La douleur m'assaille, encore une fois. La terreur s'empare de moi en quelques secondes. Un frisson glacé parcourt chaque partie de mon corps, tel un poison coulant dans mon sang pour me tuer à petit feu, me prenant d'assaut comme des soldats prendraient une ville en siège. Je tremble tandis que les doigts froids de la mort enserrent lentement ma gorge, m'empêchant de hurler mon mal, interrompant mes appels à l'aide bien avant qu'ils ne franchissent mes lèvres.
Puis tout s'arrête. Mes yeux désormais grands ouverts fixent le plafond de ma si modeste chambre. La douleur n'est plus là, mais le souvenir en reste, et la pensée que tout recommencera bientôt martèle dans mon crâne. Mes doigts se cramponnent désespérément à la fine couverture qui me recouvre, le tissu fait du bien à ma peau abîmée par le labeur. Une unique larme coule de mon œil pour ne laisser qu'un sillon humide sur ma joue avant de terminer sa chute dans mes courtes boucles brunes. Je n'arriverai plus à me rendormir, mais sans doute est-ce mieux. Ne pas dormir vaut mieux que de s'abandonner à des songes obscurs.
Oh, comme j'aurais souhaité que la tête blonde de Luis soit appuyée contre mon épaule... Cela aurait été la preuve que tout ceci n'est qu'un cauchemar, un de ces mauvais rêves qui nous torturent une nuit mais qui ne sont qu'un piètre cadeau de notre subconscient. Sentir le souffle court de mon petit frère dans mon cou et entendre les respirations lentes de mes parents, paisiblement endormis à quelques mètres de moi, aurait été la plus belle chose qui puisse m'arriver en ces temps sombres. A la place de quoi, je suis seule à la
Résistance, dans un silence de mort, sans certitude de revoir l'un d'eux un jour... Malgré toutes les promesses que cette femme m'ait faites, rien ne me permet de croire qu'elle tiendra parole, rien d'autre qu'un espoir stupide. Je sais, au plus profond de moi, que la seule chose à faire serait d'aller voir Victus sur-le-champ pour tout lui expliquer, me mettre à genoux devant lui dans le désir fou qu'il me pardonne tous mes mensonges et toutes mes cachotteries.
Non. C'est impossible. Elle le saurait aussitôt, et cela serait comme trancher moi-même la gorge de Luis. Je dois me taire, peu importe ce que me coûtent mes traîtrises.
La honte et la peur me submergent alors et je me remets à trembler. Que les Dieux me viennent en aide et me disent quoi faire, je suis si perdue ! Mais peut-être que je ne mérite pas leur aide, ni leur soutien. Sûrement me laissent-ils délibérément seule avec mes hantises. Je ne mérite pas leur aide.
Alors que je combattais mes propres tourments, à quelques centaines de kilomètres de la Résistance, de nombreuses familles profitaient de leurs congés pour se prélasser à Rybotte, ce lieu magique de la Région d' Yla, loin des soucis de la vie. Le calme et la sérénité étaient les maîtres de cette vallée bordée d'un côté par une falaise et de l'autre par des rochers chauffés par le soleil. Un fin filet d'eau ruisselait entre les pierres, prenant différents chemins au fur et à mesure des barrages de cailloux et de branches dressés par les enfants présents. C'était un jeu amusant, qui laissait sereins les parents, ces derniers estimant le courant trop faible pour emporter leurs progénitures.
En y réfléchissant quelques instants, ce jeu de barricade était une version simplifiée des vies que les bambins vivraient d'ici quelques années ; semées d'embûches, de choix, un long parcours pour toujours retourner à une sorte de point de départ : l'eau provient d'un lac, une petite centaine de mètres au nord, circule plus ou moins facilement entre les pierres pour se retrouver dans un endroit semblable, au sud, et recommence à descendre, s'éloignant encore et toujours. Mais les êtres mortels, contrairement à l'eau qui ne s'interrompt pas, n'ont qu'une seule vie, une chance à ne pas gâcher car il ne s'en présente pas de seconde.
