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Chapitre 4

Léopold

Elo a passé son bac de français. J’ai eu le mien avec mention bien et je suis pris en fac de lettres. C’est l’été. Tout est possible et je sens que je suis à l’aube d’une nouvelle vie. En novembre, je suis majeur. Je serai à la rue aussi. Jérémy ne s’est pas occupé de la demande de logement étudiant que je lui avais demandé de signer. Donc quand Guy me mettra dehors, je ne sais pas où j’irai. On verra. Peut-être chez Clément en cas de besoin. Il faudra que je trouve une chambre quelque part. En attendant, j’économise. Comme c’est l’été, je travaille à plein temps au restaurant. Et je fais aussi de la manutention tôt le matin. Ça me muscle, j’ai un peu moins cette allure fragile que Guy a toujours critiquée et moquée. Quand il a dit que je ressemblais à une fille, je me suis laissé pousser les cheveux. Je crois que ça plait à Elo.

Ça fait deux mois que sa mère, Barbara, est là, et je reprends des forces car Guy ne m’a pas refrappé. Visiblement la frustration sexuelle ça lui donne envie de cogner. Quand elle est là, il jouit, il ne frappe pas. Mais je sais que le jour où elle repartira, tout recommencera.

Demain, on est dimanche, et c’est le jour de l’anniversaire de la mort de ma mère. Elle est enterrée au bord de la mer, elle venait de Loire-Atlantique. Lundi je ne travaille pas. J’ai demandé sa quechua à Clément et je resterai dormir là-bas après avoir été la voir.

Elo entre dans ma chambre alors que je fais mon sac. Je lève la tête : elle me regarde avec ses beaux yeux chocolat, qui se font interrogateurs derrière ses montures de lunettes. Soudain, j’ai envie de l’emmener avec moi, de ne pas y aller seul. Tu as quelque chose de prévu ces jours-ci ?

Elle secoue la tête. Alors fais un sac et prends un sac de couchage, on va camper au bord de la mer. Cinq minutes plus tard, elle est de retour avec ses affaires. Une heure plus tard, on est dans le train. Elle envoie un message à sa mère pour la prévenir qu’elle est chez sa copine Julie et sort un bouquin. J’ai envie de la serrer contre moi. Je passe un bras sur son épaule et on reste comme ça, à regarder le paysage et à lire, en silence.

C’est la première fois qu’on est vraiment ensemble loin de l’appartement et pas juste sur le chemin du lycée.

Quand on arrive à la gare de Pornichet, Elo se tourne vers moi : il y a un vent énorme et ses longs cheveux s’emmêlent autour de son visage.

- Pourquoi on est venu là ?

- Je viens voir ma mère.

Je crois que c’est la première fois que j’en parle, et vu la tête d’Elo, c’est aussi la première fois qu’elle en entend parler. Mais elle ne dit rien, et me suit à travers la ville. Je commence toujours par le cimetière. Devant la grille, Elo reprend : c’est là que tu vas quand tu disparais deux jours ? Tu as fait ça quelques fois.

J’acquiesce en hochant la tête. La grille grince un peu, le gravier crisse. On entend le bruit des arbres et du vent, les cris des mouettes au loin. Elo marche près de moi, et glisse sa main dans la mienne. Pour une fois, elle n’a pas les mains gelées : là, c’est plutôt elle qui me réchauffe.

Elle reste un peu avec moi, je la présente à ma mère, puis elle s’éloigne de la tombe pour me laisser de l’espace. Je m’asseois et parle à l’âme de ma maman, lui parle comme à chaque fois, sans m’arrêter, comme pour rattraper le temps perdu. Quand j’ai fini, Elo est revenue. Elle s’approche de la pierre, y dépose un bouquet de tulipes et murmure quelque chose en caressant la photo incrustée dans le marbre près des lettres dorées.

On passe le reste de l’après-midi au bord de l’eau, sur le sable. Prendre le soleil, lire sur la plage, construire un château de sable à mains nues. J’ai l’impression que je n’ai pas fait ça depuis une éternité. Elo rend tout plus léger, plus facile, plus doux. On dîne dans une crêperie puis on installe la quechua dans le camping municipal. Il y a du monde mais le gérant nous trouve une place dans un coin. De toute façon on ne reste qu’une nuit et on n’est pas encombrant. Je crois qu’on lui a un peu fait pitié.

Passer la nuit avec Elo dans une toute petite tente a été une expérience troublante. Je crois qu’elle n’aime pas le camping, elle s’est collée contre moi dès qu’il y a eu un bruit qu’elle n’a pas su décoder. Je n’ai jamais autant lutté pour ne pas l’embrasser. A la place j’ai parlé. Ça doit être l’air de la mer. Ça me donne envie de m’épancher. Je lui ai raconté ma vie d’avant : avec ma mère malade mais aimante, et mon père de moins en moins capable d’être un père et un mari. L’hôpital. Le décès. L’errance. Puis l’arrivée chez Guy. La suite tu la connais.

Après un silence, je sens son souffle contre mon torse : pourquoi est-ce que tu veux être écrivain ?

- Parce que j’ai des choses à dire, à crier, à partager. Parce que les mots sont puissants aussi. Ils suscitent le rêve. Quand Guy me frappe… quand il me frappe je me concentre sur autre chose. Au début je me racontais des histoires. J’étais le héros maltraité mais qui prendrait sa revanche. Puis j’ai commencé à penser à des choses positives et douces dans ma vie. A ce qui me faisait du bien. Maintenant je fais un mélange des deux.

- Et ça marche ?

- Oui. Pas complètement parce que parfois la douleur est plus forte. Mais oui, ça fonctionne.

- Un jour, je voudrai lire ce que tu écris. Les histoires. Je ne connais que quelques chansons.

- Un jour, je voudrai que tu illustres ce que j’écris.

Je n’ai jamais été aussi proche de quelqu’un. C’est à la fois génial et effrayant.


Texte publié par Queen_E, 31 mai 2022 à 09h15
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