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Pour la première fois depuis longtemps, les lueurs douces de l’aube l’agaçaient: l’envie de retourner son bureau de frustration lui démangeait les doigts, alors qu’il se dirigeait vers le minuscule cabinet de toilette attenant pour se rafraîchir et tenter une énième mise au point.

La montée de colère se dissipait à mesure que l’eau froide ruisselait sur son visage, laissant place de nouveau aux réflexions qui avaient occupé sa nuit.

Toujours aucune piste sérieuse en vue, et le nombre de disparus augmentait doucement mais sûrement depuis trois jours, sans que son fichu cerveau n’arrive à trouver la moindre connexion : pas de schéma temporel, de type de cibles précises en terme de sexe, d’âge, ni de modus operandi clairement identifiable.

Deux femmes et un jeune homme, évaporés comme par magie dans l’est de la ville, le seul point commun : les ruelles enfumées de Londres les avait comme avalés, sans laisser une trace.

Et après dix ans au service de Scotland Yard, on ne la lui faisait pas: c’était tout simplement impossible…

Malheureusement, tous les regards étaient tournés vers la série de meurtres dans le quartier voisin de White Chapel, alimentant les rumeurs les plus folles et surtout la terreur dans les quartiers populaires de Londres. Les forces de police avaient même été sommées par la reine de résoudre au plus vite cette affaire, de peur qu’elle ne dégénère en révoltes, ou pire, en grèves.

De retour dans son bureau, il laissa échapper un soupir en observant la capitale sortir lentement de son sommeil… La ville avait comme enflée ces dernières années, les alignements d’usines et d’immeubles sortant de terre de manière désordonnée, emplissant l’air d’une odeur de souffre et de misère.

Le désespoir reste le plus grand moteur de la criminalité, se dit-il en enfilant sa redingote, le regard perdu sur ses notes concernant ce dossier.

Ses yeux d’un vert perçant se plissèrent de détermination : contrairement à ses collègues, il était persuadé que ces trois disparitions n’avaient rien à voir avec ce « Jack l’éventreur » avec lequel les journaux faisaient leur choux gras. Et il sacrifierait autant de nuits qu’il faudrait pour retrouver celui qui profitait de la terreur pour se penser impuni.

Son humeur massacrante du matin ne s’était pas améliorée avec le crachin constant qui s’abattait sur la ville depuis le début d’après-midi. Il poussa la porte de son appartement, et activa le nouvellement installé interrupteur, pour constater qu’il restait dans le noir...

Après tout, l’installation était toute récente, il aurait du se douter que ce tout nouveau système ne serait pas efficace à 100 %…

A tâtons, il se dirigea vers la commode sur laquelle était posée une de ses lampes à huile : quelle bonne idée de les avoir conservées ! Mais là aussi, ses manipulations restaient vaines, la lampe n’émettant qu’une faible lueur avant de s’évanouir.

Il claqua sa langue d’agacement, cette énième déconvenue étant celle de trop. Il fallait qu’il n’ait plus d’huile en réserve…

Il farfouilla avec plus d’empressement le premier tiroir et finit par tomber sur quelques bougies, qui apparaissaient comme la joie ultime de sa journée.

Il allait pouvoir se remettre au travail, illuminé par une dizaine de bougies éparpillées autour de son bureau.

Coupure d’électricité ou pas, il avait une nouvelle corde à son arc pour résoudre cette fichue enquête.

Un témoin était venu le matin-même à Scotland Yard, le patron du pub où le jeune homme avait été vu pour la dernière fois. Celui-ci affirmait que le disparu été accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années, tous deux des réguliers. Ils travaillaient dans la même usine, et avaient consommé plusieurs pintes. Ils avaient quitté l’établissement ensemble, soûls et apparemment d’humeur joviale.

Les avis de recherche commençaient à faire effet, et avec un peu de chance, d’autres témoignages suivraient dans les prochains jours. Pour le moment, il s’agissait de retrouver cet homme… Passer la journée du lendemain dans la suie et les vapeurs polluées des usines de l’East End ne l’enchantait guère, mais c’était la seule piste, et il comptait bien en tirer toutes les informations possibles.

Londres semblait être emprisonnée sous un dôme, les nuages lourds chargés de pluie ne cessant de déverser leur contenu, faisant tomber cendres et suie au sol dans un magma noir. Il avait l’impression de ne pas avoir vu le soleil depuis des semaines, et l’ambiance lugubre de cette soirée assombrissait davantage le tableau. L’ouvrier ayant accompagné le disparu un temps sur le chemin du retour n’avait aucune idée de ce qui lui était arrivé, leurs routes s’étant séparées cinq minutes après leur sortie.

