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Lorsqu’elle découvrit le tableau, le jour touchait à sa fin. La lumière dorée qui annonçait les premiers jours de l’automne perçait à travers la toiture en mauvais état, et des paillettes de poussière voletaient, prisonnières des pâles rais dorés. Les pas de la jeune fille étaient étouffés par la couche de sciure et de fientes qui couvrait le plancher vermoulu.

Elle savait qu’il était interdit de monter dans le grenier. La maison de sa grand-mère tenait plus de la ruine que de l’habitation. Massif manoir à l’écart de la ville, son état de délabrement avancé avait entraîné la condamnation de nombreuses salles. Seule une pièce de vie et deux chambres avaient échappé à l’abandon et restaient à portée d’entretien de la propriétaire des lieux. Tout le reste était tendu de draps, semé de meubles massifs cédés à la moisissure, longues enfilades sombres et inquiétantes abandonnées aux assauts du temps.

Vue de l’extérieur, la bâtisse était envahie de végétation, à l’exception d’un petit coin de façade où un tapis d’herbe tendre et un écrin de rosiers livraient passage vers une minuscule porte bleue, seule voie d’accès au lieu. Le lierre et le chèvrefeuille avaient recouvert une grande partie des façades et se faufilaient dans le moindre interstice ; les ronces quant à elles s’étaient lancées à la conquête des troncs proches et laissaient pendre leurs lianes griffues le long des treilles.

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Le grenier était accessible depuis le garage grâce à une échelle de meunier. Son aïeule s’était laissée aller à sa sieste quotidienne, confortablement installée sur une chaise longue dans le petit bout de jardin. La jeune fille, rompue à ces moments d’ennui pendant lesquels elle était livrée à elle-même, avait sur un coup de tête décidé d’outrepasser les règles – pour une fois. Louée pour sa douceur et son obéissance par les adultes qui l’entouraient, elle éprouvait un mélange d’inquiétude et de joie enfantine à la vue de sa robe blanche parsemée de salissures. Dans la pénombre, elle avait heurté la dernière marche, légèrement plus haute que les autres, et s’était étalée de tout son long sur les lattes de bois.

Elle avait parcouru les combles aux aguets, posant un pied devant l’autre avec circonspection. Les oiseaux qui avaient élu domicile dans la toiture s’étaient envolés dans des froufrous angoissés. Un bourdonnement de guêpe ou d’abeille s’élevait de quelque part sans qu’elle puisse en déterminer la direction. Plusieurs malles avaient été entreposées ici, elles aussi couvertes de draps défraîchis. N’importe quel enfant aurait été tenté de les ouvrir, comme on ouvre un coffre au trésor, qui plus est dans un endroit interdit. C’était sans compter ce cadre, là-bas, tout au fond, après le halo de lumière, à moitié dissimulé dans l’ombre.

Prenant garde à tâter les planches avant d’y porter son poids, elle s’en était approchée lentement. A présent face à lui, elle ne savait que penser. Adossé au pignon de pierre, ses dimensions attiraient l’œil par leur petitesse. Son pourtour avait moisi et tirait vers le gris sale. Le sujet du tableau, quant à lui, la laissait à la fois perplexe et fascinée. La forme qui se dessinait lui avait d’abord fait penser à une icône religieuse, bizarrement peinte dans une grande variété de nuances de verts. En s’approchant, elle avait sentit les petits cheveux de sa nuque se dresser, parcourus d’un frisson électrique. L’icône n’avait rien d’une icône. Vue de près, on aurait dit quelque chose à mi-chemin entre un bébé emmailloté et une momie. On devinait des membres, un peu trop nombreux à son goût, pliés selon des angles impossibles. Mais le plus effrayant restait ce qui tenait lieu de tête. Des lambeaux qui couvraient ce qui ressemblait de plus en plus à un corps, émergeait le tiers d’un visage, dont le regard noir et profond vous fixait, gardien d’une fureur sourde. C’est ce regard qui la fit reculer d’un pas ; son cœur parut émettre un battement de protestation en même temps que le pic d’adrénaline la secouait. Elle eut beau chercher, scruter, observer, aucune signature ne figurait sur l’œuvre. Peut-être au dos. Avec précaution, elle le le retourna. Le hurlement qui s’échappa de ses lèvres fut autant dû à la tête qui émergea soudain de l’échelle de meunier qu’au membre blême qui jaillit du cadre.

