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Un Mök plus tard

⸺ Ça empeste là-dessous ! grommelai-je, grinçant des dents sous l’odeur fétide qu’exhalaient nos capes de fortune.

⸺ Tu ne t’y es toujours pas habitué, depuis le temps ?

⸺ Très drôle.

⸺ Je sais.

⸺ Et le fait que je te haïsse profondément, tu le sais aussi ?

⸺ Je m’en doutais un peu... Mais t’inquiète, le sentiment est partagé !

Ces derniers temps, j’avais tendance à oublier à quel point cette fille pouvait être insupportable, mais rien de tel que de petits échanges de ce genre pour me le rappeler.

Cela devait faire un Mök que nous avions quitté la forêt (après de longs adieux déchirants au sidh – je l’avais remercié avant de le déposer au sol, et il avait disparu sans demander son reste), et que nous arpentions les ruelles de cités à l’instar d’Eri Soën, à la recherche d’éventuelles informations sur ce qu’il était advenu du monde. Mais, depuis les balbutiements de nos recherches, tout ce que nous avions pu trouver était qu’être humain ne vous rendait pas plus digne de confiance dans cette ville – comme dans toutes les villes du troisième territoire que nous avions visité.

Fafnir me manque…

Il avait été décidé qu’un groupe de dragons et d’humains ensemble serait beaucoup trop louche et risquait d’attirer plus d’attention que nécessaire. Aussi, Fafnir et Reyja restaient en dehors des villes pendant que Hana et moi partions à la pêche aux informations.

Une tape sur le bras me sortit de mes réflexions :

⸺ C’est pas le moment de rêvasser, krâl ! On n’a pas eu de chance jusqu’à présent, mais rien ne nous dit qu’on ne peut pas croiser la personne qui pourra nous aider au détour d’un croisement, alors paie un peu attention !

Payer attention ? Mais à quoi ?

Aux regards méprisants que nous lançaient les passants ? Aux accès de terreur qui faisaient recroquevillaient les citadins à même le sol dès lors qu’un battement d’ailes se faisait entendre ? À la pauvreté, la misère ?

C’est donc à ça que ressemble notre monde ?

⸺ Je ne sais même pas ce qu’on fait encore ici, marmonna Hana entre ses dents.

Je lui lançai un regard perplexe :

⸺ Regarde autour de nous, Liam ! Il est évident que nous ne trouverons pas d’informations auprès d’un dragon sans nous faire boulotter juste après – pour peu que l’on puisse croiser un dragon, et aucun humain de cette cité n’ira cracher le morceau de peur de subir un sort funeste aux mains de deux gueux boueux avec des allures de désespérés ! Ce n’est pas ici qu’on trouvera nos réponses.

⸺ Tu n’en sais rien Hana, rétorquai-je doucement.

Ce fut à son tour de m’observer, dubitative.

⸺ Écoute, voilà ce que je te propose : donnons-nous encore une révolution pour chercher un indice, puis retournons au point de rendez-vous attendre Fafnir et Reyja. Ça te va ? Et si d’ici une septaine, on a toujours pas trouvé d’informations, on abandonne l’idée des villes. Marché conclu ?

Elle haussa les épaules mais ne contesta pas mon offre.

*

Nous marchions d’un pas rapide lorsque la rue que nous suivions aboutit sur une impasse.

Krâl ! jura mon acolyte. On s’est encore perdu ! C’est pas possible un labyrinthe pareil !

Alors que je tentai désespérément de la calmer, une voix rocailleuse, oscillant en grave et aigu, retentit derrière nous :

⸺ Tiens, tiens… Qu’est-c’qu’on a là ?

Nous nous retournâmes vivement, et l’appel d’air provoqué rabattit la capuche de Hana en arrière, libérant ses épais cheveux bruns. Si un doute – aussi infime soit-il – avait pu subsister jusque-là quant à notre état de propreté, celui-ci avait volé en éclat en même temps que l’anonymat de la jeune fille.

La voix instable appartenait à un adolescent tout juste sorti de l’enfance, au jugé de ses intonations ridicules. L’encadraient deux autres enfants – un garçon malingre et une fille à l’air teigneux – dont les airs cruels semblaient être les répliques exactes de celle du chef de bande, le semblant d’intelligence en moins.

⸺ Fais pas bon de pas jouer cartes sur table, par les temps qui courent… déclara Voix-de-Trompette.

Sans blague.

Dans un souci de ne pas envenimer la situation plus qu’elle ne l’était déjà, je gardai ces mots pour moi.