Cela, Lucie Fihao l'ignorait. Elle ne semblait même pas se rendre compte que les regards braqués sur elle n'étaient pas admirateurs, comme elle l'aurait voulue, mais enragés. La semelle de ses chaussures claquait sur la roche à chacun de ses pas, troublant la sérénité du lieu. La seule chose qui empêchait les vacanciers d'aller la voir pour lui dire ses quatre vérités était son nom. Impossible de blâmer une Fiaho, quel qu'en soit le motif. Cette famille, adulée par les castes supérieures d'Yla, l'était beaucoup moins par les classes moyennes mais, malgré le dégoût qu'elle inspirait, la prestance qui s'en dégageait était incontestable ; et s'y attaquer relevait du suicide social.
Effectivement, Lucie avait fière allure, dans son tailleur jupe bleu roi qui lui arrivait aux genoux. Ses cheveux blonds étaient relevés en un lourd chignon, et certaines mères de familles à la chevelure épaisse eurent un mauvais sourire en pensant au tiraillement que la jeune fille ressentait probablement dans la nuque. Le visage de cette dernière était d'une froideur implacable, et ses yeux noirs semblaient glacés, incapables de diffuser une émotion. On lui donnait volontiers plus des les vingt-cinq ans qu'elle n'avait pourtant que depuis un mois.
Elle était l'incarnation de ce que Calliane, sa jeune sœur, voulait éviter à tout prix de devenir. La cadette marchait quelques mètres derrière son aînée, ses yeux vert clair rivés sur le sol, évitant lâchement les regards rancuniers de ses concitoyens. Ses cheveux, aussi blonds que ceux de Lucie, n'étaient pas attachés, mais retombaient en une masse raide sur ses épaules. A bien y regarder, on pouvait presque penser que tout chez elle, de sa manière de marcher à ses vêtements, était finement calculé pour gommer toute ressemblance entre elle et sa sœur. Ce n'était cependant pas totalement son œuvre si son débardeur blanc et ses sandales de cuir la rajeunissaient de deux ou trois ans. Ses parents, qu'elle détestait presque autant que Lucie, avaient décidé qu'il était primordial que Calliane paraisse aussi jeune et inexpérimentée que possible.
Trente jours plus tôt, les Fihao organisaient une réception pour les vingt-cinq ans de Lucie, qui célébrait également son entrée dans le monde politique. Toute la journée, seule au milieu des convives hautains, Calliane avait dû supporter les paroles hypocrites de personnes qu'elle ne connaissait pas et ne voulait pas connaitre. Une bonne partie des politiciens présents se permettait de cracher sur le dos de personnes avec qui ils souriaient et discutaient quelques minutes auparavant. Cependant, tous, sans exception, plaçaient Lucie et son père, Firant, sur un piédestal. En fin de journée, Delith, le financier de la campagne de Firant, était arrivé. C'était un homme égocentrique que Calliane ne supportait pas, et le discours qu'il avait prononcé à l'adresse de Lucie l'avait mise hors d'elle.
« Il y a quelques jours, Calya Guimond a prononcé un discours ridicule sur la nécessité de s'ouvrir à nos voisins et d'étudier de plus près les sciences occultes... De mon point de vue, cette gamine ignorante ne cherche qu'à attirer l'attention sur elle, mais il est navrant de constater que certaines personnes se pensent en mesure de contester de la sorte tout ce que les Dirigeants ont fait pour notre belle région, ces siècles derniers, alors que les fanatiques de son genre n'ont fait que nous retarder dans nos projets... Mais je m'égare. Je voulais vous faire savoir que je suis fier de vous savoir parmi les gens capables de prendre des décisions justes. Vous ferez une grande carrière, Lucie. »
Le sang de Calliane n'avait fait qu'un tour, ses doigts s'étaient crispés sur le verre qu'elle tenait dans une main et son poing s'était refermé sur le petit four qu'elle tenait dans l'autre. Non. Non, non, non. Il ne pouvait pas. Il n'avait pas le droit. Il ne pouvait pas cracher sur Calya, il ne pouvait pas s'attaquer à ce petit espoir auquel elle s'accrochait désespérément pour ne pas perdre pied. Une part d'elle savait qu'elle n'aurait pas dû réagir si violemment pour quelques paroles sans intérêt. Après tout, elle savait parfaitement que ses parents et leurs relations avaient des idées très arrêtées sur le monde, et elle connaissait leur point de vue sur le parti de Calya, qui prônait le retour aux sources et l'utilisation de la nature. Seulement, un petit déclic se fit, tout au fond d'elle. Elle n'en pouvait plus de la mauvaise foie dont faisaient preuve ces personnes, elle n'en pouvait plus de cette manière qu'ils avaient de traiter les gens qui leur étaient antipathiques.