Pétrifiée, elle ne pouvait détacher ses yeux de l’endroit d’où sortait le bras. La toile semblait se fondre dans la peau parcheminée, à moins que ce ne fût l’inverse. Impossible de déterminer où commençait l’un et finissait l’autre, comme si le support de l’étrange peinture était lui-même vivant. Cinq doigts secs comme du bois mort, aux ongles sales et cassés, voulurent se refermer sur sa cheville. Une secousse la tira brusquement en arrière dans un second cri. Elle tourna la tête ; elle se retrouva nez à nez avec deux billes noires et furieuses, cerclées du métal argenté des lunettes de sa grand-mère. Les traits de cette dernière étaient crispés et inquiets, sa poigne d’une vigueur surprenante. La jeune fille n’eut pas le temps de poser la moindre question qu’elle était raccompagnée sans sommation vers la sortie, poussée à descendre l’échelle et installée pratiquement de force dans la cuisine, le tout dans un silence tendu. Elle ne savait pas ce qui était le pire entre le silence lourd de reproche de sa mamie et ses yeux qui la fuyaient.

Le matin suivant la trouva épuisée. Elle avait bien dormi mais son corps transi de froid malgré la grosse couette semblait peser bien plus que d’ordinaire, ses muscles protester, ankylosés de sommeil. Les rayons du soleil ravivaient les couleurs de la tapisserie défraîchie. La structure du lit en fer forgé grinça lorsqu’elle se leva. Dans la cuisine, le sourire de son aïeule lui parut de bon augure ; son aventure de la veille à la fois proche et lointaine, incertaine dans sa mémoire mais vive par les émotions qui l’avaient traversée. La journée qui s’écoula avait une texture barbe à papa ; douce, moelleuse, sucrée, de lecture dans l’herbe, du chant des oiseaux, du bourdonnement des insectes, de la suavité des parfums végétaux. Le soir et les jours qui suivirent eurent une saveur rance et amère.

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Cela débuta après le crépuscule, lorsqu’une sourde migraine s’insinua sous son crâne. Le dîner était à peine terminé ; la grand-mère s’affairait à la vaisselle. Des odeurs de légumes et de beurre flottaient entre les murs jaune paille. La lumière électrique lui devint insupportable et de minuscules mouches lumineuses se mirent à papilloter devant ses yeux. Elle bredouilla une réponse vague à l’invitation à aller se coucher qui émana du coin de l’évier, se leva – le bruit des pieds en bois sur le carrelage l’assommèrent mais elle n’avait plus la force de lever sa chaise. Le chemin vers sa chambre lui parut brumeux et gluant, les murs humides ; des odeurs exacerbées de rance et de moisissure lui agressèrent les sinus. La nausée la gagna lorsque le moelleux du matelas l’accueillit, suave et doux. Une suée glacée la fit frissonner. Elle se sentait tendue, tordue. Une angoisse pesante la saisit, et elle fut persuadée qu’elle allait mourir dans les minutes qui venaient.

