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Lecture

La novice Hame fut tirée de son rêve par un étrange murmure. Un chuchotement discret qui avait d’abord fait partie du songe puis l’en avait tirée. Elle frotta ses yeux embués de sommeil et jeta un œil sur sa table de travail. Si maître Aurèle apprenait que le manuscrit sur lequel elle travaillait venait de lui servir d’oreiller, elle en entendrait parler pendant des lustres.

Hame tenta de rassembler ses pensées afin de reprendre le cours de ses recherches. Etudier un livre d’intendance vieux de plusieurs siècles était bien le cauchemar des étudiants de première année.

Le gong du déjeuner la tira de sa lecture ; elle n’en fut pas fâchée, ses paupières se faisaient à nouveau de plomb. Le réfectoire était bondé lorsqu’elle y descendit. La novice retrouva Alois et Rigante, attablés dans un coin de la salle. Tous deux étaient de trois ans ses aînés lorsque Hame était arrivée à la Bibliothèque, et constituaient son plus proche entourage. Le premier, grand, brun, la mâchoire carrée, un début de barbe masquant à grand peine des marques de petite vérole, était apprenti chevalier. Il avait grandi avec elle dans le village voisin, et Hame le considérait comme son grand frère. A moins que ce ne fut l’inverse. La seconde, potelée, de taille moyenne, brune elle aussi, l’avait aidée et guidée dès les premiers mois de son noviciat.

Nombreux étaient les villageois désireux d’entrer dans les rangs de la Bibliothèque, dans le but premier d’échapper à la pauvreté, mais peu parvenaient à décrocher le droit d’en porter l’emblème, la prestigieuse Carpe pourpre. Les conseils de Rigante avaient été précieux. Hame, comme beaucoup, fondait de grands espoirs dans son apprentissage afin de subvenir aux besoins de sa famille. Le commerce et la fabrication des encres ne permettaient guère de vivre si l’on n’avait pas d’aptitude ou de savoir-faire particulier à proposer : tous les hameaux proches de la Bibliothèque s’étaient plus ou moins spécialisés dans les denrées utiles à cette dernière. Les quelques artisans capables de fabriquer les précieuses encres vivantes étaient les seuls à vivre convenablement.

Alois se décala de quelques centimètres pour faire place à la jeune femme, tandis qu’un rire discret s’échappait des lèvres de Rigante.

– Tu es sûre que tu travaillais ? interrogea son amie en tendant une main vers la chevelure de Hame. Tu n’as pas plutôt fait le mur pour retrouver une galante compagnie ?

La novice leva les yeux au ciel, avant de froncer les sourcils devant les quelques feuilles et brins d’herbe que lui tendit Rigante.

– Non, je…

– Tu en as plein ta chape, la coupa Alois.

Hame secoua son vêtement et constata les faits.

– Je vous jure que j’ai passé la matinée complète sur ce fichu livre de comptes de l’intendant Ruyelle.

Devant la mine sceptique de ses deux vis-à-vis, elle ajouta :

– Je me suis endormie dessus, pour tout vous dire.

– Que dois-tu faire exactement ? demanda Rigante.

– Comme d’habitude : l’analyser afin de vérifier s’il n’y a pas eu commerce d’objets magiques dont la Bibliothèque n’aurait pas eu vent. Et comme d’habitude, tout le monde sait que les manuscrits confiés aux étudiants de première année sont parfaitement normaux et ne recèlent rien de particulier.

Rigante secoua la tête.

– Détrompe-toi, cet exercice a une double fonction, une pour la Bibliothèque et une pour ton apprentissage. Comme tu le sais, les livres de compte sont très nombreux, et la multitude des étudiants est plutôt pratique pour cela. Et, toi, cela t’habitue aux normes de rédaction de ce type de manuscrit.

Hame soupira.

– Je sais bien. Il n’empêche que cela reste une tâche fastidieuse et ennuyeuse. Au moins on comprend que cela serve à faire un premier tri parmi les étudiants de première année… Vous m’excuserez, j’y retourne. J’ai pris du retard avec ma sieste impromptue.

– Hé, tu as à peine touché à ton repas, fit remarquer Alois.

Avec un haussement d’épaule, Hame fit glisser son assiette vers lui et les quitta après leur avoir adressé un bref signe de la main.

