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Mök 629

⸺ Vous… vous connaissez mon père ?

⸺ Si je le connais ? Ha ! C’était le rebouteux du Clan avant qu’il ne soit capturé, et un sacré bon ami !

Capturé ? Vous êtes sûr qu’il ne s’est pas plutôt barré ?

⸺ Sûr et certain. Ton père n’est pas du genre à fuir lâchement, tu sais ?

⸺ On ne doit pas parler de la même personne, alors, marmonna Liam en détournant les yeux.

Ce fut à ce moment-là que j’intervins :

⸺ Attendez un peu ! C’est quoi cette histoire ? Comment le père de Liam aurait-il pu faire partie des Chasseurs de Nuit sans que ni lui ni sa mère n’en soient averti ? Je veux dire, d’accord, on a dû passer par un portail pour arriver jusqu’ici – peut-importe où se trouve le « ici » – mais Eri Soën se trouve quand même à une distance respectable d’Ar… (je ravalai de justesse le nom d’Arkën Soa) de chez nous pour que rallier les deux points de manière régulière puisse passer inaperçue ! Enfin, il y a une multitude de points illogiques là-dedans, c’est complètement surréaliste, et…

Je m’arrêtai pour reprendre mon souffle, cherchant mes mots par la même occasion. Mes pensées se tournèrent vers ma sœur d’écailles. Elle me manquait tellement…

Le tranchant dans le timbre de voix de Liam me ramena sur terre :

⸺ C’est quoi ta question, au final ? me demanda-t-il, affreusement calme.

⸺ Comment ton père a pu participer à une organisation clandestine de cette envergure sans que tu n’aies jamais nourri aucune interrogation à son égard ?

Ses iris métalliques s’ancrèrent dans les miennes le temps d’un grain de sables, et j’eus à peine le temps d’entrapercevoir l’étendue de sa souffrance avant que celle-ci ne soit refourgué aux confins de son esprit, faisant place à une rage travaillée, raffinée par les Möks d’expérience :

⸺ De la manière la plus simple qui soit : en ne revenant jamais. Efficace, non ? répondit-il en ricanant.

⸺ …

Attends, quoi ?

⸺ Je ne te suis plus, là. Ton père vous a… abandonnés ? Pourquoi tu ne m’en a jamais parlé ?

Ses yeux se durcirent.

⸺ Et pourquoi je l’aurais fait ? Pourquoi je t’aurais raconté, à toi, que mon père était un enfoiré qui a déguerpi une dizaine de poignées de sables après ma naissance ?

⸺ Liam, ton père avait de bonnes raisons de vous quitter, ta mère et toi, et sois assuré qu’il ne l’a pas fait de gaieté de cœur. Tout ce qu’il voulait était de te tenir à l’écart du danger… essaya Kent, en ami loyal.

⸺ Ah non ! l’interrompit-il furieux, ses yeux argent devenus flèches acérées. Je vous interdis de lui trouver des excuses : ma mère a attendu dix Möks, dix Möks, que ce salaud donne un signe de vie avant d’accepter l’idée qu’il ait pu nous abandonner. Même pas son retour, un simple signe de vie. Elle a tout sacrifié pour être avec lui, tout ce qu’elle connaissait pour vivre avec cet homme. Et qu’est-ce qu’elle a reçu en échange ?

» Alors ne me sortez pas cette soupe-là ; « c’était pour ton bien », ou, mieux ; « tout ce qu’il a fait, c’était pour toi ». On sait tous parfaitement bien que c’est faux.

⸺ Le crois-tu ? murmura le vieil homme dans sa barbe, sans que ses mots ne parviennent à l’oreille de mon ami.

⸺ Et… Fafnir dans tout ça ? demandai-je, hésitante. Il… il était au courant ?

Liam eut un sourire sans joie.

⸺ Évidemment. J’ai été nourri au même sein que lui.

Ce qui explique beaucoup de choses…

Entre autres, la puissance du lien qui s’exerçait entre ces deux-là, en particulier lors de la Fusion. Chez la plupart des gens de ma connaissance, atteindre ce palier prenait plusieurs poignées de sables, voire plusieurs révolutions, et tout ça pour un résultat généralement moindre.

Ils n’auront plus jamais l’occasion de s’améliorer…

Reyja et moi devions nous concentrer des révolutions durant avant d’y arriver ; et je devais avouer avoir toujours été un peu jalouse de cette facilité que le duo possédait.

Quelle puérilité !

Comprenant sans doute l’inutilité de continuer à argumenter avec Liam sur le sujet paternel, Kent reprit la parole après un long soupir – qui lui permit de se refaire une contenance :

⸺ Samira, aurais-tu l’obligeance de fournir à ces deux jeunes gens des tenues propres ainsi qu’une toilette convenable avant le repas ?

⸺ Bien sûr.

⸺ Parfait. Essaye cependant de te hâter, car les évènements nécessitent une intervention devant tous, qui aura donc lieu pendant le repas.

⸺ Compris, affirma-t-elle en nous saisissant par le coude (Liam et moi) pour nous emporter hors de la pièce.

*

⸺ Eh, Yamô ! Tu pourrais dégotter quelque chose pour ces deux-là ? C’est urgent.