Jack l’Eventreur venait de faire une nouvelle victime, réduisant encore plus les chances de rendre cette affaire visible aux yeux du public, et donc de recueillir des témoignages.

Ses patrouilles nocturnes dans les quartiers les plus populaires de Londres n’aidaient pas à égayer son humeur : la vétusté des immeubles et le manque de lumière faisaient peine à voir, les odeurs d’ordures pourrissant dans la rue et les relents massifs d’alcool rendaient chaque voyage difficiles à supporter. Et la misère, collant à la peau de chaque habitant, imprégnée dans chaque pierre… Mais il savait que sa réponse était ici, quelque part dans ses ruelles coupe-gorges.

Alors qu’il se dirigeait vers un des pubs les plus fréquentés dans l’espoir d’y glaner des informations, il perçut du coin de l’œil un visage qui lui semblait familier…

Une longue chevelure rousse, des yeux sombres : la jeune femme semblait avoir une vingtaine d’années, et portait une robe ocre d’assez bonne facture. Elle tranchait un peu dans cette ambiance maussade et masculine, les ouvriers se retournant sur son passage sans grande discrétion…

Il se figea, reconnaissant le portrait d’une des jeunes femmes disparues, Jane Walsh ! Elle s’engouffrait dans la ruelle adjacente au pub, seule. Sans hésiter, il replia son parapluie et entreprit de la suivre, maintenant une certaine distance pour éviter d’éveiller tout soupçon.

Il prêta une attention particulière à ses pieds, évoluant dans une bouillasse mélangée à des bouts de verre, des excréments d’animaux et des détritus. Le moindre bruit risquait de le faire repérer, malgré les chants des poivrots, et la moindre chute serait catastrophique.

Il sursauta légèrement en entendant des sifflements furieux mais continua à avancer prudemment, ne perdant pas la silhouette féminine des yeux. Elle tourna à droite au bout de la ruelle, et un nouveau sursaut le parcouru alors qu’il se faufilait pour rester dans la pénombre le plus possible.

C’est alors qu’il perçut deux chats faméliques se jeter l’un sur l’autre, toutes griffes dehors et crachant à tout va. Il laissa échapper un soupir de soulagement, réalisant l’état de tension dans lequel il se trouvait depuis 5 minutes, au point de ne pas reconnaître les sons d’une simple bataille de chats.

Il se fit la morale, et repris sa filature. Mais après quelques minutes, son environnement se fit plus familier…

Il était déjà venu dans ce quartier…

Récemment…

Son esprit fit tilt tout à coup.

Elle se dirigeait vers une usine sidérurgique, la même qu’il avait visité le matin même à la rencontre de l’ouvrier qu’il était venu interroger !

Son état d’alerte décupla, convaincu de se rapprocher enfin du dénouement, tous ses sens en éveils et la saveur de la satisfaction du devoir accompli déjà dans sa bouche.

Il se cacha derrière un alignement de caisses en bois, ces cheveux noirs parfaitement gominés tombant désormais comme une masse informe dans ses yeux sous l’effet du crachin.

La jeune femme restait immobile devant l’usine, attendant visiblement quelqu’un…

Pour quelqu’un de recherchée et a priori kidnappée, elle ne semblait pas inquiète, ce qui le désarçonna. Son ravisseur l’avait-elle forcée à accomplir quelque chose pour lui ?

Il était tenté de la rejoindre et de l’assurer de la protection de Scotland Yard, mais son instinct lui intima d’attendre pour en savoir plus sur la situation…

Quelques instants plus tard, une ombre se dessina sur un des murs d’enceinte de l’usine, la seule source de lumière étant la petite lampe à huile portée par le nouvel arrivant. La silhouette laissait deviner un homme de stature moyenne, qui semblait porter un sac imposant sur l’épaule.

L’enquêteur se hissa légèrement pour vérifier si l’homme était armé ou dangereux.

Il réprima avec peine un cri de surprise en voyant le jeune homme porté disparu enlacer la jeune femme, tout sourire.

Rejouer Roméo et Juliette à la sauce ouvrière dans un Londres où plane la menace d’un tueur en série, quelle belle idée !

Les deux amoureux étaient dans leur monde, préparant visiblement leur départ : c’est en tout cas ce qu’il en déduisit en saisissant quelques bribes de leur conversation. Ils étaient tellement absorbés qu’ils ne remarquèrent même pas sa présence derrière eux. Il s’éclaircit la gorge.

- Mister Yates, Miss Welsh… Scotland Yard.

Ils sursautèrent simultanément, la lampe à huile manquant de s’écraser au sol, les yeux écarquillés de surprise, la crainte écrite sur leur visage.

- Il m’est apparu que vous étiez portés disparus… Mais la situation semble être réglée, n’est-ce pas ?