*****

Une fois sa cellule regagnée, Hame débarrassa distraitement son manteau des quelques végétaux qui la parsemaient encore puis s’installa auprès de l’ouvrage. Il s’agissait d’un livre en parchemin, relié de cuir, qui avait manifestement servi fidèlement ses précédents propriétaires au vu de son piètre état de conservation.

La novice reprit sa lecture là où elle l’avait arrêtée. Au bout de quelques minutes, l’ennui la gagna à nouveau. Les lignes de compte se mêlaient les unes aux autres, la description des achats, de leur quantité et de leurs prix dansaient devant ses yeux. Sa vue commençait à se brouiller, quand une vrille de lierre rampant apparut sur le bureau et entama une lente reptation vers le manuscrit. Hame sursauta. Une odeur d’humus et de mousse flottait dans l’air, de l’herbe envahit les rainures de bois, se propagea sur le plateau du bureau, sur le livre. Le chuchotement qui l’avait tirée du sommeil juste avant le déjeuner reprit son entêtante litanie. Un murmure ininterrompu, liquide et clapotant comme de l’eau. Un parfum de lys, capiteux, lancinant, emplit la pièce.

Hame se leva en repoussant brusquement son siège, chancela, les yeux écarquillés. Sa chaise vacilla ; le son du bois sur le sol claqua à ses oreilles.

La novice reprit ses esprits. Elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait par terre. Plus aucune trace végétale ne subsistait. Sa chute l’avait tirée d’un nouveau songe, manifestement plus agité que le précédent. Elle se redressa, inspecta ses vêtements, ses cheveux, mais n’y trouva rien. L’odeur du lys était toujours là en revanche, imprimée dans ses sinus, presque douloureuse. Dans un froncement de sourcils, la novice referma le livre et le repoussa dans un coin. Elle reprendrait son étude plus tard. Maître Aurèle l’avait sollicitée pour l’aider dans le jardin des simples et prendre l’air ne lui ferait certainement pas de mal.

*****

Le soir venu, Hame retrouva sa chambre avec soulagement. Elle était fourbue et son dos ne se privait pas de lui faire payer les seaux d’eau transportés à travers la cour, le désherbage intensif et les multiples tâches que lui avait confiées son maître. Bon gré, mal gré, elle tira sa chaise et s’y installa. Aurèle lui avait rappelé que le manuscrit Ruyelle devait retrouver les étagères dès le lendemain, et il entendait qu’elle eût fini son étude en temps et en heure.

Hame reprit donc sa lecture et égrena machinalement, à voix basse. Deux setiers de blé de bonne qualité, cinq boisseaux de froment, un muid d’avoine, deux setiers de vin du Lagon… Nul artefact, nul objet sortant de la norme. Rien que de très normaux et rigoureux comptes-rendus de métairie.

L’heure du Loup approchait, et elle poursuivait son énumération. Ses yeux papillotaient d’une ligne à l’autre. Ses paupières se mirent à tressauter. Son esprit continuait de lui chuchoter les écrits de Ruyelle. Peu à peu les mots se déformèrent et prirent une consonance étrange pour ne ressembler à aucun langage qu’elle connût.

L’herbe envahit de nouveau sa cellule, de manière beaucoup plus vive que lors de son rêve précédent. Du lierre enveloppa les pieds de son bureau, de sa chaise, effaça les murs. Des parfums de nature s’élevèrent à nouveau. Une odeur de pétrichor, prenante, violente, chaude, pleine des promesses de la terre. Une brise légère se leva, puis se transforma en bourrasques qui vinrent éparpiller sans ménagement les parchemins présents sur le bureau. Les pages du livre s’égaillèrent comme si une main fébrile était venue les balayer, à la recherche d’un renseignement urgent.

Hame se retourna. Elle rêvait. Elle le savait. Mais la présence de ce songe s’imposait à elle de manière pesante. Elle se retourna. Au-delà du seuil de sa cellule, le couloir avait disparu. Un paysage d’extérieur avait remplacé les bâtiments de la bibliothèque. Un paysage caricatural, aux couleurs très – trop – marquées. Un ciel bleu azur, un gazon vert pomme. Et face à elle, un arbrisseau maladif, aux feuilles recroquevillées. Hame s’approcha et s’accroupit près du végétal moribond. En arrière-fond, elle entendait toujours ces mots bizarres. Brusquement, le ciel s’assombrit. Le sol se mit à trembler par à-coups violent. Le paysage devint flou, puis le rêve prit fin dans un fondu au noir sans appel.

