence de chance pour n’en faire qu’à sa tête. Elle suppose qu’elle en a elle-même subit les effets parce qu’elle se sent perdue à cette instant.

Elle a besoin de quelques minutes pour se ressaisir et revenir à l’instant présent. Lorsque sa peau bleue entre dans son champ de vision, ça la perturbe particulièrement et elle l’évite autant que possible. Pour le moment, la situation est encore critique mais dès qu’elle aura récupéré son porte-bonheur, elle pourra tout remettre en ordre. Il faut juste qu’elle le trouve. Un nœud dans l’estomac, avec des gestes de moins en moins assurés, elle met son livre de côté pour le remplacer par trois parchemins. Les potions sont loin d’être son point fort mais c’est ce qui donne les meilleurs résultats lorsque la chance vient à manquer pour une raison ou pour une autre.

Après une étude minutieuse des vélins pour limiter les risques, son choix se porte sans conviction sur le plus vieux des trois. Elle se redresse et se place devant l’antre de la cheminée avec lenteur. Elle coince le parchemin dans un pupitre prévu à cet effet et rassemble sur une petite table ce dont elle aura besoin. Vingt-cinq centilitres d’eau de rosée, de la poudre de Lune, trois baies d’Ambroisie, deux gouttes de mercure, deux amanites cueillies et séchée le deuxième jour de leur pousse et bien évidement, le talisman qu’elle n’a donc pas. Avec anxiété, elle remue la préparation dans le sens des aiguilles d’une montre en comptant avec soin le nombre de tour.

— … 32, 33, 34, 35.

Brusquement, elle accélère le rythme en changeant de sens. Vingt-neuf fois, pas une de plus, pas une de moins. Elle s’empresse de prélever une grosse louche de liquide fumante qu’elle verse dans une tasse en étain pour conserver au maximum les propriétés de la boisson. Elle regarde le contenu en grimaçant, consciente que ça lui brûlera sûrement le palais et la langue mais elle n’a pas le choix. La recette est formelle, il faut boire le liquide bouillant pour avoir un résultat probant. En se bouchant le nez, elle l’avale d’une traite.

Elle gémit et s’ébroue pour chasser les sensations désagréables. Une fois apaisée, elle ouvre les yeux à la recherche du talisman qui devrait léviter cette fois-ci. Il n’y a rien et quelques larmes perlent sur sa joue. Elle commence à sérieusement se décourager. Elle n’est même plus sûre qu’elle l’avait autour du cou lorsqu’elle s’est couchée la veille. Elle sent ses oreilles se baisser avec tristesse.

Ses oreilles… Se baisser…

Avec hésitation, elle tâtonne sa tête et découvre deux oreilles très douces ressemblant à celles d’un chat. Elle tape du poing sur la table, ce qui fait sauter les différentes fioles encore dessus. Celle contenant la poudre de lune s’écrase sur le sol et répand une fine poudre irisée sur les dalles de pierre. Keïla suppose, des larmes plein les yeux, que des poils de Matagot devaient traîner quelque part et en se mêlant à la potion, la magie s’est encore une fois exprimée comme bon lui semblait. Avec horreur, elle constate qu’elle a également hérité d’une queue qui se balance au rythme de sa mauvaise humeur. Elle est d’un bleu aussi électrique que sa peau. Elle ne peut même pas être surprise par son échec tant il y a d’éléments qui peuvent interférer lors de la confection d’une potion, tant de détails qui peuvent avoir un impact. Comme un poil de chat. C’est un coup de malchance, typique de l’absence de porte-bonheur.

En reniflant, Keïla n’est plus très sûre de réussir à s’en sortir. Elle hésite à attraper une nouvelle formule, craintive à l’idée de faire face à une nouvelle mauvaise surprise. Un courant d’air s’engouffre dans la pièce et elle voit avec impuissance son feu vaciller puis s’éteindre. Dans un soupir, elle attrape deux runes qu’elle utilise quotidiennement pour l’allumer. Elle jongle avec précision avant de prononcer les mots rituels.

— Tyis fuis.

Une explosion résonne dans la pièce mettant tout sens dessus-dessous. Le souffle fait basculer les fioles qui se brisent. Ces dernières dégagent parfois de grandes volutes de fumée ou des odeurs plus ou moins agréables. Plusieurs parchemins finissent en cendre lorsqu’ils entrent en contact avec des matières indéfinissables.

Ç’en est trop pour la jeune sorcière échevelée et couverte de suie. Elle tombe à genoux, les larmes cascadant sans fin sur ses joues. Son chagrin prend la forme de celui d’un enfant à grand renfort de gémissements et de sanglots.