Calya était l'une des rares femmes à avoir percé dans la politique, ou plutôt l'une des rares à ne pas obéir aux ordres de Delith qui, en plus de financer les campagnes de ses protégés, était un membre actif de la haute société. Ne serait-ce que pour cela, Calliane l'admirait. C'était une femme vive d'esprit, perspicace, qui savait parler aux gens en face.
La jeune fille fit du mieux qu'elle put pour ne pas réagir, sachant parfaitement que, quoi qu'elle dise, ses parents allaient le lui faire regretter. Cependant, les rires des personnes alentours et le « Comptez sur moi, Delith » de Lucie, émis sur un ton prétentieux, eurent raison de toute sa bonne volonté.
« Vous ne vous rendez pas compte d'à quel point vous êtes méprisables, tous autant que vous êtes... », murmura-t-elle, ne réalisant pas sur le moment que tout le monde s'était tu dès son premier mot. En effet, il était très rare de l'entendre, et ce pour une raison très simple : elle était jeune et ses parents n'avaient pas encore décidé de l'image qu'ils voulaient la voir porter jusqu'à la fin de ses jours.
Du coin de l'œil, elle remarqua que sa mère, Agness, avait pincé les lèvres et la regardait d'un air sévère garantissant que chaque mot prononcé par la suite serait sujet à de lourdes réprimandes. Calliane n'en tint pas compte, cela faisait beaucoup trop longtemps qu'elle se murait dans un mutisme forcé. Chaque phrase qu'elle s'était empêchée de formuler pesait douloureusement en elle, et elle ressentait ce besoin étrange et oppressant de tout faire sortir, de tout lâcher, quelles qu'en soient les conséquences.
« Si la classe moyenne vous déteste, reprit-elle d'une voix plus forte en regardant Delith droit dans les yeux, il y a une raison. Vous êtes un homme égoïste et égocentrique, vous ne pensez qu'à votre bonheur personnel, sans penser une seule seconde aux besoins d'Yla. Vous gaspillez l'argent de la Région pour vos petits plaisirs, vos dîners au restaurant, vos voyages... Calya, elle, apporte des solutions, propose des choses concrètes, et les légendes sur lesquelles elle s'appuie n'en sont pas réellement. Les textes qu'elle cite ne sont pas des fictions, ce sont des témoignages qui doivent être considérés avec le plus grand sérieux. La Magie existe vraiment, mais vous refusez de l'utiliser parce que vous savez parfaitement que, si le peuple se met à la pratiquer, vous perdrez l'avantage et vous ne pourrez plus abuser de vos pouvoirs comme vous le faites, et cela vous fait peur. Vous avez peur, Delith, et vous n'osez même pas vous l'avouer à vous-même. »
Calliane se tut de nouveau, et rougit en comprenant que les regards posés sur elle n'étaient plus curieux mais outragés. Cependant, elle ne ressentit aucune honte, aucun désir de remonter le temps pour effacer tout ce qu'elle venait de dire comme on gomme une faute sur la dictée de l'école. Au contraire, même, elle ressentait un certain soulagement mêlé de fierté à l'idée qu'elle venait de dire une partie de ce qu'elle avait sur le cœur. Oh ! Cette réjouissance allait être courte, mais cela suffisait pour le moment, et elle voyait, aux yeux exorbités de son père posté à côté de Delith, qu'il n'avait pas apprécié sa manière de parler. Peut-être – sûrement – devrait-elle se taire. La jeune fille cligna plusieurs fois des yeux pour remettre ses idées en place. Non. Elle n'avait pas terminé. Elle tenait là une occasion en or de ridiculiser sa sœur, et s'en priver serait du gâchis.
« Quant à la raison de cette réunion..., reprit-elle en tournant son regard vers sa sœur, dont le visage, toujours impeccable, ne reflétait pas la moindre émotion. Lucie, je te souhaite un joyeux anniversaire, mais je ne te cacherai pas que l'idée que tu puisses un jour devenir Dirigeante me hérisse les cheveux, et si les citoyens d'Yla sont assez bêtes pour t'offrir ce privilège, je quitterais notre Région : je préfère amplement me retrouver chez les sauvages, que rester ici et être sous ta coupe. »
Cette réplique fut saluée d'un long silence pesant durant lequel Calliane n'ajouta plus rien. Au bout de quelques secondes, elle sortit de la salle sans un regard en arrière, même si elle commençait tout juste à se demander dans quels problèmes elle s'était mise.
