[centrer]Rencontre
De mémoire d’homme, il y a toujours eu un Hikari. Même homme, même mission, guerrier solitaire vendant ses talents au plus offrant, Hikari est un mercenaire.
D’aussi loin que remontent ses souvenirs, il ne se rappelle pas lui-même avoir été un enfant, le visage de ses parents ou le lieu où il est né. Seulement les routes, les voyages et les contrats, les combats. Cette vie lui convient bien, sans attaches ni contraintes, allant où ses envies le mènent, tantôt assassin, tantôt justicier, il ne souffre la compagnie d’autres que lorsque cela lui est nécessaire.
Pourtant, depuis plusieurs jours, quelque chose a changé dans l’environnement de l’homme-montagne. Un étrange sensation qui a commencé dans le dernier village qu’il a traversé. Il avait alors été engagé par le Collège du village pour contraindre quelques riches fermiers cupides à payer leurs contributions à la communauté. Contrat simple qui ne nécessitait à priori pas que le sang soit versé. Mais pour une raison qui lui était inconnue, Hikari n’était pas entièrement à sa tache. Une partie de son esprit, pourtant si vif, tentait, en vain, de saisir les perturbations inhabituelles dans l’atmosphère, détails infimes qu’il n’arrivait à percevoir que du coin de l’œil et qui se dérobaient à son regard dès qu’il tournait la tête.
Malgré toute l’autorité dont il était capable, le mercenaire ne parvenait pas à obtenir du dernier fermier qu’il paie sa dette. De retour à sa couche, après une journée d’âpres négociations, Hikari avait décidé de retourner voir le Collège au matin afin de rompre le contrat qu’il n’avait su honorer.
A l’aube, réveillé par les rayons du soleil réchauffant son visage, l’homme découvrit un coffret d’or et de bijoux au pied de son lit. Dans la salle commune de l’auberge, l’agitation était à son comble et les vives discussions allaient bon train. Alors qu’Hikari descendait les escaliers, un silence pesant s’abattit sur l’assemblée et les regards se tournèrent vers lui. Réglant les quelques nuits passées, le jeune homme questionna le tenancier sur cette agitation. Le fermier réfractaire, celui-là même qui crachait avec virulence tout le mépris qu’il éprouvait pour le Collège et le chien de chasse qui leur servait de recouvreur, avait été retrouvé mort dans son lit, les yeux ouverts encore imprégnés de terreur, la gorge tranchée.
Le Collège, à la fois satisfait d’avoir perçu l’argent et terrifié par l’extrême atteint, avait payé Hikari, le sommant de partir sur l’instant et de ne jamais plus se représenter au village.
Depuis cet épisode, arpentant les chemins sans but précis, le guerrier réfléchissait. Il n’avait pas tué cet homme, ça il le savait. Mais qui alors s’était attribué le droit de cette décision ? Et s’il n’y avait que cela, il s’en serait contenté, se persuadant qu’un villageois, agaillardi par sa présence, aura décidé de faire justice lui-même. Mais tous ces détails qui lui échappaient, cette impression d’être épié dans son sommeil et ces quelques objets qui au petit matin avaient disparus, parfois remplacés par quelque offrande improbable en guise de dédommagement.
N’y tenant plus et voulant avoir une explication à tout ceci, Hikari décida qu’il était temps d’agir. Aussi, un soir, abandonna-t-il ses quelques possessions à proximités de son feu de camps, et alla se réfugier sous sa peau d’ours, feignant un profond sommeil mais gardant son épée à portée de main. Le crépuscule se transformait en nuit. L’obscurité apportant avec elle la fraîcheur et le poids de la fatigue. L’homme était sur le point de céder au sommeil, lorsqu’un brui inhabituel et discret se fit entendre. Les yeux à demi ouverts, il vit alors un silhouette de petite taille, plutôt fluette, accroupie près du feu et fouillant dans sa besace. Quelques pièces par-ci, un couteau par-là, d’une main enfantine, la créature commettait son larcin, grignotant au passage, l’air de rien, un morceau de viande séchée.
Se glissant discrètement hors de sa couche, Hikari saisit son épée et s’avança silencieusement face à son voleur. Il pointa l’extrémité de son arme brisée sous le menton de ce dernier. « Lâche-ça ! » ordonna-t-il d’une voix posée mais ferme. Mais à peine avait-il prononcé ces paroles qu’une brume noire et dense avait surgit de nulle part à une vitesse fulgurante, tel des bras de fumée intangibles, pointant sur son cœur et sur sa gorge des poignards meurtriers. Tout ceci s’était déroulé en un éclair sans que la créature n’abandonna pour autant sa fouille méticuleuse de la besace ni son morceau de viande. « Qui es-tu ? » souffla le guerrier, à la fois fasciné et terrifié par l’être étrange à ses pieds. La petite leva alors la tête et fixa sur lui des yeux aussi noirs et insondables que l’abîme, regard intense et pénétrant qui transperça Hikari aussi efficacement qu’un flèche à pointe d’acier. La tête penchée sur le coté, tel le loup perplexe mais nullement effrayé, finissant de mâchouiller les restes de son repas, elle désigna d’un regard l’arme toujours tendue dans sa direction. Hikari jeta son épée sur sa couche et s’assit en face de la petite en signe d’apaisement.
Les ténèbres, jusqu’alors menaçantes, se rétractèrent en un souffle et disparurent comme si elles n’avaient jamais existé. Les heures s’égrainèrent ainsi, échanges de regards, dialogue silencieux. La créature transperçant l’âme d’Hikari et lui essayant de comprendre le mystère assis en face de lui. L’homme reste malgré tout un mortel dont le corps doit répondre à des besoins primordiaux. Le guerrier solitaire ne parvenant plus à résister à la fatigue qui l’accablait, regagna sa couche et sombra dans un profond sommeil sans rêves. Au lendemain, alors que le soleil était déjà haut, Hikari s’éveilla, persuadé que sa rencontre de la veille se serait évaporée. Quelle ne fut pas alors sa surprise de la trouvée sous la peau d’ours, blottie contre lui et profondément endormie.
Les semaines passèrent. Hikari, toujours sur les routes, prenait grand soin de ne pas rencontrer âme qui vive, évitant les questions indiscrètes sur sa protégée. Elle s’était d’abord tenue à bonne distance distance de lui, le suivant et l’observant, ombre dans son ombre. Puis elle s’était peu à peu rapprochée, réduisant l’espace les séparant, jusqu’à accepter de marcher à ses côtés.
Les nuits étaient porteuses d’une tout autre atmosphère. Invariablement, alors que le guerrier préparait leur campement, allumait leur feu pour y cuire les maigres résultat de sa chasse, la jeune fille s’accroupissait à l’écart et levait vers la lune son visage enfantin. Un dialogue silencieux s’entamait alors, à peine perturbé par le repas que l’homme déposait devant elle. Immobile des heures durant, ses yeux sombres reflétant la lumière argentée de l’astre, elle en paraissait presque irréelle. Invariablement, Hikari l’observait en affûtant son arme, cherchant à percer les mystères de ce regard d’obsidienne. A force d’observation, il avait appris chaque trait de son visage. Sa peau diaphane, la ligne délicate de sa mâchoire, son front volontaire et bombé, et surtout l’insondable regard, strict reflet de l’infini vers lequel elle se tournait nuit après nuit. Invariablement, il s’endormait seul sous sa peau d’ours et s’éveillait au petit matin serrant dans ses bras la si frêle créature qui pourtant aujourd’hui, sans qu’il ne su l’expliquer, prenait une place si importante dans sa vie. Elle aussi l’observait, l’étudiait, l’apprenait. Se sentant épié, l’homme se retournait parfois, pour être saisi, transpercé par ces yeux fixes à l’expression énigmatique.
Les vivres et l’équipement commençant à manquer, alors qu’il avançaient côte à côte sur un chemin de campagne, Hikari annonça sa décision à la jeune fille. « Écoute, nous allons rapidement manquer de nourriture, d’armes et d’argent. Je dois trouver un nouveau contrat. Nous devons nous rendre dans un village. Humain. J’aurais préféré éviter cela, mais tu vas m’accompagner. Tu devras toujours rester à mes côtés, ne pas t’éloigner au-delà de la longueur de mon bras. Et garde bien les yeux fixés sur tes pieds. Ne regarde personne, surtout. Ils comprendraient bien trop vite et ça serait le début des ennuis. » Il marqua une pause, et ajouta « Et j’aimerais te présenter à quelqu’un, lui, peut-être, saura me dire... »
Ils poursuivirent ainsi leur chemin, l’homme-montagne plongé dans ses réflexions, la créature silencieuse comme à son accoutumé.A la nuit tombée, alors qu’ils pénétraient dans un petit bois, abri pour la nuit, Hikari lui désigna d’un signe de tête les petites lumières serrées les unes contre les autres sur le flanc d’une colline. « C’est là, nous y serons demain dans la matinée. » Il la laissa là, à l’observation intense de leur destination, et prépara le camp pour la nuit.
Il ne pouvait se soustraire à ses obligations, mais il était cependant inquiet. Il s’était jusqu’à présent efforcé à ne rencontrer personne, mais comment allait-elle réagir sous le poids des regards qui ne manqueraient pas de se poser sur elle. Que feront-ils, tous, quand il sentiront cette aura de dangereuse animalité qui s’échappe d’elle ?
Au matin, il la trouva, comme chaque fois depuis leur rencontre, serrée contre lui, profondément endormie. S’extirpant délicatement de la chaleur de la peau d’ours, il lui souffla doucement à l’oreille : « C’est l’heure ». Elle ouvrit les yeux et posa sur lui un regard encore voilé de brume comme l’était la lande aux premières heurs du jour. Le cœur du guerrier se serra dans sa poitrine. Aujourd’hui, il jouait le tout pour le tout, soit la confrontation entre sa protégée et le monde des hommes se déroulait sans accrocs, signe qu’il pourrait poursuivre son voyage avec elle, soit l’expérience tournait au désastre, et il serait alors obligé de l’abandonner. Voire pire. A cette idée, une lame glacée le transperça. Il se ressaisit aussitôt et finit d’emballer leurs affaires. Inutiles de se laisser aller à de funestes pensées.
Lorsqu’ils arrivèrent au village, la place principale était déjà grouillante de vie. Jour de marché. Le mercenaire aurait préféré qu’il y eut moins de monde au moment de leur arrivée. Le duo improbable qu’ils formaient tous les deux attirait que trop l’attention des badauds. Il émanait une tension et une inquiétude palpables de l’étrange jeune fille qui malgré tout obéissait scrupuleusement à ses ordres de la veille, le suivant comme son ombre, les yeux rivés au sol.
Quittant rapidement la foule de la place principale, leurs pas les guidèrent dans des ruelles étroites et désertes, jusqu’à une petite échoppe aux vitres poussiéreuses à peine éclairées à la faible lueur de quelques bougies. Hikari poussa la porte et invita sa compagne à la suivre. Derrière un comptoir chargé d’objets divers et étranges, une silhouette voûtée et sans age s’affairait en marmonnant.
« - Bonjour le Vieux.
- Hikari ! Mon ami ! s’écria le vieillard en se retournant. Voilà bien longtemps que je ne t’ai vu ! Dis moi, quelles sont les nouvelles ? Quelles aventures t’ont mené dans mon humble boutique ?
- J’ai besoin de me ravitailler le Vieux, je cherche aussi du travail. Et surtout, je voudrais te présenter quelqu’un. »
Accompagnant ses paroles d’un geste, il saisit la main de la jeune fille restées jusque là dissimulée dans son dos et l’encouragea à se présenter au vieil homme. Une expression de surprise s’imprima sur le visage de l’ancêtre à la vision de l’étrange jeune fille. Puis il posa sur son ami un regard chargé de questions.
« Cela fait quelques semaines qu’elle voyage avec moi le Vieux. Je l’ai surprise un soir, volant dans mes affaires, et depuis elle ne me quitte plus. Je sens qu’il y a quelque chose de différent chez elle. Son regard, ses attitudes...Et surtout cette brume sombre qui s’échappe d’elle parfois. Mais elle ne parle pas. Je crois qu’elle est muette. »
Un léger sourire se dessina sur les fines lèvres ridées du boutiquier. Il contourna son comptoir, et se tint à une distance respectueuse du couple, tendant délicatement sa main.