La journée d’après fut tout aussi singulière que sa faiblesse de la veille. L’atmosphère lui parut cotonneuse. Ses yeux la trahirent à leur tour et son environnement prit une étrange teinte entre le gris et le vert. Les sons lui arrivaient distants et déformés. Ses os, ses articulations lui faisaient mal ; une douleur sourde remontait le long de ses membres et résonnait jusqu’aux moindres extrémités. Ses pores exsudaient une odeur âcre qui lui semblait gluer à chacun de ses mouvements. Le plus étrange restait la réaction de sa grand-mère. L’aïeule s’occupait d’elle, un peu plus que d’ordinaire, mais ne paraissait pas soucieuse de son état ; seule une pointe de tristesse était apparue au fond de ses prunelles. Une caresse par ci, un linge passé sur le front par là. La jeune fille en vint même à se demander si son mal-être n’était pas purement intérieur, invisible au regard d’autrui. Dans la glace, aucun des maux qui l’affectaient n’était visible. Elle sentait sa peau visqueuse, ses cheveux la démangeaient. Pourtant le miroir lui renvoyait l’image d’une petite fille fraîche et pimpante.

Elle commença à s’inquiéter sérieusement lorsqu’elle rentra d’une session de lecture au soleil. Deux marches de pierre plate menaient au seuil de la porte d’entrée. Ce fut un pas, un simple tout petit pas qui déclencha l’afflux d’adrénaline. Le petit pas qui se posa sur la première marche. Le petit pas qui vit son tibia se dérouler en angles impromptus lorsque son pied se posa sur la surface brute clairsemée de mousse. Comme si, en sus de son genou, de nouvelles jointures et de nouvelles liaisons avaient bourgeonné à un endroit où elles n’auraient pas dû. Avec précaution, elle bascula son poids sur sa jambe, certaine qu’elle allait s’effondrer sous elle. Ce ne fut pas le cas. Avec une étrange fluidité, elle gravit la seconde marche, opération qui la convainquit qu’elle ne rêvait pas. Elle passa le seuil de la cuisine avec une sensation de liberté vivifiante, mais vaguement soucieuse de ce qui se tramait au fond de son être. Ce qu’elle voyait de la réalité restait coincé en bicolore et faussait les reliefs et les distances. Elle commençait à s’y habituer. Elle ignorait pourquoi elle ne s’était pas ouverte de ces événements à sa grand-mère. Les mots formaient une boule dans sa gorge et un goût de terre envahissait son arrière-gorge à chaque fois qu’elle envisageait de parler.

Elle gagna son lit et s’étendit sur la couette défaite. Le rose passé de la couverture avait viré au vert-de-gris, ses draps au gris très clair. Elle frissonna et tira l’étoffe sur ses hanches. Le même phénomène de jointures démultipliées avait gagné ses bras.

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Des heures s’étaient écoulées. Ou en tout cas, c’est l’impression qu’elle eut lorsqu’elle ouvrit les yeux. Le noir qui l’environnait était si profond qu’il en paraissait tangible, et le silence aussi. Les murs de la maison laissaient échapper des filaments de chuchotis qui s’enroulaient autour des meubles, autour de ses chevilles, lui chatouillaient les tympans. L’envie de remonter le fil la tenailla les quelques secondes qu’elle mit à se décider. Déplier sa carcasse lui fut pénible. Ses os paraissaient frotter les uns contre les autres, comme un mécanisme qui aurait manqué d’huile.

A tâtons, elle sortit de sa chambre. Toujours à tâtons, elle ouvrit la porte qui donnait sur le reste des pièces condamnées. Elle aurait pourtant juré que sa grand-mère l’avait fermée à clé. Un froid mordant régnait sur les salles vidées de vie. Parvenue à l’autre bout de la bâtisse, elle se glissa dans le garage et trouva sous la pulpe de ses doigts le grain brut de l’échelle de meunier. Ses pieds, mus comme par une volonté autre que la sienne, entreprirent l’ascension vers le grenier. Sa tête émergea du plancher comme une tête en apnée crève la surface de l’onde. Ce n’était plus le soleil qui perçait la toiture de ses rayons, mais l’astre lunaire, dont l’argent éclatant semblait couler au sol dans les rainures de chêne. La pénombre aggravait son problème de vision, jamais elle n’avait imaginé que le vert eût pu receler tant de nuances. Les textures avaient changé également, elles lui paraissaient plus duveteuses, offraient un moiré légèrement poilu qui lui donnait envie de passer les bout des doigts le long des objets qu’elle croisait.