— Et bien qu’est-ce qu’il se passe ici ?

Un homme d’une quarantaine d’année à l’expression paternaliste vient de se matérialiser chez elle. Il porte un grand manteau sombre sur lequel est épinglé un écusson aux armoiries de la brigade de réparation. L’inconnu jette des regards nerveux autour de lui, visiblement effrayé à l’idée que l’étrange fumée entre en contact avec lui. Keïla, peu surprise par l’intrusion après les dégâts qu’elle vient de provoquer, répond toujours en pleurant.

— J’ai perdu mon talisman.

— Perdu ou volé.

— Perdu je crois, personne n’est entré ici.

— En êtes-vous sûr ? Je dois faire un rapport et je préfère être précis. Si un Normal l’a en sa possession, ça pourrait poser de gros problèmes. Vous…

— Je sais, je sais mais je suis quasiment sûre que je l’ai perdu.

— Très bien je le préciserai, ça vous évitera de faire les démarches.

— Est-ce qu’il y a un moyen de le remplacer ?

— Vous pouvez faire une demande auprès de votre mage formateur mais je doute qu’il apporte une réponse positive à votre requête.

Ça elle le sait déjà et ça ne lui apporte pas grand-chose. Elle aurait souhaité qu’il lui annonce une bonne nouvelle.

— Comment je vais faire sans magie ?

— Allons, allons, vous n’êtes pas sans pouvoir.

Elle se tourne vers lui avec un air sombre, les oreilles bien en évidence sur sa tête. Cela semble amuser l’inconnu qui poursuit.

— Le bleu vous va bien au teint.

Elle lui lance une œillade noire pleine de rancœur. Le brigadier réparateur reprend avec plus de sérieux.

— On est d’accord que vous souffrirez plus souvent d’effets secondaires et que je vous déconseille d’user de sorts supérieurs mais la brigade est là en cas de gros problèmes et rien ne vous empêche d’aller voir un confrère pour supprimer les effets mineurs.

Cela ne rassure pas Keïla qui a toujours été une sorcière farouchement indépendante. L’homme claque ses mains tatouées l’une contre l’autre. Les oreilles, la queue de chat et sa couleur bleue disparaissent en une fraction de seconde. Plaçant ses mains de façon perpendiculaire, il les claque de nouveaux. Les traces de l’explosion disparaissent mais l’homme semble perturbé par l’état de la pièce. Avec mauvaise volonté, Keïla le rassure, toujours agenouillée au même endroit, les yeux dans le vague.

— C’est son état normal.

Il lui jette une œillade réprobatrice mais ne relève pas. Sans un mot, le brigadier fait apparaître un parchemin qu’il lui tend et sans discuter, elle se pique le doigt pour y laisser une empreinte. Satisfait il affiche un grand sourire encourageant.

— Parfait, je vous souhaite une bonne journée Madame, au plaisir de vous être de nouveau utile.

Il a de la chance de disparaître très vite sinon, il se serait pris une cuillère en bois dans le crâne. Keïla digère douloureusement la vérité. Elle n’est plus qu’une sorcière poisseuse, obligée à faire au mieux et à croiser les doigts lors de l’élaboration de chacune de ses formules.

Autant pour essayer de clarifier son esprit que pour s’occuper, elle se met à ranger la maisonnée. Chaque livre, chaque fiole retrouve sa place lentement, sans entrain. Au bout d’une heure, la pièce retrouve un aspect ordonné et lumineux. Elle n’avait jamais réalisé combien son porte-bonheur était important mais aujourd’hui, elle est obligée de faire face. Renoncer à sa vie de sorcière n’est pas envisageable, elle ne sait rien faire d’autre. Elle va devoir réapprendre à faire chacun de ses gestes quotidiens sans magie et ça ne va pas être simple. Son regard se perd sur l’âtre et les deux runes restées à côté. Ça doit bien faire deux ou trois ans qu’elle n’a pas allumé un feu normalement. Elle sent que les prochains jours s’annoncent compliqués.

En soupirant, elle remet le panier du Matagot sous le bureau. Un cordon rouge attire son attention et déjà, elle sent la fureur monter. Elle tire sur l’objet et découvre la bourse de cuir rouge sombre imprimée à l’emblème de la maison Lune : son talisman ! Elle se tourne et fixe l’animal assis en haut d’une étagère, l’air serein.

— MATAGOT !

Le chat file dehors, les oreilles en arrière, légèrement ramassé sur lui-même. La disparition brutale du félin n’empêche pas la jeune sorcière de donner libre cours à sa colère. Elle hurle en maudissant l’animal avec toute la hargne qu’elle possède.


Texte publié par Sizel, 24 juillet 2014 à 12h03
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