Durant le mois qui suivit, ses parents mirent tout en œuvre pour réparer les dégâts provoqués par les paroles de la jeune fille. Elle ignorait comment ils s'y étaient pris. Elle était restée confinée dans sa chambre sans visite, ce qui ne changeait rien à ses habitudes, en fait : ils ne lui parlaient généralement que pour lui donner des « conseils », et être enfermée quelque part était son lot quotidien. Tant qu'à faire, entre sa chambre et une pièce remplie de personnes qu'elle n'aimait pas, son choix était fait d'avance.
Ce fut le sept juillet que Firant et Agness se décidèrent enfin à la faire sortir. Une sortie entre sœurs pour montrer que plus rien ne les séparait. Malgré tout, ce n'était qu'un prétexte, Calliane en était certaine ; sa sœur ne fit aucun effort pour être aimable, et cela lui faisait peur. Non pas que cela lui déplaisait, au contraire, mais si même Lucie, la reine en matière d'hypocrisie, ne faisait plus semblant, la sentence qui approchait ne serait pas à l'avantage de la jeune fille. « Et puis tant mieux ! » se dit-elle. « Que peuvent-ils me faire, de toute manière ? Me priver de sortie publique ? M'enfermer dans ma chambre ? Tout le bénéfice serait pour moi ! ».
« Calliane ! s'impatienta Lucie, quelques pas devant elle. Nos parents attendent au manoir ! Dépêche-toi un peu, veux-tu ?
— C'est ça..., murmura l'intéressée en imitant le ton hautain de sa sœur. Nous allons au manoir, le beau et le grand manoir, parce qu'on est riches, nous, et qu'on est beaucoup mieux que vous tous. »
De toute manière, elle ne risquait pas d'être entendue. Lucie avait repris sa marche en direction de leur voiture, accompagnée de Yerin, leur garde du corps. Calliane ralentit quelque peu l'allure, principalement pour contempler sa sœur gravir les marches imparfaites taillées à même la pierre, ce qui ne devait pas être chose aisée, avec ses talons. Une fois de plus, la jeune fille se dit qu'elle n'était pas du tout née dans la bonne famille.
« Mais vas-tu te dépêcher un peu, » lui répéta sa sœur quand elle fut arrivée près de sa voiture, quelques minutes plus tard.
A contrecœur, Calliane accéléra le pas. Le moteur de la belle voiture argentée tournait déjà, Yerin au volant, Lucie côté passager. La jeune fille alla s'assoir derrière le conducteur, même si la tentation de planter ses genoux dans le dos de sa sœur fut forte – attitude puérile, elle le savait, mais elle ne pouvait s'en empêcher.
Elle posa sa tempe contre la vitre et observa le paysage qui défilait à toute allure sans vraiment le voir. D'ordinaire, les couleurs vives de l'été l'émerveillaient. Là, elles la laissaient de marbre, l'appréhension accaparant désormais toutes ses pensées. Une boule s'était formée au creux de son ventre quand Lucie l'avait interpellée. « Bon sang ! se sermonna-t-elle intérieurement. Ne sois pas si anxieuse ! Quoi qu'ils te disent, quelle que soit ta punition, cela ne pourra pas être pire que ce que tu as vécu jusqu'ici ! » Oui. C'était totalement stupide de s'inquiéter pour cela. Et pourtant...
Ses pensées dérivèrent ainsi jusqu'à ce que le véhicule freine violemment. Elle releva les yeux et s'aperçut qu'ils étaient déjà arrivés devant le grand manoir des Fiaho, ou plutôt dans l'allée bordée de rosiers. Devant eux, une énorme voiture noire – du moins, est-ce que cette antiquité pouvait être appelée « voiture »? C'était un vieux 4x4. Vieux, elle en était certaine, malgré l'aspect impeccable et rutilant de la carrosserie : ce genre d'engin ne se vendait plus depuis l'apparition des nouvelles autos plus silencieuses, plus élégantes. Que faisait-il ici ? Et garé au beau milieu de l'allée, qui plus est ?