Celui-ci fixa Liam intensément pendant quelques grains de sables (il devait vraiment ressembler à son père) mais ne fit aucun commentaire et se contenta de répondre :

⸺ Pas de problème. Qu’ils viennent par ici, que je puisse déterminer ce que j’ai pour eux.

Pendant que le dénommé Yamô cherchait des vêtements ajustés et si possible assortis (quoi de plus important qu’une chemise et un pantalon de toile raccords sur le cercle chromatique ?), j’en profitai pour l’observer : petit, musclé, des tatouages assez semblables au mien recouvrant tout son corps – c’était en tout cas ce que j’imaginais, – montant même jusque sur son crâne lisse et chauve et un bouc soigneusement taillé en pointe.

Bref, pas du tout le style de personne que je me serais attendue à croiser en train de plier des vêtements. Ni à s’appeler Yamô, d’ailleurs.

Comme quoi, on en apprend tous les jours !

Après que Yamô nous eut gentiment refilé des habits présentables, ainsi que des serviettes et deux pains de savon, nous partîmes en direction d’un corps propre et de la redécouverte de l’hygiène.

Enfin !

*

Je lorgnai le baquet d’eau glacée à mes pieds.

⸺ On se douche avec ça ? vérifiai-je, horreur et indignation dans la voix.

Samira apporta une pile de drap surmonté d’une éponge et d’un savon, qu’elle laissa s’échouer au sol.

⸺ Et ça.

⸺ Ce sera comme ça tous les jours ?

⸺ Tout dépend de la fréquence de tes ablutions…

Je lui coulai une œillade dégouttée qui la fit ricaner.

⸺ Tout le monde n’est pas né dans des draps en soie comme toi, tu sais ?

Et c’est bien dommage… me dis-je en jetant un bref coup d’œil au pain de savon râpeux.

⸺ Fais pas cette tête, va : la bassine n’est que pour ce soir.

⸺ Comment ça ?

⸺ Depuis le temps qu’on pieute dans ces grottes, tu penses bien qu’on a eu le temps de faire des aménagements extérieurs ! Même si, tu me diras, on a encore une fois pas fait grand-chose qui n’existe déjà…

En silence, je la pressai de m’expliquer– ce qu’elle fit :

⸺ Y a des nappes souterraines qui courent pas loin. À certains endroits, l’eau perce la roche et se répand dans une grotte. Avec le temps, y a un bassin qui se forme. On trace juste quelques ogams pour réchauffer un peu l’eau, et le tour est joué ! Un régal.

⸺ Mais, si ces bains sont à la hauteur de ce que tu nous décris, pourquoi est-ce que l’on se retrouve dans ces alcôves minuscules avec une pauvre bassine de flotte et un morceau de savon ?

Samira loucha ostentatoirement sur les draps que j’avais honteusement occultés.

⸺ … Et une pile de linge ?

⸺ La cloche du repas va bientôt sonner : si vous passer par les sources, vous n’en ressortirez pas avant trois révolutions – au moins.

La réponse était en soi plutôt crédible, mais la guerrière avait brusquement baissé les yeux et craché le tout comme si les mots lui brûlaient la langue. Étrangement, je subodorais que ce châtiment n’était pas sans rapport avec l’insolence et l’irrespect dont nous avions pu faire preuve devant le grand-chef-suprême-et-incontesté des Chasseurs de Nuit – surtout Liam.

Un sifflement musical se fit entendre un peu plus loin.

⸺ Liam ?

⸺ Mmm ?

⸺ Tu…

⸺ … Prends ma douche ? Affirmatif. Je ne sais pas toi, mais moi, j’ai la dalle, et la crasse bouche chaque pore de mon corps, alors si on peut en finir le plus vite possible… expliqua-t-il nonchalamment.

J’admirais cette désinvolture toute nouvellement recouvrée.

Mais tout est faux.

Lorsque nous avions quitté Kent, le garçon que j’avais toujours connu comme sarcastique et insolent en était ressorti moralement éprouvé, sombre et amer. Et il lui avait suffi de s’écarter une poignée de sables à l’abri des regards pour réenfiler son déguisement d’adolescent insouciant. C’était aussi extraordinaire que monstrueux.

Depuis combien de temps joue-t-il la comédie ainsi ?

La réponse à cette question me frappa comme la foudre : depuis le jour où il a compris. Compris quoi ? Que son père les avait définitivement abandonné, que la réalité l’avait rattrapé, qu’il avait compris que le monde n’était qu’une palette de gris sans fin… Bref, le jour où il avait cessé d’être un enfant.

Et au vu de sa réaction précédemment, ce jour-là était arrivé pour lui beaucoup plus tôt que pour les autres.

Et tout ce que je trouvais à faire était de lui pourrir la vie.

Je me serais giflée si cela avait eu une seule chance de changer le passé. Comme ce n’était pas le cas, je retins mon geste. Une claque n’était pas un évènement que l’on déclenchait par loisir.

⸺ Bouclettes à raison, gamine : le plus vite ce sera fini, et le mieux ça sera.

Traduction : Hana chéri, bouge-toi un peu, tu veux ?

⸺ Arrête de m’appeler « Bouclettes » ! rugit une voix à l’autre bout du couloir.

Je les laissai se disputer et partis me laver.


Texte publié par lacossarde, 11 décembre 2022 à 18h46
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