« Approche mon enfant, n’aies aucune crainte, je ne te veux pas de mal. »
La jeune fille se tourna vers son compagnon, le regard inquiet. Ce dernier l’encouragea d’un hochement de tête à suivre le vieux.
L’invitant à s’asseoir sur un fauteuil, l’Aïeul s’installa en face d’elle, son front marqué par le temps touchant presque celui de son hôte. Il se mit alors à chuchoter, parole inintelligibles que le guerrier ne parvenait à saisir. Alors, pour la première fois depuis leur rencontre, son étrange compagne se mit à parler. Ses mots étaient incompréhensibles, mais sa voix claire et limpide, comme l’eau du ruisseau qui jaillit de la montagne. A mesure qu’ils discutaient, l’expression du vieillard s’éclairait d’un large sourire et le regard de la jeune femme s’illuminait du bonheur de pouvoir enfin se raconter. Alors qu’il échangeaient ainsi depuis plusieurs minutes, la parole du vieil homme se fit plus grave, plus chargée. Saisissant les deux mains de son interlocutrice, il semble lui faire une demande lourde de sens. La jeune femme ferma les yeux.
Hikari assista alors à un spectacle aussi saisissant qu’inquiétant. Alors que l’atmosphère de la boutique avait été jusqu’ici chaleureuse et légère, il sentit une pesanteur s’installer et l’obscurité envahit peu à peu l’espace, émanant de la silhouette assise en face de son vieil ami. Au bout de quelques minutes, même la lueur des quelques bougies ne suffit plus à transpercer les ténèbres qui s’étaient répandues dans la boutique. Un noir total empêchait le guerrier de distinguer jusqu’à sa propre main. Un chuchotement se fit entendre. Les ténèbre commencèrent alors à se rétracter, doucement, devenant pénombre, jusqu’à réintégrer totalement le corps de la demoiselle. Un remerciement silencieux fut échangé. Le Vieux se leva, chancelant, se dirigea vers l’arrière boutique et revint, deux verres à la mains remplis d’un breuvage ambré.
« - Tiens mon garçon, bois ! Dit-il en tendant un verre à son ami.
- Mais le Vieux…
- Bois te dis-je ! l’interrompit le vieillard. Ensuite nous parlerons. »
Les minutes de silence qui suivirent parurent interminables à Hikari. Finalement le vieil homme s’installa sur un tabouret haut près du comptoir et invita son ami à en faire de même. Ce dernier jeta un coup d’œil en direction de la jeune fille toujours assise dans son fauteuil, observant attentivement les étagères qui l’entouraient. Il rejoignit le Vieux et attendit qu’il prenne la parole.
« Ton amie n’est pas de notre univers, elle a vu le jours dans l’Entremonde, fruits des amours interdites entre une humaine et un démon. Sa mère, mortelle, a quitté la vie alors que l’enfant était très jeune. C’est son père qui l’a élevée, en tentant tant bien que mal de la protéger du Cercle Démoniaque. Mais l’enfant est turbulente et là-bas comme ici, elle ne saurait passer inaperçue. Un jour, alors qu’elle avait provoqué un démon supérieur, son père a pris une décision fort lourde pour tous deux. Il l’a menée jusqu’aux portes de leur royaume et l’en a chassée, lui ordonnant de ne jamais revenir. Au regard de ce qu’elle a su expliquer des lois qui régissent l’Entremonde, je pense que son père, en la contraignant à l’exil, l’a surtout sauvée d’une mort certaine. Seule et le cœur lourd, sans possibilité de retour, elle a arpenté plusieurs semaines notre monde, vivant de chasse et de petits larcins. Lorsque tu l’as surprise, cela faisait déjà quelques temps qu’elle te suivait. »
Silencieux, la tête et le cœur chargés de questions, le guerrier observait sa compagne, étrange spectacle qui lui échappait un peu plus.
« - Dis m’en plus sur cette brume obscure qui l’enveloppe parfois. Les ténèbres de tout à l’heure, c’était elle n’est-ce pas ?
- Oui Hikari, c’est elle. L’obscurité fait partie de son être, aussi essentielle et vitale que l’air que tu respires. Pour le moment, elle ne la contrôle pas complètement, mais avec de l’entraînement, cette noirceur peut tout aussi bien devenir un cocon protecteur qu’une arme redoutable. Pour l’heure, se sont ses émotions qui régissent la brume. Méfie-t-en mon ami et garde toi de la pousser dans ses retranchements, les conséquences pourraient être funestes.
- Ni démon, ni humaine...Qu’est-elle exactement ?
- C’est une Furie mon ami, et elle se prénomme Ombr.
- Ombr...répéta doucement le guerrier. Ce nom sonnait à ses oreilles comme une évidence, comblant dans son esprit un espace vide ignoré jusqu’alors. Pourquoi moi, le Vieux ? Tu dis qu’elle est arrivée il y a plusieurs semaines. Alors pourquoi s’est-elle liée à moi plus qu’à quelqu’un d’autre ?
- Je ne puis rien te dire de plus ! Répliqua prestement le vieillard en se levant avec une rapidité et une agilité insoupçonnables chez une personne de son age. Ne laissant au mercenaire le temps de répliquer, il poursuivit :
« - Tu m’as dit avoir besoin de matériel ? Que te faut-il exactement ?
- Euh… j’ai besoin de quelques couteaux de lancé, de deux dagues légères, quelques pierres de feu, un ou deux affûteurs, quatre coudées de lien de cuir d’une largeur moyenne… répliqua-t-il, éprouvant encore des difficultés à mettre de l’ordre dans ses pensées après ces révélations.
Tandis que l’ancêtre s’éloignait vers la réserve, il ajouta :
-Ah et un bâton de combat aussi, en désignant sa compagne du menton.
Il s’installa en vis-à-vis de la Furie et observa attentivement son visage, cherchant à y déceler un indice de sa nature démoniaque. Elle ressemblait à une enfant, l’expression à la fois tendre et effrontée, semblant prête à conquérir le monde et curieuse de tout. Pourtant, il le savait à présent, ces traits à l’apparence si fragile renfermaient une toute autre réalité, bien plus insaisissable et sauvage.
« - Ombr... »dit-il doucement.
Elle se tourna vers lui, un sourire désarmant aux lèvres, semblant capable de lire son âme avec une facilité déconcertante.
« - Démone donc ? Je devrais me débarrasser de toi, t’abandonner sur une route. Mais je ne sais pourquoi, mon instinct me dis que nous devons parcourir le même chemin. »
La jeune fille l’écoutait attentivement, fixant sur lui un regard intense. Elle semblait Voir… Mais quoi ? Ça il l’ignorait, et le saurait-il un jour ?
« - Tu ne parles pas, poursuivit-il. Mais au moins tu comprends ce que je te dis. Cela me convient, je n’apprécie guère les jacasseries. Nous trouverons d’autres moyens de communiquer toi et moi. »
Le vieux boutiquier revint derrière son comptoir, les bras chargés.
« - Voilà mon garçon, j’ai tout ce dont tu as besoin. Les couteaux et les pierres, les affûteurs, le bâton pour notre jeune amie, quelques victuailles. J’y ai ajouté quelques vêtement de voyage pour cette demoiselle, ainsi qu’un capuchon, il devrait suffire à dissimuler sa nature lorsque vous traverserez des villages.
- Je te remercie le Vieux. Je repasserai te régler sitôt que j’aurais un contrat.
- Ne te préoccupe pas de cela, Hikari, c’est un cadeau, et bien peu de chose en comparaison de la surprise que tu m’as réservée, dit-il en regardant Ombr. Pour ce qui est du contrat, vas voir le bourg maistre, il pourrait bien avoir du travail pour toi. Un sombre histoire de dote et d’honneur bafoué je crois.
- Merci encore le Vieux, dit le guerrier en se dirigeant vers la porte.
- C’est moi qui te remercie guerrier solitaire. Et soyez prudents ! »
Mais Hikari et Ombr n’entendirent pas cette dernière recommandation, ils s’engageaient déjà dans les ruelles, à la recherche d’un gîte pour la nuit.
L’aubergiste s’était d’abord montré peu enclin à louer une chambre au couple qui s’était présenté à lui. Pas tant à cause de la stature du mercenaire lourdement armé qu’en raison du sentiment d’inquiétude et de méfiance que provoquait la fille qui l’accompagnait. Finalement, après quelques minutes de négociation, la cupidité et la promesse d’une jolie somme, largement supérieure à ses tarifs habituels pour une nuit, eurent raison de la peur. Il les accompagna donc jusqu’à une chambre.
La pièce sous toit était petite et meublée du strict nécessaire, un matelas de paille, un fauteuil si vieux que le rembourrage commençait à s’échapper et une petit guérite munie d’un nécessaire de toilette. Une lampe à huile conférait à la pièce une lumière tamisée.
Hikari sortit un morceau de viande séchée, de fromage et de pain de sa besace et partagea le tout en deux parts. « Il faudra nous contenter de ça ce soir. Il y a bien trop de monde dans la salle commune et je veux éviter que tu n’attires trop l’attention. » Ombr saisit sa part et s’installa sur le rebord de la fenêtre, levant les yeux vers la lune déjà haute. Le rituel avait commencé. A partir de cet instant, l’homme savait qu’elle avait érigé entre elle et le monde une barrière invisible et infranchissable, la coupant totalement de tout ce qui l’entourait et lui offrant le loisir d’un dialogue interne qui n’appartenait qu’à elle. Perdu lui aussi dans ses réflexions, il fit machinalement l’inventaire de ce que le Vieux lui avait fourni. Il affûtait son épée, les couteaux, les dagues, en repensant aux événement de la journée. Pourquoi son vieil ami avait éludé sa dernière question ? Il ne lui avait pas répondu qu’il ne savait pas, mais qu’il ne pouvait pas en dire plus. Que signifiait ceci ? Etait-il au fait de quelque chose ? Pourquoi avait-il aussi l’étrange sensation que son destin était irrémédiablement lié à celui de la Furie ? Sa tache accomplie, il rangea les armes légères dans son sac et posa avec précaution son épée à portée de main contre l’accoudoir du fauteuil. Il délassa ses bottes de cuir, éteignit la lampe, et, tout en saisissant un couverture, il souffla à l’oreille d’Ombr : « Essaies de dormir un peu malgré tout. », ne sachant si elle l’avait entendu. Il tenta tant bien que mal de s’installer confortablement dans le fauteuil, et sitôt sa position trouvée, sombra dans un profond sommeil animé de rêves étranges.
Au matin, comme chaque jour depuis leur rencontre, il sentit contre sa poitrine le souffle léger et régulier de sa petite compagne qui avait trouvé refuge au creux de lui pour la nuit. Une longue journée les attendait, il la réveilla délicatement en s’extirpant du fauteuil en douceur. Tandis qu’elle émergeait peu à peu de ses rêves, il rassembla leurs affaires, se préparant au départ. L’aube pointait à peine lorsqu’ils descendirent dans la salle commune déserte. Même l’aubergiste n’était pas encore levé. Ils pourraient donc prendre le temps de se restaurer et Hikari d’expliquer ses plans pour la journée à la jeune fille. Contournant le comptoir, il trouva du pain, du fromage, du poisson fumé, quelques fruits un pichet de lait de chèvre et deux chopes. Il rapporta le tout sur une table et invita Ombr à s’asseoir en face de lui. Tandis qu’elle dévorait son déjeuner à pleines dents, il lui fit part de ses projets.