« Mais ce n'est pas possible ! pesta Lucie. Qui est assez stupide pour stationner ici ?! Cette... chose fait horriblement tâche ! Ce qu'elle est laide ! »
Elle tourna ensuite la tête vers leur garde du corps, dont les yeux sombres étaient rivés sur l'auto.
« Et toi, tu n'aurais pas pu la voir plus tôt, au lieu de freiner comme ça ? s'écria-t-elle. Et qu'attends-tu pour redémarrer ?
— Mademoiselle Fiaho, rétorqua Yerin de sa voix neutre habituelle, il est possible que les conducteurs de ce véhicule soient dangereux. Je n'ai été informé d'aucune visite.
— Mais que racontes-tu ?! glapit Lucie, complètement hystérique à présent. Père et Mère m'ont appelée il n'y a pas moins de vingt minutes, et tout allait pour le mieux !
— Il peut se passer beaucoup de choses, en vingt minutes, la contredit le garde du corps. Et êtes-vous sûre que tout allait bien ? Votre père avait-il l'air anxieux ? Le coup de fil pourrait être un piège, pour vous faire rentrer. On ne peut être sûr de rien, mieux vaut repartir, ou au moins rester ici jusqu'à ce que nous soyons sûrs que...
— Tu ne racontes que des bêtises ! s'égosilla la jeune femme en ouvrant sa portière. Si tu ne veux pas redémarrer, j'y vais à pied ! »
Yerin se pencha pour la retenir par le bras quand elle descendit de voiture, et Lucie, déjà à moitié à l'extérieur, en profita pour refermer la portière sur le poignet de l'homme, assez fort pour le faire lâcher prise. Calliane regarda avec horreur le garde se frotter la main quelques secondes. Lucie venait-elle vraiment de l'agresser ? Cela franchissait le cap de ce dont elle la pensait capable. Yerin se tourna enfin vers elle, les sourcils froncés. Il semblait tiraillé ; il était chargé de la protection des deux filles Fiaho, or il ne pouvait pas rejoindre Lucie sans abandonner l'autre sœur.
« Vous croyez vraiment qu'il peut s'agir de..., questionna cette dernière sans vraiment savoir comment terminer sa phrase.
— Je n'en ai aucune idée, répondit sincèrement le garde. Mais je ne suis pas sûr de pouvoir courir le risque de vous mettre en danger. »
Ils se turent tous les deux. Yerin réfléchissait aux différentes options qui se présentaient à lui. Il pouvait s'en aller avec Calliane pour prévenir la Police. Cette solution était assez extrême, et il risquait de gros ennuis si tout cela n'était en fait qu'un malentendu, cependant incomparables aux terribles remontrances qu'il subirait s'il arrivait quoi que ce soit à Lucie. Il pouvait également courir après la jeune femme, mais cela laissait la cadette toute seule, sans défense face à un quelconque danger, et là aussi, il risquait beaucoup si elle finissait blessée. Mais rester avec elle mettait en danger Lucie et ses parents. Quant à amener la cadette avec lui, cela mettait toute la famille en péril. C'était un dilemme compliqué pour un jeune soldat comme lui. Il se décida finalement à partir ; après tout, Calliane était en sécurité, et il ne pouvait protéger qu'elle, tous les autres étant hors de portée. Il allait démarrer quand quelqu'un tapota à sa vitre. Merde, il avait été trop lent ! En relevant les yeux, il s'aperçut qu'il s'agissait de Théodor, le majordome de la famille.
« Yerin, il n'y a aucun danger, assura-t-il. La voiture appartient seulement à des invités dont l'arrivée ne vous avait pas été communiquée. Toute la faute me revient. »
Calliane en doutait, le majordome étant d'une droiture incroyable et d'une organisation irréprochable. Ce n'était pas son genre d'oublier d'annoncer des visiteurs. Néanmoins, elle était soulagée qu'il n'y ait aucun réel danger.
« Calliane, déclara le domestique en tournant vers elle ses yeux verts, vos parents vous attendent. »
La jeune fille hocha la tête et sortit de la voiture, accompagnée de Yerin. Le garde était imposant à côté d'elle et de Théodor, tous deux de petite taille. Ses larges épaules bougeaient au rythme de ses pas, et ses yeux sombres rétrécis en deux étroites fentes étaient attentifs à tout ce qui sortait de l'ordinaire.