⸺ Alors, on peut savoir à quoi c’est qu’vous jouez tous les deux, à poser des questions à tous ceux qu’vous croisez ? continua-t-il sur un ton inquisiteur que je ne sentais pas, alors mais pas du tout.

Tout en prononçant ces mots, il glissa sa main à la ceinture, et décrocha un surin dentelé, tâché de rouille – même si je n’étais pas certain qu’il ne s’agisse là que de rouille. Ses deux acolytes n’avaient quant à eux pas d’arme comme celle-ci (c’était sans-doute elle qui lui assurait sa position de meneur) ; ils se hérissèrent tout deux comme des chats, griffes et crocs sortis, prêt à nous sauter dessus au moindre faux pas. C’était des gosses, mais la faim les avait transformés en bêtes.

Je retire ce que j’ai dit : ils sont définitivement sortis de l’enfance, tous les trois.

Tout à coup, je fus pris d’un doute quant à notre capacité à nous en sortir indemnes s’ils engageaient le combat.

Comme nous demeurions interdits, il poursuivit de sa voix désagréablement peu en accord avec le rôle qu’il interprétait (j’aurais apprécié que ce dernier soit à la mesure du timbre ridicule du dragonnet – et non pas l’inverse, mettons-nous bien d’accord) :

⸺ C’est trop louche… Z’en pensez quoi, les gars ?

Ce croqueur d’œuf joue avec nous …

Un simple aperçu de l’expression de Hana suffit à m’assurer qu’elle pensait la même chose que moi.

⸺ Sont suspects, c’est clair, affirma son compère de gauche.

⸺ Chuis sûre qu’y cachent que’qu’chose, Gyrin : faut leur faire avouer, appuya celle de droite.

Étonnamment, je pressentais que le verbe « avouer » n’avait pas la même signification pour moi que pour la gamine.

⸺ Mes cairde ont raison, on peut pas laisser partir deux Chasseurs de Nuit comme ça, annonça-t-il solennellement.

⸺ Les Chasseurs de Nuit ?

Les mots avaient jailli de ma gorge comme une fontaine, avec le même espoir incrédule qu’observerait un assoiffé en atteignant ladite fontaine ; et je plaquai – inutilement – aussitôt une main sur ma bouche pour éviter que d’autres ne sortent à leur suite, plus compromettant encore.

Les diverses réactions ne se firent pas attendre :

⸺ Faites pas semblant d’pas être au courant, vous l’savez très bien ! s’énerva la fille.

⸺ Vous faites comme si d’rien était, mais on sait qu’vous êtes friqués com’ marchands d’sables ! ajouta son compadre.

Hana me lança un regard noir.

Gyrin sourit encore plus largement, dévoilant des chicots jaunis.

⸺ Écoutez, il y a erreur ! Ni moi ni ma… sœur n’avons de rapport avec les Chasseurs de Nuit dont vous parlez. Nous sommes arrivés ici il y a peu et ne connaissons encore que très peu l’agencement des lieux – d’où les nombreuses questions, me défendis-je, l’air offusqué. S’il vous plaît…

Parfois, je m’impressionne moi-même.

Hélas, tous les talents oratoires – et mensongers – du monde n’auraient pas suffi à attendrir le cœur de ces enfants rompus à la dure loi de la rue, et ma plaidoirie n’eut d’effet ni sur Gyrin sur la morveuse.

Seul le garçon malingre eut un instant d’hésitation, mais il se reprit bien vite en voyant ses deux s’avancer vers nous d’un pas sûr, et s’approcha à son tour. À mon grand désespoir.

D’une main, j’effleurai ma sacoche. Aurais-je le temps de tracer une rune de protection ?

Pas sûr.

De l’autre dextre, je pris celle de ma voisine. Elle ne la retira pas.

C’est curieux comme une menace de mort imminente peut vous rapprocher de quelqu’un…

J’eus une dernière pensée pour ma mère et tous ceux d’Arkën Soa, que j’allais bientôt rejoindre, puis pour Fafnir qui mourrait une première fois en même temps que moi avant de vivre le reste de sa vie avec une moitié d’âme en moins si je ne me dépêchai pas.

Je fermai les yeux, me concentrai pour trouver l’ogam le plus adéquat, traçai fébrilement son signe dans les airs.

