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Ian crevait de chaud. C’est bien simple, il avait si chaud que la sueur s’évaporait sur son front avant même d’avoir pu songer à se former.

Engagez-vous, qu’ils disaient, engagez-vous !

Ils en ont de bonnes, ceux-là… songea le garçon en s’épongeant la nuque pour la énième fois de la matinée. Et dire qu’il n’en était que à la matinée !

⸺ Mais qu’est-ce que je fiche ici, je vous jure… marmonna-t-il en dévissant le bouchon de sa gourde.

Il approcha le goulot de ses lèvres et but goulûment l’eau vaseuse que contenait l’outre déformée.

⸺ Pas l’habitude des températures arides, gamin ?

Ian se retourna vers son interlocuteur, un vieux soldat bedonnant au visage rubicond.

En v’là un autre type d’outre, se dit-il en reniflant les fragrances alcoolisées qu’expirait le vétéran.

⸺ Pas trop, nan…

⸺ Ça s’voit ! Tu viens d’où ?

⸺ Des Grandes Collines, dans le nord…

⸺ C’est qu’tu viens de loin, dis ! Qu’est-c’qui t’a rameuté ici ?

Ian haussa les épaules.

⸺ J’avais pas envie d’garder les chèvres toute ma vie, faut croire.

⸺ Eh, tu m’étonnes ! Y a plus captivant, pour sûr… mais d’là à finir engagé dans les légions du Seigneur Pourpre, tu m’épates !

Pensif, le jeune homme ne répondit rien. Il reluqua le coton de la chemise du soldat qui le précédait, trempée de transpiration.

Il se remémora les laines que l’on filait dans son village natal, leur rugosité, leur pureté ; les pigments de mârk qu’il écrasait au pilon pour offrir à l’étoffe un jaune ocre, saturé de lumière … rien à voir avec le tissu imbibé de sueur et de terre qu’on refilait aux recrues lors de leur entrée dans l’Armée.

L’Armée… elle en avait fait rêver plus d’un – lui compris.

Mais une fois rentré dans ses rangs, c’était une autre histoire. Les jours, rudes, où leur faisaient accomplir toutes sortes de besognes et d’exercices : pompes, plonge, tours de terrains, épluchages de patates, duels, valet de chambre… le choix était vaste. Et puis les nuits, les nuits glaciales que l’on passait tant bien que mal, emmitouflé dans une couverture trop fine, étouffé entre deux autres soldats sur un sol boueux qui vous gelait jusqu’aux os. Rien que pour résister à cette petite mise en bouche, il lui avait fallu des nerfs en acier, une volonté à toute épreuve.

Quelques jours plus tôt, les recrues avaient été dispersées entre différentes légions, et les rares amitiés qu’il avait pu nouer s’étaient émiettées aux quatre coins du camp.

La solitude le rattrapait, encore une fois.

⸺ Déjà vu la mer, petit ?

Le vieux soldat semblait avoir jeté son dévolu sur lui.

⸺ Non, jamais.

L’autre s’esclaffa.

⸺ Tu rates rien ! Là-bas, c’est que d’l’eau, d’l’eau à perte de vue ! Et salée, en plus. Imbuvable. Par contre, pour ce qu’est de la compagnie…

Il lui adressa un clin d’œil grivois.

⸺ Les plus belles beautés du continent, mon gars. De vraies sirènes. Elles chantent comme elles respirent, et qu’est-c’qu’elles respirent bien !

L’homme partit dans un nouveau rire gras. Ian ferma les yeux, tentant d’imaginer ce que l’on pouvait ressentir, aux mains de pareilles créatures. Il s’imagina se réveiller dans un lit moelleux, dans les bras graciles d’une fille de joie, avec la certitude que toutes ses misères étaient derrière lui…

Les piaillements nasillards du sergent eurent malheureusement tôt fait de le ramener à la réalité.

Soldats ! En position, et qu’ça saute ! Plus vite que ça !

Pris de court, Ian mit plusieurs secondes à déchiffrer l’ordre donné. Sitôt l’injonction assimilé, il s’empressa d’imiter ses camarades ; mais le stress le rendit maladroit et finit par l’écrouler au sol, ses affaires éparpillées en soleil autour de lui.

Alors qu’il ramassait tant bien que mal ses effets disséminés devant – et derrière – lui, deux bottes lustrées s’invitèrent dans son champ de vision.

Avec une précaution alarmée, il remonta les chausses cirées jusqu’à leur propriétaire, un homme sec au nez crochu et au rictus mauvais.

Le sergent.

Gloups.

⸺ Alors, soldat ? On perd l’équilibre ?

Évidemment, aucun son ne vint ricocher à la pique. Futé comme il l’était, Ian avait rapidement compris les périls de la vie en hiérarchie, notamment lorsqu’un supérieur vous adressait la parole. L’affaire était de savoir quand, quoi et comment répondre, et elle n’était pas aisée. Il se contenta de se presser encore plus, raccrochant ce qui devait être accroché en vitesse éclair, et ainsi de suite jusqu’à noter un élément de taille : sa gourde avait disparu.

Et au moment même où il observait ce détail, un liquide tiède s’écrasa contre sa nuque et aplatît ses mèches châtaines.

La première perle d’eau n’avait pas encore taché la terre qu’il redressait déjà le menton, faisant face à son opposant.

Le sergent le fixait avec une joie non dissimulée quoique retenue, qui respirait la satisfaction et la méchanceté. Dans sa main, la gourde du jeune soldat pendouillait misérablement, laissant s’écouler son précieux contenu.

L’homme secoua la fiole pour la débarrasser de ses dernières gouttes, et la laissa tomber par terre d’un geste désinvolte, soulevant un nuage de poussière.

Ian se remit sur pied en toussant, aidé de s. Sa gourde en main, il l’inclina dans l’espoir de récolter quelque larme qui aurait échappé au massacre, lorgnant du coin de l’œil le sergot qui s’éloignait d’un pas assuré.

Quelques instants plus tôt, rien ne lui importait moins que cet homme mesquin qui lui tenait de supérieur. En l’instant présent, il ne ressentait pour lui plus que de la haine. Oh, qu’il le détestait…

On n’humiliait pas un homme des Grandes Collines impunément.

Un proverbe de chez lui affirmait qu’on ne chassait le mieux que lorsque la proie se croyait chasseuse.

Qu’à cela n’tienne.

Tandis que l’autre se complairait dans le rôle de bourreau, il porterait le masque de la victime. Mais malheur à lui s’il s’avise de baisser sa garde…

Car le jour où tu l’feras, je s’rai prêt.


Texte publié par lacossarde, 17 août 2022 à 20h52
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