« Le Vieux m’a dit hier que le Bourg Maistre pourrait avoir du travail pour moi. Rien qui ne prenne plus d’un jour. Nous pourrons donc partir dès ce soir. Mais pour cela, nous devons nous rendre dans la Grande Maison pour rencontrer l’homme et conclure le contrat. J’ai constaté que les gens ont peur de toi et se méfient.Tu ne pourras donc pas entrer avec moi dans la Grande Maison, ça serait trop dangereux. Tu m’attendras à l’extérieur et je viendrai te chercher sitôt que lui et moi nous serons entendus.Ensuite nous aviserons. »
Ombr, continuant à manger avec appétit, ne l’avait même pas regardé pendant qu’il lui déroulait le déroulé des événements. « Tu as bien compris ? » demanda-t-il inquiet. Pour la première fois depuis leur réveil, elle leva les yeux vers lui, un air mi amusé mi vexé dans le regard. Et comme chaque fois, ce regard, qui, maintenant il le le savait, n’était pas totalement humain, transperça l’âme du guerrier. Avant même qu’il eut le temps d’ajouter quoi que ce soit, elle se leva, s’essuya la bouche du revers de sa manche, saisit le bâton et le capuchon offerts la veille, et l’attendit devant la porte. Après avoir déposé les restes de leur repas sur le comptoir, le mercenaire la suivit dans la ruelle déjà illuminée par un soleil éclatant. Lorsqu’ils parvinrent sur la place principale, il rabattit doucement le capuchon sur le visage de la petite démone, dissimulant son étrange regard aux villageois et aux marchands préparant leurs étals. « Question de prudence. » chuchota-t-il. « Tu vois là-bas ? Ajouta-t-il en lui désignant une immense demeure au toit pentu et courbé, entourée de colonnes larges comme des troncs d’arbre et richement décorée. C’est la Grande Maison. C’est là que vivent le Bourg Maîstre, les membres principaux du Collège et leurs familles. » Constatant qu’elle observait la place et la Grande Maison avec une certaine inquiétude, Hikari sentit son cœur se serrer. Il y avait un détail que l’homme avait négligé. La petite Furie n’avait jamais été confrontée à autant d’humains. Quelles seraient ses réactions ? Et si elle paniquait sans qu’il ne soit là pour l’éloigner ? Le Vieux l’avait pourtant mis en garde, des émotions trop fortes pouvaient provoquer une réaction meurtrière. Si elle se sentait acculée, elle pouvait très bien commettre un massacre qui leur vaudrait à tous deux l’ultime châtiment. Pourtant, il le savait, il n’avait guère le choix, il devait lui faire confiance et s’en remettre à la destinée. Il lui saisit la main et l’entraîna sur la place jusqu’à la Grande Maison, qu’il contourna par la gauche. Se retrouvant derrière l’immense bâtisse, il la guida jusqu’à l’entrée d’un petit parc accolé au bâtiment et entouré d’un muret de pierres à peine plus haut qu’un enfant. Au milieu du jardin trônait un impressionnant caveau sur lequel était inscrit « Servir jusqu’au dernier instant ».
« C’est la dernière demeure des Maîstres. Tu vas m’attendre ici, personne ne viendra te trouver, ils ne viennent que lorsque le Maîstre rend son dernier soupir. » Puis il ajouta en souriant « Ne t’inquiète pas, je ne serai pas long. » Il tourna les talons et laissa là la Furie.
L’univers qui entourait la jeune fille était bien étrange, beaucoup de pierres entassées les unes sur les autres et finalement bien peu de vie. Au moins elle était épargnée de la présence des humains. Même si elle ne les craignait pas, elle ne les appréciait guère. Ils lui lançaient des regards chargés de haine. Il leur était même arrivé de lui lui jeter des pierres pour la chasser d’une grange ou d’un poulailler. Un jour, alors qu’elle leur avait dérobé de la nourriture, ils l’avaient traquée jusqu’au cœur de la foret et avaient tenté de l’enfumée en allumant un feu à l’entrée de la grotte dans laquelle elle s’était abritée. De la fumée, comment aurait-elle pu en avoir peur ? Mais contrariée de ne pouvoir manger et dormir en paix, elle avait laisser la colère l’envahir. Grand mal à eux, sans même qu’elle n’eut besoin de bouger d’un cil, les ténèbres avaient surgi de la grotte comme un fauve. Ils étaient tous morts.
Les humains qui vivaient ici étaient moins sauvages que ceux qu’elle avait rencontré jusqu’à présent, mais ils puaient la peur, la maladie et les excréments. Cette odeur la dérangeait.
Curieuse de savoir ce qu’il y avait dans les pierres entassées, la jeune fille décida d’aller y regarder de plus près. Elle avait remarqué que certaines de ces pierres étaient transparentes comme l’eau, ce qui lui permettrait d’observer à loisir ce qu’il se passait dans ce que les humains appelaient maisons.
Les négociations avaient été bien plus longues que ce qu’Hikari ne pensait. Aussi, à peine sortit de la Grande Maison, se précipita-t-il en direction du cimetière, espérant qu’Ombr eu réussi à l’attendre sagement. Lorsqu’il arriva dans le jardin, un bloc de glace lui enserra les entrailles. La Furie n’était pas là. Où était donc passée cette bourrique de démone ? Etait-elle parie L’avait-on capturée ? L’idée même de l’avoir perdue provoquait en lui une douleur qu’il ne parvenait à comprendre. Après de longs instants à la chercher en vain, au comble du désespoir, il s’assit sur le muret, la tête entre les mains et murmura le nom de sa protégée. « Ombr... » Il sentit alors un vif mouvement de l’air derrière lui, et avant même d’avoir vu d’où elle venait, il vit la jeune fille accroupie en équilibre sur une branche haute de l’unique et imposant arbre du jardin. Il fixa sur elle un regard lourd de reproches et attendit qu’elle descende de son perchoir. D’un bond, elle atterrit à ses pieds, les yeux remplis de tristesse face au visage fermé du guerrier. Elle était en effet imprévisible et turbulente. Et par là, elle se mettait en danger. Elle les mettait tous deux en danger. Cependant l’heure n’était pas aux tergiversations, ils avaient un contrat à honorer. Hikari sortit un parchemin de sa besace, le déplia dévoilant le visage d’un homme. « Voici l’homme que nous devons trouver. Cet imbécile n’a rien trouvé de mieux que d’engrosser la fille du Bourg Maîstre et de disparaître avant qu’un mariage ne les unisse. D’après les informateurs du Maîstre, il serait toujours en ville. Nous devons donc le débusquer et le ramener à la Grande Maison pour que son sort soit fixé. » Il replia le morceau de vélin, le dissimula dans sa manche et désigna d’un geste la large capuche d’Ombr. Cette dernière la rabattit sur son visage et tous deux entamèrent la traque.
D’échoppes en étals, interrogeant inlassablement et avec opiniâtreté boutiquiers, aubergistes et taverniers, toujours suivi de près par sa compagne, le mercenaire glana de longues heures durant les informations qui le mèneraient inévitablement à sa proie. Aux premières lueurs du crépuscules, leurs recherches les menèrent à une taverne miteuse dans une ruelle sombre et malodorante. « Attends-moi là, ordonna Hikari. Et cette fois-ci pas de blagues ! » ajouta-t-il avant de pénétrer dans l’établissement crasseux.
Le lieu était quasiment désert, tout au plus une poignée d’ivrognes et le tavernier occupé à essuyer des chopes d’un morceau de tissu douteux. Le guerrier s’approcha de lui et sortit le portrait de l’homme qu’il cherchait. D’abord méfiant, le tenancier lui désigna finalement un homme attablé seul, deux pichets de vins vides face à lui et se servant les dernières gouttes d’un troisième. Bien décidé à sombrer dans l’ivresse, le maraud s’apprêtait à réclamer un quatrième broc quand il vit le marchand en vive conversation avec un homme à l’imposante stature et à l’épée menaçante. Tous deux le regardaient avec insistance. Alors saisi d’un éclair de lucidité, le fautif se leva d’un bond et s’enfuit à toutes jambes, suivi de près par Hikari.
« Suis moi ! » cria-t-il à Ombr sans même prendre le temps de l’attendre. Leur course les mena jusqu’à une impasse bordées de murs hauts sans fenêtres. Le destin était scellé et déjà le piège se refermait sur le fuyard. Même si l’impasse était de bonne distance, il ne pouvait s’échapper, bloqué à un bout par une palissade et à l’autre par l’homme-montagne. Le contrat ne pouvant être perdu, l’occasion était parfaite pour avoir un aperçu de ce que savait faire la jeune fille. Tandis qu’ils avançaient calmement, reprenant leur souffle, il se tourna vers la démone et dit « Il est à toi… Vas-y.» Cette dernière lui présenta un visage radieux et se défit de son bâton. Que comptait-elle donc faire ? L’attraper et le maîtriser à mains nues ? Dubitatif, Hikari observait la scène avec attention, quand un détail lui sauta aux yeux. Un empilement de caisse contre la palissade offrait une issue parfaite à leur prisonnier. Ce dernier avait également vu ce qui pouvait bien être son salut. Il se précipita dans cette direction et commença son ascension vers la liberté. Ombr ne bougeait toujours pas et le mercenaire commençait à sentir la colère et la frustration monter de voir sa proie s’envoler.
L’acte qui se joua alors ne dura qu’une poignée de secondes. Tandis que l’homme était sur le point de prendre la fuite, une aura de ténèbres monstrueuses entoura la Furie, formant des dizaines de tentacules meurtriers qui s’élancèrent droit vers le malheureux. Alors qu’il pensait avoir réussi à s’échapper, il fut transpercer de part en part par ces poignards de fumée sortis de nulle part. Un tableau cauchemardesque s’offrit à Hikari impuissant. La victime, fauchée par la mort, gisait désarticulée, suspendue dans les airs par la force de cet assassin intangible.Les ténèbres se rétractèrent doucement, ramenant vers le guerrier muet d’horreur le corps du malheureux, comme le chat rapporte un cadavre de souris à son maître. L’obscurité disparue, le corps sans vie offrait un spectacle terrifiant dont nul homme n’aurait dû être le témoin. Baignant dans son sang, les viscères s’échappant ça et là de son abdomen, un trou béant à la gorge, de ce qui avait été un jour un homme ne restait plus qu’une expression de terreur surmontant un tas de viande en charpie.
Tandis qu’Ombr s’approchait de lui, un sourire satisfait aux lèvres, s’attendant à être félicitée, Hikari, pour la première fois de sa vie, ressentit la peur l’envahir et dut réprimer de toutes ses forces un mouvement de recul. »Qu’as-tu fait ? » souffla-t-il. Il prenait à présent pleinement conscience que la créature qui le fixait n’était pas simplement une enfant étrange au demi-sang, c’était une Furie de l’Entremonde en pleine possession de son pouvoir de destruction. Il se déroula plusieurs minutes avant que le mercenaire retrouve ses esprits. Pendant ce temps, la petite démone, retrouvant son visage enfantin et innocent, n’avait cessé de le fixer avec une inquiétude si intense qu’il ne pouvait l’ignorer ni y être insensible. Elle aussi avait peur, même si pour le moment, elle ne pouvait ni définir clairement cette sensation désagréable, ni en trouver l’origine. Le mercenaire saisit alors le cadavre par l’encolure et le chargea sur son épaule. S’engageant déjà dans l’impasse, il lança un « Suis-moi » sec sans même se retourner. Les grandes enjambées d’Hikari étaient rapides, Ombr devait presque courir pour réussir à le suivre tout en s’assurant de maintenir une bonne distance entre eux.