- Monsieur l’agent… nous…., balbutia la jeune femme, visiblement secouée à l’idée d’être hors-la-loi.

Le jeune homme se posta devant sa compagne et se dressa de toute sa hauteur.

- Monsieur, je sais que nous avons fait quelque chose de mal, mais nous n’avons pas d’autre choix… Nos familles désapprouvent notre mariage, et….

- Et vous n’avez rien trouvé de mieux que de feindre votre disparition en pleine vague de crimes. J’ose espérer que vous avez conscience de la chance que vous avez de ne pas avoir été blessés ou tués, au vu des circonstances actuelles….

Le couple baissa les yeux, l’air penaud. La réalité de leur entreprise semblait les rattraper maintenant, la jeune fille pleurant à chaudes larmes tandis que le jeune homme se mordillait la lèvre, les yeux brillants de larmes.

- Je vous ramène avec moi, et nous allons voir ce que nous pouvons faire pour votre…. situation. Vos parents sont morts d’inquiétude, vous savez ?

Ils acquiescèrent en silence et lui suivirent sans broncher, et c’est avec une satisfaction lourdement teintée de déception qu’il regagnât son appartement plus tard dans la soirée, toujours sous cette pluie fine qui achevait de ruiner sa chevelure. Le dénouement de cette affaire ne le satisfaisait qu’à moitié, et même si il y avait toujours le cas de Virginia O’Malley, il repartait à zéro...

L’odeur de souffre et de charbon emplissait l’atmosphère, la faisant tousser et haleter. La peau de ses poignets était endolorie par des jours de compression et de frottement contre la corde qui la maintenait prisonnière de la chaise sur laquelle elle était installée depuis sa disparition.

La sensation de brûlure dans sa gorge lui devenait insupportable, sa sensation de soif décuplée par la chaleur ambiante. Depuis combien de temps n'avait-elle pas bu ou mangé?

Elle ne parvenait plus à compter les heures, les jours : elle avait bien essayé au début de sa captivité, mais l’enfermement entre ces quatre immuables murs avait eu raison de toute pensée cohérente.

Quand elle parvenait à dormir, ses rêves débutaient toujours de la même manière : elle était chez elle, à s’occuper du repas avec sa pauvre mère, dont l’état de santé était plus que fragile. Mais la chaleur qui se dégageait de leur petite maison dans l’East End faisait oublier les difficultés, et l’amour inconditionnel de sa mère lui donnait toujours la force d’affronter une nouvelle journée. Mais chacun des ses escapades oniriques finissait toujours de la même manière : une pluie noire engloutissait le chaleureux tableau, pour être remplacée par un torrent de flamme, engloutissant sa silhouette dans sa fureur.

Elle se souvenait juste d’être sur la route du retour après avoir fait le marché, et d’une voix grave l’appelant alors qu’elle passait près d’une impasse. Le temps qu’elle se retourne, elle avait été attirée avec force dans la ruelle, et elle se souvient de la dureté du corps de son agresseur et de la sensation d’un tissu sur son nez avec une forte odeur d’alcool.

Son esprit embrumé crut voir sa mère la gronder gentiment pour avoir fait tomber les navets par terre, lui tendant la main pour l’aider à se relever, un doux sourire aux lèvres. La berceuse qu’elle lui chantait résonnait dans sa tête, et elle se souvint l’avoir appelée et tenté de prendre sa main, à mesure que sa conscience sombrait.

A son réveil, elle était là, dans cette pièce, sur cette chaise, seule avec ses questions.

Soudain, un grincement brisa le silence, lui faisant tourner la tête soudainement, les yeux rivés vers la porte. Une haute silhouette s’avança avec lenteur, un long manteau noir reposant sur son avant-bras. Tout en lui imposait la dignité et la noblesse, de ses cheveux blonds parfaitement coiffés à la finesse des traits de son visage, jusqu’à la grâce de ses mouvements quand il s’approcha de sa chaise.

Hypnotisée, elle déglutit lentement, les yeux rivés sur les lèvres de l’inconnu, qui s’étiraient en un sourire doux.

- Miss O’Malley…

Même sa voix respirait l’élégance, le ton grave et suave endormant l’angoisse et la berçant. Il passa derrière elle, dénouant la corde avec délicatesse, effleurant ses poignets rougis presque avec tendresse.

Sans un mot, il l’invita à le suivre, lui tenant la porte ouverte. Le cœur gonflé de gratitude, elle franchit le seuil, imaginant déjà les retrouvailles avec sa mère.

Elle ne vit pas le doux sourire se transformer en un rictus mauvais, ni le reflet argenté d’une lame dans les yeux de son sauveur.


Texte publié par Mimisao, 14 août 2022 à 20h46
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