« Qui sont les invités ? s'enquit-il d'une voix neutre.
— Des amis de Monsieur Firant..., répondit Théodor en jetant un regard appuyé à la jeune fille. Leur visite est prévue depuis peu. J'ai dû préparer leur arrivée à la hâte, ce qui explique que je ne vous aie pas prévenu à temps. »
Il n'ajouta rien. Ils marchèrent en silence dans l'allée de gravillons bordée de rosiers parfaitement entretenue. Calliane détestait ça, cette perfection agaçante. Pour elle, ce n'était que de l'esbroufe, une manière subtile de dire à leurs visiteurs que, quel que soit leur rang, ils étaient surpassés. Les Fiaho étaient les plus riches. La jeune fille dut retenir un rictus de dégoût.
Ils arrivèrent rapidement devant un imposant manoir. On aurait dit un immeuble : un grand cube de trois étages, aux murs recouverts de crépi blanc. Au-dessus de la lourde porte d'entrée noire, un balcon soutenu par deux colonnes faisait office de perron. On y accédait par trois petites marches. Sous chaque fenêtre du rez-de-chaussée trônait un arbuste. Une habitation à la hauteur des résidents.
Calliane pénétra dans l'imposant hall d'entrée circulaire. Les pas des trois individus résonnèrent sur le sol de marbre lorsqu'ils se dirigèrent vers la grande porte blanche encerclée de deux escaliers. Le rez-de-chaussée était divisé en trois pièces : le hall, où ses parents et Lucie recevaient leurs invités ; les cuisines, où l'on entrait par une petite porte derrière l'escalier de droite ; et la Grande salle de Réception. Cette pièce aux couleurs claires et apaisantes était elle-même constituée de deux parties. A droite, des tables de buffet étaient dressées où les invités crachaient les uns sur le dos des autres, et à gauche, où des canapés de cuir étaient disposés de manière à ce que tout le monde puisse regarder tout le monde. C'était là que ses parents étaient assis, sur un long divan beige clair. Face à eux, sur une causeuse identique, quatre inconnus avaient pris place. Une famille à première vue, constituée de deux femmes et deux hommes, tous bruns. Ainsi, c'étaient eux, les mystérieux invités ? Calliane regretta de ne pouvoir les détailler plus, ne voyant que leur dos. Elle était cependant certaine de ne les avoir jamais vus.
Les fins yeux noirs d'Agness, si semblables à ceux de Lucie, se fixèrent sur sa fille.
« Ah ! Calliane ! Nous t'attendions ! s'exclama-t-elle d'une voix sèche. Viens t'asseoir, s'il te plaît. Lucie, calme-toi, ce n'était jamais qu'une voiture mal garée. »
Calliane obéit malgré son désir de faire le contraire de ce que sa mère lui disait. Et aller s'asseoir dans un fauteuil d'une place, entre ses parents et les inconnus, lui permit de mieux détailler ces derniers, hélas trop peu de temps. Les dévisager serait impoli, or la manière dont sa mère avait parlé montrait que cette visite ne lui plaisait pas, et la jeune fille appréciait souvent les gens qui énervaient sa mère.
Calliane avait eu raison de penser à une famille. Les deux adultes qui se tenaient de part et d'autre du canapé, entourant leurs enfants, arboraient un visage serein, qui contrastait énormément avec l'expression d'ennui qu'affichaient les deux jeunes. Ces derniers, en dépit de la différence fille-garçon, se ressemblaient énormément – des jumeaux, comprit-elle. Une chose seulement la frappa avant qu'elle ne détourne les yeux : le regard de la fille était cerclé d'ambre. Elle n'avait jamais vu des iris pareils.
« Calliane, dit son père une fois qu'elle fut assise face à Lucie, qui avait également pris place dans un fauteuil unique, je te présente Damen et sa femme, Fionna. Ils sont... de vieilles connaissances.
— Ravi de faire ta connaissance, déclara l'homme aux cheveux bruns coupés courts avec un sourire chaleureux.
— Et voici leurs enfants, Thaïs et Yuna. »
« Thaïs, ce n'est pas un prénom de fille ? » se demanda Calliane en voyant le jeune homme hocher la tête avec désintéressement face à la remarque.