Ils arrivèrent rapidement à la Grande Maison dont les portes closes pour la nuit étaient solidement gardées. Le guerrier monta les quelques marches du perron et demanda à voir le Bourg Maîstre. Lorsque celui-ci se présenta, Hikari lâcha à ses pieds la dépouille sans vie. « Il a essayé de fuir. » pour seule réponse au regard interrogateur et horrifié de son client. Se saisissant de la bourse qui lui était tendue, il entendit un cri aiguë transpercer la nuit. Il n’avait pas vu la jeune femme délicate au ventre arrondi par l’enfant qu’elle portait. Devant le spectacle de son amant gisant à leurs pieds, elle s’effondra alors que le mercenaire leur tournait déjà le dos et s’éloignait. Sans même un regard pour la jeune fille, sans même s’assurer qu’elle le suivait, Hikari se dirigea prestement vers l’auberge qui les avait accueillis la veille. Il entra, seul, donna à l’aubergiste son dû, et sans un mot, repartit dans l’unique but de quitter la ville au plus vite. Il savait qu’elle était derrière lui, il sentait sa présence. Mais ce qu’il ressentait était, pour l’instant, bien trop violent et confus pour aborder la question. Rapidement, la ville céda sa place à la lande, qui se transforma à son tour en forêt. Sous l’abri que leur offrait la frondaison, l’homme prépara silencieusement le campement, allumant le feu, étalant sa couche et préparant sa portion du soir. Si elle voulait manger, et n’avait qu’à chasser. Après tout, quand on peut tuer un homme, on peut bien tuer un lapin. Sans prononcer un mot, il avala son repas, nettoya son arme, ôta ses bottes et regagna sa peau d’ours. Dès leur arrivée, Ombr s’était accroupie à l’écart, recroquevillée, le regard perdu, parfaitement immobile. A présent que le mercenaire cherchait à trouver le sommeil, il l’observait. Une bulle de fumée dense commençait à se former autour d’elle, la dissimulant au regard. Ce ne fut que tard dans la nuit qu’Hikari parvint à sombrer dans un sommeil peuplé de cauchemars. En s’éveillant le lendemain, il constata qu’il était seul dans sa peau d’ours. Ombr, toujours protégée par ses ténèbres, n’avait pas bougé.
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Les heures se transformèrent en jours, les jours en semaines sans que la bulle de brume entourant Ombr ne se dissipe, laissant à Hikari le temps de la réflexion et le poids de décisions à prendre. La colère et la peur avaient d’abord été vives, d’autant plus intenses que ce mur de fumée interdisait au mercenaire de les exprimer à celle qui était la cause de tout. Puis la solitude, qui avait pourtant été un refuge précieux pour le guerrier, se mit à peser, accompagnée d’une inexplicable tristesse. Invariablement, il s’endormait à la lueur de son feu sur ce spectacle de sa protégée totalement coupée du monde, coupée de lui. Invariablement l’aube le tirait bien trop tôt d’un sommeil agité. Il ouvrait les yeux sur la même scène sur laquelle il n’avait aucune prise et qui lui donnait une sensation aussi glacée que la couche dans laquelle il dormait seul. Plusieurs semaines s’écoulèrent dans cette torpeur. Presque un mois au cours duquel Hikari n’était jamais parvenu à lever le camps et à renoncer définitivement à la Furie.
Un matin, alors que les songes ne s’étaient pas encore enfuis, emportant avec eux l’illusion réconfortante du corps de la petite démone serré contre le sien, Hikari ouvrit les yeux pensant trouvé la bulle de ténèbres, les restes de son feu de camp et la perspective d’une triste journée. A la place, accroupie, semblant prête à bondir, Ombr le scrutait, le visage impassible, me regard fixe et indéchiffrable. Ce changement soulagea le cœur du guerrier d’un poids qu’il n’aurait jamais imaginé si lourd. Cependant, il ne pouvait pas nier l’inquiétude que l’attitude d’Ombr provoquait. Ainsi parfaitement immobile, le regard vif, à l’affût, il se dégageait de la jeune fille une aura d’animalité sauvage. La part d’humanité qui constituait la moitié de son être semblait avoir disparue, laissant la place à quelque chose d’impossible à saisir. Osant à peine un mouvement, le mercenaire écarta sa peau d’ours. « Viens. » invita-t-il la petite créature d’une voix douce. Cette dernière s’approcha avec méfiance et se coucha contre lui comme elle en avait pris l’habitude depuis leur rencontre. Privé de ce contact depuis bien trop longtemps, Hikari ne pu réprimer un soupir de soulagement. Les heures s’égrainèrent, Ombr ayant sombré dans un sommeil profond, l’homme-montagne se laissait aller à ses pensées, bercé par le rythme doux et régulier de la respiration de sa protégée. Alors que le soleil était déjà haut et que le guerrier se sentait lui aussi peu à peu gagné par le sommeil, une brume s’éleva lentement autour du couple, les enveloppant d’une douce obscurité, protectrice de leurs rêves.
La lune était déjà haute lorsqu’Hikari, tiré du sommeil par une délicieuse odeur de viande grillée, ouvrit les yeux. En s’étirant pour dénouer sa puissante musculature après ces longues heures de sommeil réparateur, il rejoignit Ombr, occupée à dépecer un lapin tandis que deux autres cuisait déjà au dessus du foyer. « La chasse ne sera manifestement pas un problème. » dit-il en s’asseyant. Elle leva vers lui un regard profond, libéré des tensions, et le sourire qu’elle lui adressa le désarma. Ils dînèrent en silence, s’observant l’un l’autre. Le guerrier était soulagé de constater que le visage de sa compagne avait retrouvé son humanité même si la profondeur de son regard restait insondable. Elle, par contre, semblait lire en lui avec une facilité déconcertante, lui adressant de temps à autres un sourire tendre qui le transportait. Terminant les derniers morceaux de son lapin, le guerrier rompit le silence. « Nous allons nous éloigner quelques temps des hommes. Demain nous partirons pour le Terres Sauvages. Nous devons faire plus ample connaissance. Et je dois te former. » Il ne revint pas sur la succession dramatiques d’événements survenus au village. Après tout, n’était-il pas l’unique responsable de la fin tragique de sa proie. Il s’était montré trop présomptueux et avait commis une grave erreur de jugement au sujet des ténèbres qu’abritait la Furie.Elle n’était en rien responsable d’avoir simplement laisser parler son instinct après qu’il lui en ait donné l’autorisation. Le guerrier se leva et alla jeter les carcasses de leur repas à l’écart du camp pour éloigner les charognards. Lorsqu’il revint, Ombr, accroupie à l’écart du feu, était déjà plongée dans sa contemplation de la lune, reprenant le rituel rassurant comme si le mois écoulé n’avait jamais existé. Après avoir accompli ses propres routines, le mercenaire, soulagé de toutes ces tensions accumulées, regagna sa peau d’ours. Le cœur apaisé par la certitude de retrouver sa compagne auprès de lui à son réveil, il sombra aussitôt dans une profondeur sans rêve.
Au matin, après quelques rapides préparatifs, les deux compagnons se mirent en route. Jours après jours, leurs pas les éloignaient un peu plus de la civilisation. Jour après jours, ils s’enfonçaient un peu plus dans les Terres Sauvages où les lois des hommes n’existent plus, laissant la liberté à la nature de régner en maître absolu, à sa juste place. Soir après soir, après avoir installé leur campement, Hikari tendait le bâton de combat à sa jeune protégée et entamait une séance d’entraînement intensif. Son corps menu mais musclé permettait à la jeune fille de se déplacer avec fluidité et rapidité. Son instinct de démone lui faisait anticiper et parer chacune des attaques qu’Hikari tentait contre elle. Dans un premier temps, le guerrier avait dû se montrer ferme et parfois réprimander sèchement l’apparition spontanée des ténèbres. Elle devait absolument apprendre à se servir de son bâton et non de son terrifiant pouvoir. Ombr était cependant une élève tenace et endurante, elle se pliait à l’exercice sans protestation et réprimait de longues heures durant sa nature profonde. Mais les techniques de défense furent cependant un apprentissage assez aisé en comparaison à celles d’attaque. En effet, même si les reflex de protection de la démone était particulièrement efficaces, ils n’étaient sans commune mesure avec le redoutable instinct de prédateur qui l’habitait. Inlassablement, il l’invitait à la traque en lui demandant de trouver leurs repas, la poussait au combat en la menaçant de son épée. Invariablement, les ombres meurtrières surgissaient, achevant un lapin ou un chevreau, s’arrêtant in extremis devant la cage thoracique du guerrier. Et chaque fois que cela se produisait, sans y déroger, il la privait de la viande qu’elle avait pourtant débusquée, lui interdisait la peau d’ours et ne lui adressait plus la parole pendant plusieurs heures, tenant bon le masque de colère froide en complète contradiction avec ce qu’il ressentait. Elle devait apprendre le bâton, la chasse au couteau ou au collet. L’obscurité, pourtant indissociable de son être, ne devait en aucun cas servir à donner la mort. Cependant Hikari persistait dans sa tâche. Les progrès, même lents, étaient bien là et il voyait les efforts que fournissait la jeune fille pour lutter contre elle-même.
A mesure des jours, le mercenaire ressentait des changements opérer en lui également. Transformations intangibles mais pourtant indéniables telles que la chaleur au creux de ses mains, la température de son corps qui semblait avoir augmenté, sa facilité à allumer un feu même lorsque les pierres étaient trop humides, la douce clarté qui illuminait leur campement alors que les braises étaient mourantes et que la nuit noire les entourait. Tous ces éléments étaient apparus progressivement, à mesure que le monde des humains se dissipait dans sa tête comme un rêve, laissant la place à quelque chose de plus profondément enfoui et dont il avait ignoré l’existence jusqu’alors.
Un soir, après un entraînement particulièrement éprouvant pour tous deux, Hikari affûtait ses armes et réfléchissait aux exercices qu’il pourrait proposer à sa compagne pour la faire progresser. Il assista alors à un spectacle subjuguant. Ombr, assise à l’écart, faisait naître des ombres au creux de ses mains. Une concentration intense se lisait sur son visage, obscurcissant son regard et faisant perler quelques gouttes de sueur à la base de ses cheveux. Bientôt le léger brouillard devint fumée, qui elle-même se transforma en une petite sphère d’obscurité totale. Un sourire de satisfaction se dessina un bref instant sur le visage de la jeune fille. Mais de toute évidence, la petite boule noire n’était pas l’ultime objectif qu’elle s’était fixé. Les muscles de sa mâchoire se crispèrent, son regard fixé sur le concentré de ténèbre s’intensifia. Le petit trou noir se mit à trembloter. Puis progressivement changea de forme pour laisser la place à une rose des neiges, aussi noire que les iris de celle qui l’avait faite apparaître. Hypnotisé parce ce qu’il voyait, Hikari osait à peine bouger, de peur de rompre le charme. Alors qu’ils luttaient ensemble depuis des mois pour qu’elle réussisse à réprimer les ombres, la jeune fille venait à l’instant, par la seule force de sa volonté, de réussir à maîtriser leur apparition et à les contrôler jusqu’à leur donner une forme identifiable. Le guerrier s’assit avec lenteur et précaution en face de la démone et étudia avec attention le phénomène qu’il avait sous les yeux. Au bout de longues minutes, Ombr osa lever les yeux de sa création. Après s’être assurée que la fleur délicate n’avait pas disparue, elle regarda son compagnon, à la fois intimidée, ébahie et profondément satisfaite de son œuvre. Il lui rendit son sourire et tandis qu’il continuait d’admirer le travail accompli, il eut une sensation étrange au plus profond de son être. Comme une porte que l’on parvient à déverrouiller après des heures de travail, tous les changements imperceptibles qu’il avait senti s’opérer en lui prirent une autre consistance. « Attends. » dit-il à la jeune fille qui l’interrogeait du regard. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration et se laissa plonger au plus profond de lui-même. Ne cherchant plus à contrôler ses pensées, il se laissa porter par les sensations et les images que la chaleur grandissante provoquait. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit d’abord le visage rayonnant de la Furie qui fixait la main de son compagnon avec fascination. Il osa enfin lui-même porter le regard sur ce qui captait toute l’attention de la jeune fille. Une petite orbe de lumière dorée dansait, là, au creux de sa main droite. Hikari eut d’abord le souffle couper par ce qui flottait au dessus de ses doigts. Déjà, son esprit d’une efficacité redoutable tentait de donner une explication à tout ceci. Mais voyant la lumière s’affaiblir, le guerrier s’intima au silence intérieur et lâcha prise. L’orbe lumineuse reprit en intensité. N’écoutant que son instinct, l’homme referma doucement les doigts sur la délicate clarté. Il tendit la main au dessus de la fleur qu’Ombr était parvenue à maintenir. D’un léger mouvement de ses doigts, il fit pleuvoir une poussière d’étoiles, donnant au tableau une autre dimension, offrant à l’obscurité la lumière dont elle avait besoin pour exister. Ils restèrent un long instant à observer la parfaite osmose de leur création. L’obscurité finit par perdre de sa consistance et les étoiles s’éteignirent les unes après les autres. Assis l’un en face de l’autre, échangeant des regards émerveillés par l’exploit que chacun venait d’accomplir, ils ne parvenaient à comprendre ce qu’il venait de se passer mais percevaient la magie et la force du phénomène.