*****

La novice Hame fut tirée de son rêve par un étrange murmure. Un chuchotement discret qui avait d’abord fait partie du songe puis l’en avait tirée. Elle frotta ses yeux embués de sommeil et jeta un œil sur sa table de travail.

Et elle sursauta. Point de table de travail mais le visage buriné et souriant de maître Aurèle, parsemé de rides et de taches de vieillesse. Derrière lui, les silhouettes d’Alois et de Rigante. En toile de fond, les murs de l’infirmerie. Aurèle laissa échapper un petit rire de réponse à la question muette de sa novice. Dans ses mains tavelées, Hame vit un livre. Un vieux livre en parchemin mal conservé, relié de cuir.

– Jolie trouvaille, ma chère, commença le vieux Bibliothécaire.

– Ce… livre de compte ? bégaya Hame.

– Précisément. En fait, c’est un peu plus qu’un livre de compte.

Le vieillard lui tendit l’ouvrage, ouvert à une page précise. Hame y distingua des fragments de texte très pâle. Lorsqu’elle essaya de les lire, elle ne reconnut pas les mots. Le tracé était différent de celui de Ruyelle, et pourtant il s’agissait bien du même livre, quoi que le parchemin eût une texture également différente de celle à laquelle elle était habituée.

– Vous aviez entre les mains un ouvrage palimpseste, expliqua maître Aurèle. Et par la même occasion, un ouvrage de grande valeur, bien qu’il ne semblait pas considéré comme tel il y a quelques siècles.

– Palimpseste ? répéta la novice.

– Un palimpseste désigne du parchemin que l’on a gratté pour récrire par-dessus, intervint Rigante. Comme le processus de fabrication du parchemin est long et onéreux, les textes jugés peu utiles sont effacés, et leur support est réutilisé.

Aurèle acquiesça.

– Reste à comprendre ce qui s’est réellement passé dans les dortoirs, fit Alois.

– Comment cela ?

– Ma chère Hame, reprit maître Aurèle, il semblerait que votre lecture de cet ouvrage ait permis plusieurs révélations. La première étant que, votre lecture vous ayant plongée dans un état d’auto-hypnose, vous avez ouvert inconsciemment votre esprit au texte sous-jacent à celui de Ruyelle. La deuxième révélation y est étroitement liée : il semblerait que vous ayez des prédispositions à la pratique magique, ce qui explique votre double exploit : celui de lire ce texte, et celui de vous en faire le catalyseur pour réaliser votre œuvre dans le dortoir.

– Mais quelle œuvre ? s’énerva Hame, qui commençait à sentir que les événements avaient sûrement dérapé plus qu’elle ne l’imaginait.

– Levez-vous et suivez-moi, l’invita Aurèle. Doucement, je ne voudrais pas que vous vous sentiez mal.

Hame, aidée par l’épaule solide d’Alois, s’arracha des couvertures et passa le seuil de l’infirmerie. Dehors, le soleil brillait. Le jardin des simples fraîchement entretenu voyait ses jeunes pousses vert tendre offrir leurs feuilles à l’astre du jour. Les murs de la bibliothèque commençaient à emmagasiner la chaleur. Mais, surtout, trônant au milieu de tout ça, vraisemblablement responsable de l’effondrement d’une partie du rempart, un immense chêne avait crevé le plafond du dortoir. Il étalait sa ramure, serein et majestueux, au-dessus des pans de la Bibliothèque qu’il n’avait pas détruit.

Aurèle se tourna vers Hame.

– Troisième révélation, vous avez découvert un chant à la gloire de la déesse Eostre, tombée en désuétude il y a des siècles. Déesse de la nature et du renouveau, il semblerait qu’elle vous ait accordé sa protection.

Un sourire malicieux se dessina sur les traits du vieillard.

– Et rien que pour cela, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de telles potentialité.

Avec des gestes d’une grande douceur, Aurèle drapa les épaules de la jeune femme dans son propre vêtement. Et, d’une main sûre, il y épingla la Carpe pourpre de la Bibliothèque.

– Vous avez votre place assurée à la Bibliothèque, Novice Hame. Soyez la bienvenue.


Texte publié par Arlun, 13 septembre 2022 à 17h55
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