Au fond, il était toujours là, elle le sentait plus qu’elle ne le voyait. Elle s’approcha lentement, avec circonspection. Les chapelets murmurants émanaient de la toile qu’elle avait découverte quelques jours plus tôt. Lentement, elle s’agenouilla devant l’inquiétante silhouette. Ses genoux et ses articulations supplémentaires grincèrent, elle l’entendit aussi nettement qu’un son extérieur à son être ; la souplesse qui l’avait surprise la veille l’avait définitivement désertée. Ses cartilages crouillèrent désagréablement à l’intérieur de son corps. L’image n’avait plus rien de l’icône qu’elle avait imaginée la première fois.

Le flux de mots chuchotés s’était tari. Elle leva les yeux vers le tableau et son regard croisa celui, furibond, de la momie déformée. Il était toujours là, cet œil et demi. Rond, noir, sans iris ni pupille distinct, dans lequel couvait une fureur sans fond. Elle s’y perdit. Plus près que la première fois, elle constata que ce qu’elle avait pris pour des bandelettes était en réalité une multitude de lambeaux de mousse et de lichens, tissés sur la silhouette difforme. Un sentiment de peur écrasante fondit sur elle comme une coulée chaude, qui la paralysa toute entière, les pensées court-circuitées. Instinctivement, elle recroquevilla ses jambes sous elle, les nouveaux assemblages adoptant des positions cauchemardesques ; pareillement ses bras, qui enserrèrent son torse. L’amplitude de ses omoplates lui paraissait désormais bien trop étriquée, son corps inadapté, trop petit, bloqué dans un sac de peau exigu. La sensation de sable dans ses articulations atteignit son paroxysme, il ne lui fut bientôt plus possible de bouger sans douleur. Et toujours ce regard de nuit qui semblait absorber la réalité.

Sa respiration se fit plus lente. Il n’était pas question d’apaisement, plutôt d’un mécanisme qui s’essouffle, ralenti par des couches de poussière. Ses mouvements devinrent flasques puis cessèrent complètement. Sur sa peau, elle sentit le frisson de minuscules organismes se déplacer, s’arrimer à la surface de son épiderme, s’insinuer entre ses cellules. Elle eut l’impression qu’un duvet la recouvrait peu à peu. Bientôt, cela gagna son cou, puis son visage, et se mit à dévorer une partie de son œil droit, obstruant ses perceptions. Elle était là, figée, à la merci du regard assassin, qu’elle finit par retourner au tableau.

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La lumière avait changé. De l’argent, la lune avait viré au roux automnal. Le vent du nord s’était levé. Dans sa minuscule chambre, éclairée par une ampoule souffreteuse, son corps voûté était tout entier concentré à mettre le point final à sa dernière toile. Elle repoussa une mèche de cheveux gris qui lui tombait devant les yeux, acheva de pointiller la teinte qu’elle avait passé plusieurs jours à chercher. Elle posa son outil, se leva du tabouret à vis qui accueillait son postérieur fatigué, puis observa son œuvre d’un œil critique. Pour celle-ci, elle s’était lancée dans un dégradé de rouges. La créature était toujours là, celle qui hantait ses cauchemars depuis des années et qu’elle tentait d’exorciser à grands coups de peinture. La vieille dame rajusta ses lunettes sur son nez, s’essuya les mains, puis tourna ses vieux os vers l’entrée de la pièce. Elle avait entendu actionner la porte de la chambre voisine, et craignait que sa petite-fille ne fût à nouveau partie exhumer ses croûtes de l’oubli du grenier.


Texte publié par Arlun, 6 septembre 2022 à 22h41
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