En vérité, mes efforts se dispersèrent rapidement quand j’entendis des bruits de ce que j’identifiai comme un combat, et Hana murmurer mon nom dans un souffle stupéfait :

⸺ Liam…

Je rouvris immédiatement les yeux, et compris aussitôt la raison de l’ébahissement qui ressortait au travers de la voie de la jeune fille : une ombre mouvante avait surgi de nulle part et tenait nos agresseurs en respect avec facilité, presque avec désinvolture.

En me concentrant un peu, je remarquai que l’ombre était en réalité une femme, âgée sans doute d’une dizaine de Möks de plus que nous. Sa peau métissée luisait sous le soleil, et son immense natte brune négligé volait autour d’elle. La grâce et l’aisance dont elle faisait preuve alors qu’elle retenait le trio pouvaient facilement être qualifiées de surnaturelles tant elles semblaient surréalistes.

Nos assaillants avaient beau avoir l’avantage du nombre, celui-ci se révéla bien maigre face à leur adversaire, qui eut tôt fait d’achever le meneur en lui enfonçant une épée au halo doré dans la gorge, et de mettre les deux autres gamins en fuite.

Une fois sa besogne terminée, la femme se tourna vers nous :

⸺ On peut dire que je suis intervenue à temps, pas vrai ? remarqua-t-elle en nous observant d’un œil critique.

Une fois son examen terminé, elle fit volte-face et commença à marcher d’un pas vif.

Lorsqu’elle se rendit compte que nous ne suivions pas, elle revint sur ses pas :

– Magnez-vous ! D’autres ne vont pas tarder à rappliquer, et s’ils vous trouvent planté là avec le cadavre d’un des leurs à vos pieds je ne donne pas cher de votre peau !

Retrouvant mes esprits, j’articulai péniblement :

⸺ Vous l’avez tué ?

⸺ Tu connais beaucoup de gamins des rues capables de survivre avec une épée qui leur transperce la jugulaire ?

⸺ Attendez… on ne tue pas les gens comme ça ! Surtout pas des gamins !

La femme me toisa en silence pendant plusieurs grains de sables. Finalement, elle reprit :

⸺ Écoute, Bouclettes… Je te signale qu’eux avaient l’intention de vous tuer, ta petite amie et toi, alors…

⸺ Ce n’est pas ma petite amie ! la coupai-je sans relever le surnom ridicule dont elle m’avait affublé. Et de toute façon, ce n’est pas le problème…

⸺ Ne m’interromps pas, s’il te plaît. Je reprends : ils avaient l’intention de vous tuer, ton amie et toi, pour le simple plaisir de pouvoir le faire – et de vous dépouiller aussi, bien-sûr. Ça fait partie du jeu. J’en ai tué un pour vous défendre, on peut considérer que mon but était bien plus honorable, non ? De toute façon, corrige-moi si je me trompe, mais tu n’es pas mécontent d’être encore en vie, si ?

⸺ Ça n’a aucun rapport ! Vous ne pouviez pas tout simplement le mettre en fuite, comme les deux autres ? Osez me dire que vous en étiez incapable, m’insurgeai-je en la défiant du regard.

⸺ Le laisser en vie ? Bien sûr… tu crois vraiment que lui dire d’arrêter aurait suffi à le dissuader ? Bel exemple de naïveté, dis-moi ! Tu viens d’où pour croire ce genre de niaiseries ?

⸺ Vous avez bien laissé les deux autres en vie, non ?

⸺ Faiblesse de ma part. Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’ils ne rameutent le reste de leur bande, maintenant qu’ils savent à qui s’en prendre.

⸺ Pourquoi les avoir laissés en vie, alors ? cinglai-je avec cynisme.

⸺ On vire rapidement de bord, par ici ! s’amusa la femme. En tuer un était de trop, et maintenant on me demande d’arrondir à trois ?

Devant mon air buté, elle soupira :

⸺ Rends-toi à l’évidence, Bouclettes : ce gars-là était un ennemi à abattre.

⸺ C’était un gosse !

Ses yeux se durcirent :

⸺ Ne me fais pas regretter de vous avoir sauvés, gamin. Je ne sais pas d’où tu viens, mais comprends bien qu’ici, l’âge importe peu : c’est l’intensité du regard de ton adversaire qui détermine sa valeur et sa volonté. Allez, en route !

Hana, qui était restée silencieuse jusqu’à présent, prit la parole :

⸺ Attendez un peu ! Vous nous emmenez où, là ?

⸺ À votre avis ?

*

⸺ Vous nous emmenez réellement au quartier des Chasseurs de Nuit ?