Cette nuit là, couché sous sa peau d’ours, alors que sa compagne dormait paisiblement, le mercenaire réfléchissait en regardant les étoiles. Il ne parvenait pas à comprendre l’origine de cette lumière, il avait beau chercher au fond de lui-même, aucun de ses souvenirs ne lui rappelait qu’un tel phénomène ne se soit jamais produit. Alors quoi ? Et pourquoi ? Une chose lui apparaissait cependant comme une évidence. Alors que sa vie de mercenaire avait été jusqu’ici bien réglée, le seul élément commun qu’il trouvait à tout ce qu’il lui était arrivé ces derniers mois portait un nom : Ombr. La Furie avait fait surgir chez lui des capacités insoupçonnées, mais dont il ressentait l’urgente nécessité d’exploration s’il voulait enfin les réponses aux questions qui l’obsédaient.
Les mois qui suivirent s’écoulèrent ainsi, loin de tout, suspendus hors du temps. Profitant des paysages sauvages qui s’offraient à eux au gré de leur cheminement. Les journées ponctuées par la chasse, l’entraînement, l’exploration de leurs pouvoirs respectifs, les liens entre eux qui se renforçaient à mesure qu’ils apprenaient à combiner leurs étranges capacités. Entre frustration parfois et éclats de rire, souvent. Hikari aimait le rire de sa compagne, il envahissait tout l’espace et lui transperçait le cœur. Chaque soir ils faisaient vivre de nouveaux tableaux. Ici un oiseau lumineux qui venait se poser sur la branche d’un arbre sombre. Là, une cloche de brume translucide qui se formait autour d’une nuée de papillons de lumière. Nuit après nuit, alors qu’elle dormait contre lui, Hikari laissait aller ses pensées sur ce qu’il ressentait au sujet de la démone. Bien sûr des femmes avaient traversé sa vie, partageant des instants de tendresse plus ou moins fugaces. Mais ce qu’il ressentait aujourd’hui était d’une toute autre nature. Cette émotion puissante lui était totalement étrangère. Il ne parvenait jamais réellement à la saisir et elle provoquait chez lui des réactions contradictoires. Il désirait ardemment conserver et renforcer le lien qui les unissait, mais était également déstabilisé et effrayé sans jamais réellement saisir pourquoi.
Cela faisait maintenant presque trois cycles du soleil qu’Ombr et Hikari avaient quitté la civilisation. Depuis quelques semaines, ils s’étaient installés sur les berges d’un petit lac de montagne à l’abri d’une dense forêt. L’entraînement au combat que le guerrier avait imposé à la jeune fille avait finalement porté ses fruits. Elle savait à présent se battre et chasser à la manière des humains, usant de son bâton et de ses couteaux avec vivacité et précision. La jeune Furie avait aujourd’hui une maîtrise complète des ténèbres et prenait plaisir à créer des images de plus en plus complexes dans lesquelles elle invitait le guerrier à ajouter sa touche de lumière. Hikari cependant avait beau essayer, il ne parvenait à maîtriser la lumière qui naissait dans ses mains. Comme si elle était retenue par une volonté invisible et toute puissante, l’orbe lumineuse refusait désespérément de grandir et de se soumettre totalement aux désirs de son créateur.
Au long de ces années, isolés, n’existant pour personne d’autre qu’eux-même, le temps ne sembla avoir aucune prise sur le couple. Alors que les premières neiges marquaient la fin du troisième cycle, le mercenaire décida que le temps était venu pour eux de retrouver le monde des hommes. Même si cet isolement lui avait offert l’occasion d’apprivoiser la démone, et en découvrir beaucoup sur lui-même, sa nature profonde de guerrier le poussait à vivre parmi les siens. Un soir, alors qu’elle l’invitait à ajouter sa touche au paysage étrange, peuplé de créatures fantastiques qu’elle avait fait naître autour d’eux, pour la première fois, il refusa de prendre part à la magie. La mine sombre, le regard baissé, il ne prononça que ces quelques mots : « Demain nous partirons, nous redescendrons dans la vallée. » avant de s’enfermer dans ses pensées. D’abord surprise de cette froideur inhabituelle, Ombr resta un instant à scruter le visage fermé de son compagnon, cherchant un signe, un sourire, un regard. Les yeux de ce dernier restaient invariablement fixés sur son épée qu’il nettoyait encore et encore alors qu’elle n’avait pas servi depuis de nombreuses saisons. D’un geste vif, la jeune démone se leva et s’éloigna du feu de camp, lui préférant l’obscurité protectrice de la forêt dans laquelle elle espérait étouffer le sentiment glacé que le visage du guerrier avait fait naître dans son cœur.
Hikari la regarda s’éloigner, à peine conscient de la dureté de son attitude. Pour l’heure, son esprit était tourné vers de trop nombreuses inquiétudes, questions funestes qui ne pourraient trouver de réponses que dans l’action. Le dernier contact de la Furie avec les hommes avait bien failli leur coûter la vie à tous deux. Qu’en serait-il cette fois ? Certes les années avaient passées. Ombr n’était à présent plus la petite créature intrépide et imprévisible qui avait envahi sa vie sans crier gare. Avec l’entraînement et le contrôle des ténèbres, sa nature démoniaque avait fini par s’apaiser laissant la place à sa part d’humanité. Mais tout ceci s’était opéré loin de toute présence humaine, de tout menace. A bien y penser, le guerrier savait bien qu’ils auraient bien plus à craindre de la cruauté de ses semblables que des réactions de sa compagne. Quoiqu’il en soit, sa décision était prise, le temps de l’isolement était terminé.
Hikari s’éveilla aux premières lueurs de l’aube. Il constata avec inquiétude qu’il était seul sous sa peau d’ours. Sa couche était cependant encore tiède de la présence de la jeune femme, elle avait donc bien trouvé le sommeil au creux de ses bras. Il la trouva assise près des braises encore fumantes de leur feu, grignotant un reste de lapin. Sans le regarder, elle lui tendit un morceau de pain et un gobelet d’eau. C’est ainsi, sans un mot ni un regard, que la démone et l’homme-montagne quittèrent l’abri protecteur de la forêt, laissant derrière eux leur rêve d’une vie contemplative et sans heurts, leurs cœurs ardents les menant inexorablement vers une existence incertaine et intense.
Le voyage de retour fut bien plus rapide que l’aller, la nécessité de l’isolement n’ayant plus lieu d’être pour Hikari afin de protéger son turbulent secret. Pourtant le voyage parut bien plus pénible et lourd au cœur du géant. L’appréhension du retour, mêlé à la nécessité de vivre parmi les siens, lui interdisaient d’accéder à l’apaisement. Malgré les vaines tentatives de sa compagne pour le distraire, son visage restait fermé et son regard perdu en lui-même. En quelques jours à peine, la forêt dense se clairsema et laissa place à de vastes prairies parcourues ça et là de ruisseaux clairs. Les longues journées de marches silencieuses succédaient aux soirées moroses durant lesquelles la jeune fille poursuivait son entraînement au maniement du bâton sous l’œil toujours plus exigeant de son maître.
Bientôt les premières fermes éparses apparurent, signe d’un retour certain à la civilisation. Hikari savait que sa compagne était prête à cette nouvelle confrontation, pourtant la peur était de plus en plus présente à mesure que la densité des habitations augmentait. A cela s’ajoutait l’inquiétude et la réserve qu’il sentait monter progressivement chez la jeune fille. Elle aussi avait peur.
Un soir, au terme d’une nouvelle longue journée de marche, ils arrivèrent aux abords de quelques fermes regroupées. En chemin, ils avaient croisés de nombreux métayers auprès desquels Hikari avait glané quelques informations. « Nous y voilà jeune fille. Ce soir, pas de feu de camp, nous dormirons à l’abri d’une grange. » déclara le guerrier alors qu’ils pénétraient dans la cour d’une ferme. Après quelques mots échangés, le propriétaire des lieux conduisit le couple vers une écurie où ils s’installèrent pour la nuit. La Furie explorait les lieux, le visage tendu, lorsqu’une jeune femme pénétra dans l’écurie, les mains chargées de victuailles. La démone se tourna vivement vers l’intruse, la main tendue vers son arme, prête à bondir. « Ombr ! » s’écria l’homme. Un regard suffit alors pour que sa compagne retrouve son calme et reprenne son exploration. « Pardonne ma compagne, elle est un peu...sauvage. Remercie ton maître pour le toit et les vivres et dis-lui que je viendrai tout à l’heure pour la palabre. » L’adolescente sourit à Hikari, lança un regard méfiant à Ombr et sortit précipitamment. Sitôt leur repas achevé, le mercenaire abandonna la jeune fille, non sans lui avoir ordonné de se tenir tranquille. Il traversa la cour en direction du corps de ferme et frappa à la porte. Un voix d’homme mûr résonna. « Entrez ! ». La pièce était spacieuse et chaleureuse. Dans l’âtre, un feu ronflant réchauffait la pièce et lui octroyait une douce luminosité. Assis à une table faite pour accueillir une grande famille, le fermier rencontré plus tôt était occupé à réparer quelque outillage agricole. Il laissa là son ouvrage et invita le guerrier à s’asseoir en lui souriant, lui versant au passage une chope d’un breuvage de sa fabrication. « Hikari, mon garçon, soyez le bienvenu chez moi ! » dit
Ils discutèrent de longues heures durant lesquelles l’homme-montagne retrouvait avec plaisir les joies d’une conversation avec une personne enjouée parlant sa langue. Lorsqu’il la rejoignit, Ombr était assise sur un rondin à l’entrée de l’écurie, occupée à observer la lune déjà haute. Il s’assit à ses côtés et observa un temps le doux profil aux traits enfantins qui lui était désormais si familier, profitant de la quiétude des heures fraîches avant de lui exposer ce qui les attendait le lendemain.
Au petit matin, tout en achevant les derniers préparatifs pour leur chasse, l’homme répéta à la démone ce qu’il attendait de sa part et s’assura qu’elle se tiendrait bien au plan prévu. Il s’agissait pour eux de débusquer deux ou trois marauds, voleurs de poules qui semaient le chaos depuis quelques jours dans les fermes avoisinantes. D’après les employés agricoles, les fripons avaient trouvé refuge dans un bosquet à une lieu de là où ils dormaient le jours pour commettre leurs larcins à la faveur de la nuit tombée. C’est donc aux premières heures de la matinée que le duo se mit en route. En chemin, tous deux gardèrent le silence, enfermés dans les esprits, concentrés sur la tâche qu’ils devaient accomplir. Bientôt ils trouvèrent sous la futaie un camp de fortune autour duquel dormaient profondément quatre jouvenceaux à peine sortis de l’enfance. Dissimulés derrière un arbre, Ombr et Hikari étudièrent les lieux pour ajuster leur plan d’attaque. « es nigauds n’ont même pas songer à un tour de garde, dit le guerrier. Souviens toi démone, nous devons les capturer et les ramener vivants. Le sang ne coulera pas aujourd’hui et ta magie n’a pas sa place. Soyons discrets, rapides, l’affaire sera vite expédiée. », poursuivit-il en avançant doucement. Alors que le mercenaire, l’épée à la main, se dirigeait vers le plus proche des garçons, la jeune fille décida pour l’ascension des arbres avec agilité. Après avoir jeté au loin la massue posée négligemment contre un tronc, le guerrier pointant son arme vers la gorge du premier adolescent, le réveilla d’un coup de botte dans le flanc. Ce dernier ouvrit les yeux, surpris, et chercha machinalement son bâton de la main.
« - Inutile mon garçon, déclara Hikari. C’est terminé, lève-toi et pas de geste brusque !