« Bonjour..., dit-elle après une hésitation.
— Salut, » répondit Yuna, approuvée par un mouvement de tête de son frère – « il ne sait faire que ça, ou quoi ? » songea la jeune fille.
Calliane dut se retenir d'écarquiller les yeux. « 'Salut' Mais elle sort d'où ? Elle connaît la politesse ? ».
« Tu as bien grandi depuis la dernière fois que je t'ai vue..., dit amicalement Fionna. Tu n'avais pas plus de six mois, je crois... »
La jeune fille ne put s'empêcher d'esquisser un sourire timide. Quelque chose, dans l'attitude de la femme, lui donnait envie de plonger dans ses bras. Peut-être était-ce dû à la douceur de son visage. Peut-être était-ce le résultat d'un mois sans contact humain. Elle n'en savait rien.
« Dix-sept ans..., continua la brune. J'ai du mal à croire que tant d'années soient passées, et pourtant, de nombreuses choses sont arrivées. Tu ressembles beaucoup à ton père. En tout cas, je peux t'assurer que tu es devenue une belle jeune fille... N'est-ce pas Thaïs ? »
Ce dernier ne releva même pas les yeux vers Calliane quand il haussa les épaules, et la jeune fille ne savait pas si elle devait être vexée ou non. Son sourire avait néanmoins vacillé légèrement à la comparaison avec Firant. Elle était consciente de sa ressemblance avec son géniteur, duquel elle avait hérité ses cheveux blonds et ses yeux verts, mais elle n'appréciait pas vraiment de se l'entendre dire.
« Calliane, lança Firant, comme si son évocation l'avait réveillé. Nous ne sommes pas ici pour raviver le passé, mais pour discuter du futur. J'espère que tu réalises que ton attitude du mois dernier était inacceptable. Ton comportement général, même, depuis des années, nuit gravement à l'image de notre famille. »
Calliane refusa de baisser les yeux sous le regard de son père. Elle allait rester fière, jusqu'à ce que sa sentence tombe. « Tu n'as rien fait de mal, se répétait-elle. Tu n'as pas à avoir peur. ». Pourtant, plus les secondes passaient, plus la boule dans son ventre se serrait, et elle surprit une infime partie de son esprit à se demander pour la première fois si elle n'avait pas eu tort de parler haut et fort.
« Ta mère et moi avons dû prendre une décision..., continua Firant. A la réception, ce n'est plus l'image de notre famille que tu as menacée, mais la future carrière de Lucie. Nous sommes finalement parvenus à la conclusion que, si tu restes ici, tu représenteras un risque. Nous ne saurons jamais ce que tu vas dire quand tu ouvriras la bouche, et t'enfermer dans ta chambre serait tout aussi dangereux. »
« Il ne pense qu'à lui et à l'image » remarqua mentalement Calliane avec un pincement au cœur. Certes, elle savait depuis longtemps qu'elle ne passait qu'en dernière dans la tête de son père, mais cela lui faisait du mal à chaque fois.
« C'est là qu'interviennent Damen et Fionna, continua sa mère de sa voix froide. Ils habitent à Corvis, et ne se mêlent pas de la vie politique. Ce sont des gens bien..., admit-elle avec un sourire hypocrite à l'adresse du couple. De plus, t'éloigner de Zioma ne te fera pas de mal, cela te permettrait de t'aérer les idées... Ce sont les vacances, tu as deux mois avant de passer le Diplôme, cela te permettra de réviser avec des gens de ton âge... si tu es sage, peut-être serais-tu de retour pour passer l'examen ici ! ajouta-t-elle, même si son ton démentait ses paroles.
— Je... je pars ? répéta la Fihao d'une voix incertaine. Mais...
— Il n'y a pas de mais qui tienne, rétorqua Firant d'un ton sans appel en croisant les bras, montrant bien qu'il était fermé à tout dialogue. Vous partirez demain, en fin de matinée. Va préparer tes affaires, maintenant. Prends assez de vêtements pour plusieurs semaines, tu ne reviendras pas avant fin août.
— Je ne..., tenta la jeune fille d'une voix brisée.
— Sans discussions ! » ordonna son père d'une voix devenue dure.
Sachant qu'elle n'aurait pas voix au chapitre, Calliane se leva et se dirigea d'un pas raide vers la porte.
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