⸺ Ne prononcez pas ce mot à voix haute, bon-sang ! Combien de fois devrais-je vous le répéter ?

⸺ Faites excuses. Enfin bref, vous nous emmenez vraiment là-bas ?

La guerrière leva les yeux au ciel face à l’insistance de mon ex-rivale :

⸺ J’ai l’aire de plaisanter ? Crois-moi, ce n’est pas un sujet à prendre à la légère, affirma-t-elle sombrement.

⸺ Comment vous nous avez trouvé ? Vous êtes nombreux ? Vous faites quoi exactement ? Je veux dire, quel est votre but final, le plan pour y parvenir ? D’où…

Cette fois-ci, la femme commença sérieusement à s’énerver :

⸺ Bon, écoute, le feu follet : je commence à en avoir ras-le-bol de tes questions. Je pensais avoir été claire là-dessus : le Clan est un sujet sensible, pigé ? (elle baissa soudainement la voix lorsqu’elle prononça le mot Clan) Et quand je dis sensible, c’est du genre à te faire brûler sur la place du marché pour sorcellerie, pigé ?

⸺ Mais pourquoi ?

⸺ Va savoir… les gens n’aiment pas trop les voleurs, alors ceux qui fricotent avec les forces surnaturelles… Tout ça pour dire qu’il est préférable de ne pas trop s’épancher sur le sujet. Tu comprends ce que ça veut dire, gamine ?

⸺ Je comprends parfaitement ce que ça veut dire, mais j’estime qu’il est préférable d’avoir le maximum d’éléments en main quand quelqu’un est susceptible de vous amener précisément jusqu’au lieu dont la simple mention vous fait signer votre arrêt de mort, rétorqua Hana avec fermeté.

Son adversaire roula des yeux :

⸺ Je vous ai sauvé la vie, et tu ne me fais pas confiance ?

⸺ Actuellement ? Non.

Quand la guerrière entendit cela, elle agrippa le menton de Hana et la força à regarder vers la place publique, où une estrade surmontée d’un pilori était installée.

⸺ Tu vois ce truc, là-bas ? On y attache les criminels. Plusieurs jours durant, à la merci du soleil, de la pluie, des insultes et des projectiles. Pour les condamnés les plus graves, on les laisse jusqu’à ce qu’ils pourrissent sur place. Quand ils ont de la chance, un dragon passe et vient croquer le malheureux avant qu’il ne soit trop tard – la loi le lui permet. Que crois-tu qu’ils fassent de pilleurs comme nous ?

Elle planta ses yeux noirs dans ceux de Hana :

⸺ Aussi, si tu pouvais la fermer, ce serait sympa. Fais comme ton copain, tiens. Histoire que je puisse respirer assez longtemps pour vous amener au bout…

⸺ Est-ce qu’on pourrait au moins savoir votre nom ? demandai-je tandis que mon amie – je pense qu’on avait dépassé le stade d’ennemis jurés depuis un certain temps – se renfrognait.

Notre guide esquissa un sourire sans joie :

⸺ Samira. « Sam » pour les intimes. Mais on n’en est pas encore là, alors vous allez commencer par m’appeler « madame », on verra la suite après.

Après avoir traversé plusieurs ruelles étroites et boueuses, nous atteignîmes une arche de pierre, précédant fossé dans lequel se jetaient les eaux usées des caniveaux. Un pont sommairement fabriqué enjambait le cours d’eau odorant, mais la mousse qui foisonnait sur le bois le rendait tellement glissant que les gens devaient y progresser avec méthode et méticulosité, pour s’assurer de ne pas finir au fond du canal.

Heureusement, la guerrière nous évita tous ces efforts inutiles : elle mit directement le pied dans l’eau, et nous enjoignit à la suivre. Sous le pont, elle s’accroupit, écarta un rideau de lierre et autres plantes grimpantes et souleva une trappe grille de fer grossièrement ouvragée que la végétation camouflait.

De sa main libre, elle nous invita à passer devant elle.

Alors que Hana s’engouffrait dans l’abîme du tunnel, je jetai un coup d’œil méfiant à notre guide – Samira. Elle ne me le rendit pas, se contentant de m’observer avec amusement.

Mais ses yeux noirs d’encre trahissaient son intérêt : elle me jugeait. Et je n’aimais pas ça du tout.

Finalement, je détournai les yeux et descendis à la suite de Hana, le regard transperçant de Samira me tailladant le dos.


Texte publié par lacossarde, 21 août 2022 à 15h05
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