- ALERTE ! » hurla alors le jeune homme juste avant qu’Hikari ne lui assène un violent coup sur la tempe et ne l’assomma. Au même instant, alors que les trois autres, bondissant sur leurs armes de fortunes, s’apprêtaient à donner l’assaut, Ombr sauta d’une branche haute et atterrit au milieu du camp, s’interposant entre les assaillants et le guerrier qui ligotait solidement sa première prise. Le trio, surpris, observa la jeune fille l’air goguenard, sourires aux lèvres.
« - Un fille ? s’écria l’un d’eux en riant. C’est là ton compagnon d’armes mercenaire . Une fille ?!
- Ombr, occupe-t-en », murmura l’homme-montagne sans même se détourner de sa tâche. Les trois s’esclaffèrent. La démone, toujours accroupie, le bâton au poing, n’avait pas esquissé un mouvement.
« Marcus, à toi l’honneur, donne une correction à cette gueuse ! »
La Furie laissa le jeune garçon s’approcher à une distance raisonnable. Elle se redressa vivement et donna un violent coup dans le genou de son assaillant. Dans un craquement inquiétant et les hurlements de douleur, ce dernier perdit l’équilibre. La démone profita de cette ouverture pour l’abreuvoir de coups de bâton. Le poignet droit, un autre craquement et un couteau de fer qui tombe au sol. La mâchoire et le nez, hurlements, le sang qui gicle du visage. L’odeur du sang, la chasse, la traque. Tuer. NON ! L’homme lumière a dit non ! Autre coup, derrière la nuque. Le garçon s’effondre, inconscient. La scène s’était déroulée avec une telle rapidité que les deux autres eurent à peine le temps de comprendre que leur compagnon d’infortune gisait déjà au sol. « Fichue bourrique ! » hurla celui qui semblait être leur chef en se jetant sur la jeune femme. D’un geste preste, elle esquiva l’attaque, se glissa derrière le garçon et lui attribua un violent coup dans les reins suivit d’un autre sur le coté de la tête. Alors que sa compagne venait de neutraliser sa seconde victime sans difficulté et presque sans violence, Hikari, calmement les attachait solidement et les bâillonnait. Voyant avec quelle facilité ses compagnons venaient d’être terrassés, le quatrième larron lâcha massue et poignard et prit les jambes à son cou. Les deux mercenaires observèrent un instant le fuyard s’éloigner. Hikari se tourna alors vers la démone et d’un sourire lui donna l’autorisation de la chasse. Elle connaissait ses ordres, et aujourd’hui il avait confiance. L’adolescent avait à peine pris de l’avance et bientôt la jeune femme fût dans ses pas. La nature de prédateur dictait cependant à cette dernière de prendre son temps avant de mettre fin au jeu.
Le vent sur son visage, les mouvements de chacun de ses muscles affûtés par les entraînements, les sons de la forêt, sa proie. Son odeur de peur, si identifiable, les battements de son cœur qui s’emballe sous la panique. Il est perdu et aveugle dans la densité verte. Humain prévisible. Il n’a même pas l’idée de lever le nez vers le ciel pour repérer le danger qui déjà s’abat sur lui avec la rapidité de l’éclair et la violence de la tempête.
Le guerrier solitaire nettoyait négligemment son épée, assis sur une pierre, lorsque le craquement d’une branche lui indiqua que la chasse était terminée. Il vit Ombr s’approcher, traînant derrière elle le dernier voleur qu’elle avait méticuleusement saucissonné ,et qu’elle tirait par les pieds sans ménagement. Après avoir attendu que les trois plus valides se réveillent, l’homme-montagne chargea le quatrième aux os brisé sur son épaule et reprit la direction de la ferme pour toucher sa prime. Lorsqu’ils arrivèrent, le soleil était à son zénith. Toute l’affaire n’avait pris que quelques heurs et s’était déroulée sans le moindre accroc. Hikari récupéra son argent tout en déclinant poliment la proposition du gîte et du couvert. Sa compagne s’était bien comportée aujourd’hui, ce qui lui laissait présager un avenir sous les meilleures augures. Mais la pâleur inhabituelle de son visage laissa à penser au mercenaire qu’elle était épuisée d’avoir tant dû contrôler sa nature profonde. Il leur fallait retrouver l’isolement de la forêt pour la nuit.
Le ciel s’était drapé de teintes rose et orange lorsqu’ils trouvèrent l’abri idéal au pied d’une cascade. Tout en préparant leur campement pour la nuit, le guerrier observait la jeune démone. Elle s’était jusqu’à présent toujours isolée pour ses ablutions, préférant dissimuler son corps derrière une fumée opaque. Cette fois cependant, nulle ténèbre pour la soustraire à son regard. L’homme étudiait alors, de loin, fasciné, ce qu’il avait eu tendance à occulter pendant toutes ces années. Ombr, bien que mi démone, n’en était pas moins une femme humaine pour moitié. Pour l’heure, elle offrait au regard du mercenaire une nudité parfaite. Son corps fluet présentait néanmoins une musculature sculptée par les entraînements intensifs. Sa silhouette en contre jour laissait présager la délicatesse de ses courbes, prolongement parfait des traits à la finesse enfantine de son visage. Bien qu’elle lui tourna le dos, le guerrier parvenait à imaginer sans difficulté la forme et la fermeté de sa poitrine. Il aurait presque pu sentir sous ses mains la tendresse et la chaleur de son ventre.
Après avoir suspendu à une branche ses vêtements qu’elle venait de laver, Ombr s’enveloppa dans sa cape de laine et rejoignit son compagnon. Ils dînèrent silencieusement, elle installée sur la peau d’ours, lui sur une pierre plate près du feu. Au terme de leur repas, Hikari s’attendait au rituel nocturne qui ponctuait leurs soirées depuis leur première rencontre. Au lieu de cela, la démone restait recroquevillée sur elle-même, les traits tirés assombrissant son visage à la beauté lunaire. Sans un mot, le guerrier vint s’asseoir en face d’elle, et tout en essayant de percer ce regard lointain, posa sa large main sur la joue de la jeune femme. Elle leva sur lui son regard d’obsidienne et lu offrit un spectacle tout aussi inattendu que déstabilisant. Deux minuscules sphères cristallines apparurent dans ses yeux, les troublant d’un voile de détresse. Puis devenues trop lourdes, elle roulèrent doucement sur le visage diaphane de la Furie. La voir, elle si vivante et emplie d’une force sauvage, dans une fragilité désarmante, bouleversa l’homme-montagne. Pris d’un élan instinctif, il l’enveloppa de ses bras, front contre front, et ferma les yeux. Les élans qui le submergeaient envahirent son cœur jusqu’au plus profond de son âme. Les pensées n’eurent plus de mots, seules les sensations et leurs souffles unis occupèrent l’espace. Sans qu’il y réfléchisse, comme poussé par une force au plus profond de son être, Hikari posa ses lèvres sur celles délicates d’Ombr. La douceur et la fraîcheur de ce baiser rendu salé par les larmes enivrèrent le guerrier qui resserra un peu plus son étreinte autour du corps de la jeune femme. Submergé et à bout de souffle, il détacha finalement son visage de celui de sa compagne et se perdit dans le regard énigmatique qu’il désirait depuis tant d’années sans jamais ne l’avoir accepté jusqu’à cet instant. Tandis qu’un dialogue silencieux s’établissait entre eux, une douce chaleur réconfortante enveloppa le couple. De longues heures passèrent ainsi, jusqu’à ce que, ne résistant plus à la fatigue, Ombr ne trouva sa place au creux des bras du mercenaire et s’endormit paisiblement. Hikari, encore abasourdi par ce qu’il venait de se passer, leva les yeux vers les étoiles. Un doux halo doré, sphère de lumière, les enveloppait tous deux.
Perdu dans ses pensées, Hikari n’avait pu trouvé le sommeil lorsque les premières lueurs de l’aube pointèrent. Il avait tenu sa protégée contre lui toute la nuit, et sentant à présent cette dernière sortir des brumes du sommeil, il lui caressait tendrement le visage. « Ne bouge pas, lui souffla-t-il, rien ne presse. » Il entremêla sa large main dans les doigts fins de sa compagne et poursuivit « Hier… Pendant la chasse, tu as été parfaite… Mais tes larmes… Cette lumière… Toi… Je ne comprends pas, démone, et je ne suis pas certain de le vouloir. » Se redressant, Ombr posa sur lui un regard attentif, l’encourageant à poursuivre. « Tes ténèbres, celle qui t’entourent chaque soir, tu en as besoin, je le sais. Elles font partie de toi. Hier tu as donné beaucoup pendant la chasse pour accomplir la mission comme je te l’ai appris. Ça t’a épuisée. Mais tes ombres ne sont pas venues pour te protéger à la nuit tombée. Et je crois savoir pourquoi. C’est ma faute, j’ai passée des années à brimer ton pouvoir, à te pousser à t’en méfier jusqu’à ce que tu le réprime totalement. J’ai fait une erreur, j’espère que tu pourras me pardonner. Le vieux me l’avait pourtant bien dit, continua-t-il en se levant. Ton obscurité t’es aussi nécessaire que l’air que tu respires. C’est un don bien dangereux, mais vital pour toi. » Il resta silencieux un temps, tout en préparant leur déjeuner. Puis, tendant sa part à sa compagne il reprit. « Écoute Ombr, je ne peux pas te demander d’éloigner à jamais le don obscur s’il doit t’en coûter ta force et ta vitalité. Le compromis que je te propose est le suivant. La sphère de ténèbres qui t’es nécessaire sera la bienvenue à la nuit tombée, lorsque nous serons isolés des regards trop curieux. En revanche, tu ne dois en aucun cas te servir des ténèbres comme d’une arme, tu m’entends. Jamais ton pouvoir ne doit te servir à tuer, humains comme animaux. La seule exception serait que tu sois toi-même en danger. Mais tant que je suis à tes cotés, cela n’arrivera pas. » S’approchant d’elle, il saisit délicatement le menton de la jeune femme et termina en murmurant « Et à moins d’être mort, je serai toujours à tes cotés, je te le promets. »
Les jours qui suivirent s’écoulèrent paisiblement. Absorbés par la magie entre eux, le couple goûtait au plaisir de se découvrir doucement. Chacun retrouvait progressivement ses habitudes. Hikari, fidèle à sa nature de guerrier, maintenait les séances d’entraînement au cours desquelles il prenait de plus en plus de plaisir à observer le corps vif de sa compagne. Chaque soir, après leur dîner, Ombr retrouvait la lueur froide de la lune et des étoiles avant de s’envelopper dans sa sphère brumeuse. Le guerrier avait constaté que celle-ci était aujourd’hui moins dense que par le passé et le laissait distinguer la forme insaisissable de la démone repliée sur elle-même. Soir après soir, lorsque la brume s’évaporait, Ombr trouvait l’homme endormi sur sa peau d’ours. Son visage, taillé à la hache, présentait alors la sérénité du rêveur qui arpente un monde qui n’appartient qu’à lui. Dans ces instant, des dizaines d’étincelles dorées émanant du corps du dormeur, dansaient autour de lui, offrant à Ombr un spectacle dont elle connaissait fort bien la nature. Libérant son Imagination, elle faisait naître autour de lui autant de créatures fantastiques et de chimères ténébreuse qui jouaient au milieu de ces feux follets magiques.
Au fil des mois, la vie de mercenaire reprit son cours. De villages en hameaux, Hikari et sa compagne enchaînaient des contrats sans grande difficulté. Une autre envie prenait cependant naissance dans l’esprit du guerrier. Son existence de solitude avait pris fin le jour où la Furie était apparue dans sa vie. Et alors qu’il avait trouvé un équilibre et pris plaisir à sa vie sans attache durant des années, les attraits de cette existence commençaient à présent à s’émousser. De plus en plus, Hikari se surprenait à envisager de s’établir, à changer de vie, loin du danger et de l’incertitude. Lui qui n’avait connu jusqu’alors qu’une existence de chasseur, que faire d’autre l’importait peu, tant que ceci ce faisait auprès de sa démone. Car oui, il devait bien l’admettre, Ombr était SA démone, et il pouvait envisager qu’il en soit autrement. Une chose était cependant certaine, pour accéder à la vie paisible à laquelle il aspirait pour eux, il lui fallait de l’or, beaucoup d’or. Or les contrats qu’il acceptait d’ordinaire ne lui permettaient pas d’accéder à ses aspirations. A mesure de leurs rencontres, il se mit donc en quête d’une affaire suffisamment importante pour lui permettre de raccrocher son épée.
Un soir, alors qu’ils se restauraient dans une taverne, Hikari discutait avec un vagabond qui lui fit part d’événements survenus dans une seigneurie voisine. L’homme lui expliqua qu’une sombre histoire d’héritage avait fait éclater une violente querelle entre le seigneur et son plus jeune frère. Ce dernier avait alors quitter le château en entraînant avec lui une partie de la garde et en jurant qu’il reviendrait réclamer son dû, par le sang et par les armes. Depuis, coupe-jarrets et malveillants des alentours avaient rejoint la troupe, en quête de fortune et de gloire. Privé d’une partie de ses hommes, le seigneur recherchait à présent quelqu’un pour lui apporter la tête de son frère et promettait pour cela une forte récompense en or et en pierreries. L’affaire était périlleuse et nécessiterait qu’il se prépare longuement, mais le mercenaire vit là l’occasion qu’il cherchait pour en finir avec les routes et mettre à bien son projet. Au lendemain, le duo se mit en route pour la seigneurie. Durant leur voyage, Hikari, silencieux et sombre, ressassait cette histoire. Il leur faudrait donc affronter toute une troupe, armée et déterminée. L’affaire était complexe et particulièrement risquée. Avant de conclure le contrat avec le seigneur, ils devraient donc prendre le temps d’étudier le terrain, d’observer leur cible pour établir un plan d’attaque.
Ils arrivèrent à la tombée du jour aux abords d’un vallon surplombé par une colline au sommet de laquelle une forteresse de pierres dominait la campagne alentour. Les lieux étaient bordés d’un côté par la forêt d’où Hikari et sa compagne étaient venus. Quelques lieues plus loin, les quelques lumières apparaissant peu à peu avec la tombée de la nuit laissaient supposer la présence d’un village. Mais ce qui retenait particulièrement l’attention du mercenaire, c’était le vaste campement niché au pied d’un encaissement rocheux escarpé d’un coté et lové dans le méandre d’une rivière de l’autre. L’endroit offrait une position de repli avantageuse, tout assaillant tentant de s’approcher étant aussitôt repéré par les sentinelles postées en haut de la falaise. Mais il interdisait également toute tentative de fuite par la rivière trop tumultueuse si le campement venait à être attaqué.
Le duo établit son camp à l’abri de la forêt, s’assurant par quelques pièges qu’aucun curieux ne s’approcherait assez pour reconnaître le guerrier. Si d’aventure quelqu’un repérait leur feu, il ne serait pas en mesure de voir autre chose qu’un couple de gueux itinérants, à moins de risquer perdre la vie de façon brutale et expéditive. Malgré tout, la nature démoniaque d’Ombr qui se manifestait chaque nui restait repérable, même sous la futaie. Aussi son compagnon lui demanda-t-il de garder les ténèbres prisonnières pour un temps.
Durant les jours qui suivirent, Hikari, toujours suivi de près par la Furie, s’attela à l’étude méticuleuse du terrain. Jour et nuit, dissimulés dans les hautes herbes qui bordaient la rivière, ils étudiaient les lieux et les hommes. Un gué naturel avait permis à la troupe de passer le cours d’eau, mais chose étonnante, il n’était gardé que par un seul homme. Quelques pieds à l’aplomb du camp, Hikari avait repéré une large ouverture dans la falaise à laquelle hommes et chevaux accédaient par une rampe étroite ne laissant le passage qu’à un seul cavalier. Les va-et-vient réguliers dans la grotte donnait à envisager qu’il y avait une autre sortie. C’était donc par cette issue que la troupe devait lancer ses assauts et ses pillages contre la forteresse et les habitations environnantes. La falaise en revanche était plus largement gardée.Tous les cinquante pieds, une échelle de corde permettait d’accéder à un poste de guet où les hommes, par trois, se relayaient pour scruter les environs. Le camp en lui-même ne présentait pas d’organisation particulière, loin de la discipline militaire complexe et efficace à laquelle Hikari se serait attendu. Rien de surprenant cependant au vu des hommes qui constituaient la troupe, principalement d’anciens soldats en déroute, de nombreux bandits de grands chemins et autres criminels et quelques mercenaires sans honneur que l’homme-montagne identifia aisément. Ainsi, en lieux et place d’une armée organisée, le guerrier et la Furie n’auraient à combattre qu’une meute d’une cinquantaine de soiffards tout au plus. Le temps était donc venu de la palabre avec le seigneur. Au matin du huitième jour, Ombr et Hikari levèrent le camp et se dirigèrent vers la forteresse.
A l’approche de la bâtisse, le guerrier fit les recommandations d’usage à sa compagne qui rabattit son capuchon sur son visage. Il lui saisit la main pour la rassurer et ensemble ils franchirent la lourde herse du château. Au delà du mur d’enceinte, la court offrait le spectacle habituel pour ces lieux mais néanmoins complètement étranger à Ombr qui resserra sa main autour de celle de son compagnon. Ça et là, palefreniers, forgerons, lavandières et garçons de ferme s’affairaient à leurs taches tandis que quelques soldats déambulaient, l’ensemble maintenant l’impression de normalité. Cependant les visages étaient fermés, les regards graves et loin du tumulte bouillonnant de vie, il régnait une tension suspicieuse à laquelle le duo ne pouvait être que sensible. Malgré les regards méfiants, personne ne les arrêta jusqu’aux portes de la demeure seigneuriale. En quelques mots échangés avec les gardes en faction, le mercenaire obtint une audience avec le maître des lieux. Ils furent conduits dans une vaste salle d’audience austère et sans chaleur, à peine éclairée par quelques meurtrières qui laissaient difficilement pénétrer la lumière du jour. A l’opposé de la porte, un homme sans âge, à la large stature, siégeait sur un imposant trône de bois sculpté. D’un signe de tête, il engagea le duo à s’approcher. Après que les politesses d’usage soient échangées, une longue discussion entre les deux hommes s’engagea. Les laissant tous deux à leurs négociations, la Furie lâcha la main d’Hikari qu’elle n’avait pas quittée jusqu’à présent, et se lança dans une exploration discrète et silencieuse des lieux. Les humains étaient-ils donc conscients d’être si fragiles pour construire de telles choses pour se protéger ? La pièce était emplie de la présence de son propriétaire, impossible pour la démone d’en ignorer l’inéluctable décrépitude. L’homme, malgré les apparences, était faible, sentait la maladie et déjà la mort rodait autour de lui. A quoi bon alors lutter pour la sauvegarde de cet endroit si très bientôt il ne pourrait plus en profiter ? La voix du vieillard interrompit la jeune femme dans ses réflexions. « Maître du sceau, de quoi écrire, nous avons trouver un accord ! » Par le contrat qui venait d’être signé, au-delà d’une fortune en pièces sonnantes et trébuchantes, le seigneur, par son cachet, venait de faire d’Hikari son héritier légitime à la condition que ce dernier accomplisse sa tache et débarrasse les terres environnantes des renégats.
« Son héritier...Une tête contre un château... » réfléchissait tout haut le mercenaire. Puis se tournant vers Ombr, il expliqua « Il est veuf, n’a pas de descendance et se sait malade. Son frère, héritier légitime, trop impatient, a essayé de l’occire. Il a perdu son droit d’héritage, et de toute évidence son droit de vivre. Dans un jour, nous passerons à l’action. » De retour à l’abri des arbres, Hikari expliqua le plan prévu à la Furie. « Demain, les troupes encore fidèles au château lanceront un ultime assaut contre le fratricide. Cela devrait l’amoindrir et nous offrir une excellente ouverture pour en finir. » Il se tut un instant en posant un regard intense sur sa compagne ? « Ombr, le seigneur n’a pas compris ta nature, les hommes ici ignorent qui tu es et c’est une excellente chose. Demain tes ténèbres devront rester dissimulées, il en va de ta sécurité. Bats-toi comme je te l’ai enseigné et n’aies crainte, tu es prête. » Puis il ajouta, un sourire malicieux aux lèvres. « Après tout, c’est moi qui t’aie tout appris ! »
Ils s’éveillèrent à l’aube le lendemain et se préparèrent silencieusement au combat. Débuta alors une longue attente durant laquelle le silence n’était rompu parfois que par quelques éclats de rire en provenance du camp. L’immobilité commençait à avoir raison de la patience du guerrier. « Mais que fait-il ? Que fait-il nom et nom !?! » Tout à coup des cornes de brumes résonnèrent et des ordres hurlés se firent entendre. « Ça commence ! Suis moi ! » souffla Hikari en s’emparant de son épée. Tandis qu’ils s’approchaient du gué, dissimulés par les hautes herbes, ils entendirent les échos lointains de la bataille qui faisait rage par delà la falaise. D’un rapide coup d’œil, le mercenaire avait tenté d’estimer le nombre d’hommes restants dans le camp. Une trentaine, peut-être moins, mais cela lui restait difficile à évaluer. Quoiqu’il en soit, rien d’insurmontable pour lui et sa compagne s’ils se montraient habiles. La priorité était avant tout de neutraliser leur chef. Hikari gardait pour plus tard la décision de le tuer lui-même ou de le livrer à son frère. Les gardes postés en contre-haut du campement avaient disparu. Ils s’étaient probablement ralliés au reste de la troupe pour lui prêter main forte contre l’armée du seigneur. Signe de bonne augure pour la suite des événements, ils n’auraient pas à craindre d’être repérés d’en haut ou d’être tués par une flèche lorsqu’ils s’introduiraient parmi leurs ennemis. Seule la largeur de la rivière les séparait à présent du garde du gué. Profitant d’un instant d’inattention de ce dernier, Hikari se redressa d’un coup et lança vivement sa petite hache qui vint s’enfoncer dans l’arrière du crâne de l’homme. Avant même d’avoir eu le temps de pousser un cri, le malheureux s’effondra face contre terre. Armes aux poings, le duo pénétra dans le campement discrètement, se cachant des regards derrières les tentes. Les hommes restés sur place étaient nerveux. Attendant les ordres ou le retour de leurs compagnons, ils affûtaient leurs armes en silence. « Il doit être là », murmura le mercenaire en désignant une tente plus grande que les autres devant laquelle deux hommes à l’aspect molossoïde, assis sur des rondins, montaient la garde, épées et haches à la main. Furtivement, ils se glissèrent derrière la toile, et tandis que le guerrier réfléchissait à un moyen d’entrer, il distingua une pièce de tissu inhabituelle de quelques pouces au bas de la structure. Derrière se trouvait une ouverture maintenue fermée par un lien de cuir. « Ce petit malin s’est prévu une échappée ! » dit Hikari en dénouant le lacet. Les lieux, spartiates, ne contenaient que le mobilier nécessaire au commandement d’un siège. Devant eux, un homme, à peine plus grand qu’Ombr, leur tournait le dos, penché sur une table chargée de plans qu’il étudiait en marmonnant. Sa stature malingre semblait bien trop faible pour supporter le poids de l’armure de cuir qu’il portait et assumer les responsabilités qu’il prétendait endosser. Hikari se saisit de l’épée à double tranchants posée négligemment contre un coffre et la tendit à sa compagne. Ce geste, bien que furtif, émit un faible tintement métallique qui fit se retourner l’homme.
« Qui êtes-vous ?! » s’écria-t-il. Puis visualisant d’un coup d’œil le poignard dans la large main de l’homme massif en face de lui e son épée dans celles de la jeune femme à l’étrange regard juste derrière, il poussa un hurlement. « A moi ! A la garde ! » Dans un même temps, tandis que les deux gardes pénétraient dans la tente, menaçants, l’homme-montagne bondit sur sa proie, lui asséna un violent coup de poing au visage. Sonné, ce dernier se laissa agripper par son adversaire qui le contraignit à l’immobilité en lui glissant son arme sous la gorge. « Reculez ou il est mort ! » ordonna le mercenaire. Les deux guerriers, ne sachant quelle décision prendre, se tenaient cois, attendant un ordre de leur chef. « Reculez ! Reculez imbéciles, je ne tiens pas à être saigné comme un porc ! » bredouilla ce dernier sur un ton mêlant l’acidité et la panique. Les hommes, reculant vers la sortie, n’avaient cependant pas remarqué la jeune Furie qui s’appliquait à restée dissimulée derrière le dos de son compagnon, prête au combat. Au dehors, alertés par les cris, les hommes s’étaient massés à l’entrée de la tente de commandement. Lorsqu’Hikari, tenant fermement son prisonnier, sortit, précédé par les gardes, tous reculèrent de plusieurs pas. Le temps sembla se suspendre de longues minutes. Les bruits alentour se turent et un silence de plomb, calme avant la tempête, s’abattit sur l’assemblée. De sa main libre, le mercenaire saisit celle d’Ombr dont il savait la présence dans son dos. D’un geste lent, il la fit se placer devant lui, face à la troupe stupéfaite. Un murmure s’éleva parmi les hommes. Le visage impassible de la jeune fille n’avait à présent plus rien d’humain. La tête penchée sur le coté, elle observait la troupe de va-t-en-guerre telle une bête qui s’apprête à bondir sur sa proie, tout en faisant négligemment tourner son bâton dont la portée semblait gagner en amplitude à mesure que le geste accélérait.
« Ce n’est qu’une gamine ! Il est tout seul ! Allez-y ! Attaquez bande de nigauds ! » brailla le freluquet toujours aux prises de son ravisseur. La supplique rompit l’inertie des belligérants. Un vrombissement s’échappa de la horde qui se précipita sur les deux compagnons. D’un geste brutal, l’homme-montagne envoya son otage s’assommer contre l’un des rondins à l’entrée de la tente et se saisit de son épée. Ombr, déjà engagée dans la bataille, offrait un spectacle saisissant. Rapide, agile, son bâton broyait là une mâchoire, enfonçait ici une cage thoracique, couvrait de plaies et d’ecchymoses les corps qui tentaient de la submerger. Instinctive et animale, elle esquivait et paraît tout aussi bien les attaques fatales qui lui étaient portées dans le dos ou par les flancs. Hikari, de son coté, estropiait de son épée ses assaillants toujours plus nombreux. Il tentait tant bien que mal de venir à bout de cette multitude. Le sang chaud et poisseux giclait des blessures qu’il infligeait à ses adversaires, mais également des siennes. De rapides coups d’œil à la démone lui permettait de constater qu’elle se battait comme une diablesse. Malgré tout, la masse agressive ne faiblissait pas et menaçait de les submerger à chaque instant. Il lui fallait trouver une sortie, immédiatement, tant pis pour la prise. Peut-être le contrat était-il trop gros, ou le plan peu sûr, toujours était-il qu’il ne pouvait plus espérer ramener leur proie sans risquer d’y perdre la vie. Occupé une fraction de seconde de trop à chercher une issue, Hikari n’eut que le temps de voir un homme brandissant une lance avant que celle-ci ne s’enfonce dans sa cuisse, obligeant le puissant guerrier à poser un genou à terre. Malgré la douleur, il parvint à parer de son épée une hache avant qu’elle ne lui tranche le cou et enfonça profondément son poignard dans la poitrine de l’homme qui venait de manquer de le tuer.
« Tu ne dois pas les tuer. » avait ordonner son compagnon. Alors elle ne les tuait pas. « Tu dois garder les ténèbres en toi. » avait-il ajouter. Alors elle les gardait en elle. Elle se battait comme il le lui avait appris. Blessait gravement, parfois mortellement peut-être. Mais s’ils mourraient, ça ne serait pas de son obscurité, il le lui avait interdit. L’odeur de peur et de sang des humains avait un effet euphorisant sur la démone qui continuait à attribuer des coups violents et maîtrisés à tout ce qui se présentait à elle. Cependant, sans les ombres, elle avait beau être une redoutable combattante, elle sentait progressivement la fatigue se répandre dans ses muscles. Elle paraît l’attaque d’une homme à la mine patibulaire quand une odeur particulière envahit tout l’espace autour d’elle. Le sang. Celui d’Hikari. Loin de la stimuler, cette odeur lui glaça lui glaça les entrailles. Se tournant alors vers son compagnon, elle le vit à genoux, s’ôtant une épaisse lance de la cuisse dans un hurlement déchirant. Le sang gicla de la plaie en rivière pourpre qui ne s’arrêtait plus de couler. L’odeur, insupportable dans tout ce qu’elle signifiait, affûta les autres sens de la démone. Bientôt elle entendit un battement de cœur. Le cœur d’Hikari, qui battait de toutes ses forces pour maintenir la vie, mais qui inéluctablement s’épuisait. Hikari allait mourir. Tandis qu’elle assistait impuissante à la fin de son compagnon, une chose s’éveilla au plus profond de la démone, faisant exploser une à une les digues qu’il avait bâtie au fil du temps. Fermant les yeux, elle se laissa submerger par la noirceur dans une profonde inspiration. Elle bloqua l’espace d’un instant toutes ses émotions, puis, dans un souffle, laissa les ténèbres s’abattre sur le champ de bataille. Le ciel s’obscurcit aussitôt d’un voile menaçant ,tandis que les tentacules, si longtemps emprisonnés, surgissaient à nouveau du corps de la Furie animés par une rage dévastatrice. Elle lâcha machinalement son bâton et se jeta à mains nues sur sa première victime, tel un animal tout droit sorti des enfers. Carnage. Folie meurtrière. Trachées lacérées à coups de griffes. Gorges déchiquetées par ses crocs. Cœurs arrachés encore battants des poitrines. Le goût de la chair, l’odeur du sang, la chasse, le massacre. Les ténèbres pénétraient par les bouches ouvertes de terreur et en ressortaient emportant avec elles une masse sanguinolente et visqueuse qui s’écoulait par tous les orifices du visage. Les tentacules impitoyables projetaient dans les airs les corps désarticulés avant de faire exploser les abdomen et libérer les entrailles. Et sur la falaise autant de traces horrifiques de corps envoyés à la mort, broyés entre la puissance irrépressible de la démone et le mur de granit.
Hikari, impuissant et affaibli, assistait à la perte inévitable de la part d’humanité de celle qu’il aimait tant. N’ayant d’autre issue que se laisser aller à la détresse et à la mort, à genou sur le sol, sentant s’écouler ses larmes et sa vie, il trouva la force de laisser rugir un dernier cri de désespoir. « OMBR… ! » A l’instant où ce dernier hurlement transperçait l’air, une onde de lumière aussi puissante et blanche que celles du soleil et des étoiles réunis s’échappa de la poitrine du guerrier, se propageant à une vitesse fulgurante. Dans un souffle puissant et aveuglant, la vague lumineuse terrassa les derniers hommes, déchira et envola les tentes et se répandit jusqu’à la falaise qu’elle heurta avec une violence encore jamais vue de mémoire d’homme. Dans un grondement assourdissant, sous l’impact, une large fissure s’ouvrit sur toute la hauteur de l’aplomb. Sans même qu’elle eut le temps d’y réfléchir, une sphère ténébreuse se matérialisa autour de la Furie au moment où le vent de lumière se déchaîna. A l’intérieur de sa bulle aussi dense que les porte de l’Entremonde, Ombr attendait, terrifiée, tentant de retrouver au fond d’elle ce lien qui la raccrochait à Hikari et à son humanité. Au bout de quelques minutes, la jeune femme se libéra des ténèbres qui la protégeaient. Autour d’elle, tout n’était que désolation. Là où se dressait un camp de renégats quelques heures auparavant, ne subsistait plus qu’un champ dévasté et parsemé de monceaux informes qui avaient dus être des hommes/ Parmi ces visions de cauchemar, un corps intact fit s’accélérer la respiration de la jeune femme. Hikari, allongé sur le dos, semblait dormir. Le cœur était faible, mais battait encore. N’écoutant que son instinct, la Furie posa ses lèvres sur celles de l’homme-montagne et lui fit partager son souffle. Elle recouvrit de sa main la blessure d’où s’écoulait encore le sang et laissa les ténèbres envahir et colmater la plaie. Après s’être assuré que le souffle du guerrier se répandait de lui-même dans le corps du blessé, la jeune femme se redressa, saisit l’épée brisée, et se dirigea, le visage inexpressif, en direction de la forêt. Les tentacules, toujours présents autour d’elle, soulevèrent le mercenaire et l’entraînèrent à sa suite. Rapidement, elle retrouva le campement qu’ils avaient laissé quelques heures plus tôt. Les ombres déposèrent délicatement l’homme inanimé sur sa couche. Il était faible, mais il vivrait, Ombr le savait.
Trois jours durant, la jeune femme veilla sur le sommeil de l’homme-montagne. Puis pendant les quatre jours suivants, alors qu’elle le croyait tiré d’affaire, il délira, pris d’une fièvre qui failli l’emporter. Au soir du huitième jour, le guerrier ouvrit enfin les yeux sur le regard reflet de l’infini de sa compagne. « Ombr... » murmura-t-il encore faible en caressant son visage. Pleurant de fatigue et souriant de soulagement à la fois, cette dernière se pencha sur lui et déposa ses lèvres fraîches sur les siennes. D’abord hésitants, ses baisers se firent plus pressants à mesure que l’homme y répondait. Il se redressa et la fit s’asseoir sur se genoux pour la serrer contre lui. Encouragé par les caresses de la jeune femme et enivré par son odeur, le guerrier se sentit transporter par un désir ancien mais jusqu’ici réprimé. Un à un il dénoua les lacets retenant les chausses de la démone. Puis il poursuivit par ceux du gilet de cuir et finit par ceux, plus délicats, de la chasuble en lin. Dévêtue comme au jour de sa naissance, elle lui présentait ce corps qu’il avait si souvent épié, désiré et dont il avait à présent tout le loisir de caresser et d’embrasser. N’y tenant plus, il la ramena à lui, explorant les courbes parfaites et la peau blanche et douce du bout de ses doigts. L’odeur délicate et subtile de la Furie le submergea d’un désir auquel elle répondit volontiers. Alors qu’elle s’offrait à lui, des volutes de brumes les enveloppèrent, obscurcissant le ciel crépusculaire et les mettant à l’abri du monde extérieur. Leurs ébats, d’abord tendres et voluptueux, se firent de plus en plus intenses, brisant un à un des remparts au plus profond de l’âme d’Hikari. Lorsque le dernier céda, la force qui avait terrassé leurs ennemis jaillit de la poitrine de l’homme en une immense colonne de lumière s’élevant jusqu’aux étoiles. Elle fut aussitôt rejointe par un panache de fumée prenant l’apparence d’un dragon aussi noir et dense que l’infini, qui s’enroula autour. Son corps et son âme n’étaient plus que sensations. Le mercenaire avait l’impression d’avoir quitter le monde et rejoint l’immensité du ciel. Il entendit alors une voix, douce, inconnue et pourtant si familière. « Te voici enfin, fils de la Lumière, à nouveau unit à l’enfant des Ténèbres. Des milliers de vies vécues, des milliers de morts et de renaissances. Une seule destinée, un seul cœur, un seul souffle, une seule âme. Nés pour être liés, ensemble vous êtes le Tout qui maintient l’équilibre de Univers face au Néant. Ensemble vous êtes l’Éternité. Vis dans l’ombre, fils de la Lumière et fais la vivre en pleine Clarté. » Alors que les échos de cette voix résonnaient encore dans sa tête, inscrivant dans chaque espace de son esprit cette vérité révélée, depuis cet endroit hors du temps, il observa en contre-bas leurs deux corps encore unis dans une étreinte parfaite. Sentant sa présence à ses cotés, il se tourna vers le visage enfantin au regard d’infini. Deux anneaux de lumière s’y reflétaient.
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