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Soren et le faucon

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Le soleil continuait sa course ascendante dans le ciel ; être recalé ne lui avait pas pris la matinée entière… La déception au cœur et le museau pointé vers le sol, Soren marchait avec lenteur, au mépris du bon sens dans un monde où nombre de sauvages n’attendaient que de s’approcher de la défense végétale du territoire pour fondre sur une souris telle que lui. Sa rapière, pour laquelle il avait si longuement économisé – au point d’avoir du retard dans ses loyers –, pendait sans vie dans sa patte. Son environnement même le laissait de marbre, il s’en désintéressait et en venait à souhaiter être attrapé par un prédateur. N’importe lequel conviendrait tant qu’il achevait ses hantises avec lui !

Un reniflement secoua ses vibrisses. Qu’allait-il faire, désormais ? Qu’allait-il faire ? S’engager dans l’ASB, l’armée des souris brunes, avait été le but à atteindre. Son meilleur, afin de ne pas dire seul, recours. Sa chance d’offrir un quotidien décent à son père. Et elle lui était refusée.

Soren grinça des dents, serra un pan de son manteau à s’en blanchir les articulations. Comment allait-il lui l’annoncer ? Impossible de répéter les termes cruels du recruteur à son père… Il se l’interdisait ! Trop petit. Trop lent. Trop faible. Indigne de combattre, juste bon à servir de chair à canon pour le BSG, le bataillon des souris grises. Pas assez éduqué pour apporter des connaissances utiles sur le terrain. En deux mots : une honte.

Sa queue fouetta la terre du sol. Depuis que les souris brunes, devenues trop nombreuses dans leurs cités en manque d’abris, s’étaient dressées et avaient revendiqué une parcelle précise – riche en buissons, racines ou autres cachettes fournissant un logis – que convoitaient également les grises, pourtant loin d’être dans leur situation, il avait misé son avenir, et plus encore celui de son père, sur une promesse. Celle que chaque volontaire au combat, qu’il en sorte martyr ou victorieux, se verrait attribué une propriété à vie sur l’Eden fièrement conquis pour son usage propre ou celui de ses plus proches parents. Tout était fichu, dorénavant.

Un couinement mi-furieux mi-désespéré lui échappa. Ce n’était pas comme s’il n’avait pas cherché une solution différente avant ! Mais nul travail ne lui avait été octroyé, le nombre de demandeurs dépassait de loin les postes vacants. La guerre avec les gris était… avait été… son dernier repli.

Soren soupira. L’argent investi dans sa rapière, qu’il aurait dû utiliser pour ses impayés, ne lui rapporterait rien à long terme… Déjà qu’il était obligé de voler à droite à gauche pour ramener de la nourriture chez lui ; ça n’allait pas aller en s’améliorant. En plus d’annoncer son échec à son père, qui se réjouissait du prestige apporté à leur nom par un statut de soldat, il allait lui falloir recommencer à mentir, à inventer des petits boulots imaginaires pour justifier ce qu’il mettait dans leurs assiettes.

Un sanglot le secoua. C’était trop dur, beaucoup trop dur ! Oh ! Il ne pouvait pas rentrer maintenant, pas dans son état. Déçu et angoissé comme il l’était, il avouerait tout et inquiéterait son père plus que sa santé fragile n’était en mesure de le supporter. Ses poils se hérissèrent à cette idée ; il lui fallait se calmer, digérer. Rien n’était envisageable sans ça.

Ses incisives malmenèrent sa langue. Incapable d’affronter le regard de ses pairs pour l’heure, Soren fit une chose insensée : il s’éloigna de leur territoire malgré le danger et ignora la petite voix lui hurlant qu’il s’éloignait aussi de leur système de protection contre les prédateurs.

L’envie d’être croqué n’avait pas eu le temps de disparaître de son esprit.

Une longue heure de marche en dehors du territoire des souris brunes n’avait pas suffi à Soren pour évacuer sa peine et sa frustration ; tout juste avait-elle chassé son vœu d’être dévoré. Décidé à rentrer et à annoncer la triste nouvelle à son père, en quête d’une idée pour améliorer leur quotidien et rembourser leurs loyers, il rebroussait chemin depuis cinq minutes, frottant sa rapière dans le tissu vert mousse de son manteau. Ses traits se fronçaient devant le mauvais traitement qu’il lui avait infligé durant la première moitié de son expédition. Quel crétin ! La laisser traîner, ramasser poussières et brindilles… Tout ça était indigne d’elle, du prix qu’elle lui avait coûté. Elle n’était pas responsable de son échec et méritait mieux, d’autant qu’il serait peut-être obligé de la revendre, vu la conjoncture ! À moins qu’il ne s’en serve dans le but de se défendre de ceux qui voudraient les jeter à la rue à cause de ses dettes ?

Il frétilla et le dégoût s’afficha dans ses yeux. Pourvu qu’il n’ait pas à en arriver là !

Soudain, un bruit le figea ; son arme lâchée, Soren adopta aussitôt une posture pratique afin de détaler au mieux, puis brandit son museau vers le ciel – avait-il bien reconnu un battement d’ailes ? –, mais aucun oiseau n’était en vue.

Nerveux, il patienta sur place, à l’affût du danger. Avait-il rêvé ? Non, pas moyen. L’oiseau, si c’en était un, s’était posé en hauteur. Un chasseur ? Alors il n’attendait qu’un mouvement de sa part pour fondre sur lui… son rythme cardiaque s’intensifia. Quelle excellente idée de quitter le territoire des siens et sa défense végétale !

Très vite, le son se reproduisit, si près que Soren manqua filer – l’absence d’ombre au-dessus de lui le retint à la dernière seconde. Il se rendit ensuite compte de sa frénésie. Ce n’était pas un vol normal, il y avait un problème.

Ses doigts remuèrent la terre sous eux, récupérèrent sa rapière. Il avait tout à gagner à partir sans demander son reste et en avait parfaitement conscience. Pourtant, une part de son être lui intimait de chercher à comprendre le phénomène…

Après une profonde inspiration, il traqua son origine.

Les gestes désordonnés de l’animal sauvage s’entendaient tant que ce dernier n’était pas loin, c’était une évidence ; en douceur, poussé par une voix qu’il maudissait sans parvenir à lui désobéir, Soren avança vers un large buisson épineux, derrière lequel provenait le vacarme. Grâce à son ouïe, il estima la taille dudit sauvage et se rassura à l’idée de pouvoir s’aventurer entre les branchages sans qu’il soit possible à celui-ci de l’y suivre.

Le spectacle qu’il découvrit en s’y engageant le rendit muet. De l’autre côté du buisson se débattait un jeune faucon. L’une de ses pattes retenue par une ronce, une deuxième enroulée autour de son bec, il se trouvait pris au piège, coincé.

Le chasseur attrapé.

Soren frémit, resserra son emprise sur sa rapière. Il constituait l’un des mets favoris de l’espèce et aurait donc dû se réjouir d’apprendre qu’un de ses membres n’était plus en mesure de causer du tort aux siens. Néanmoins, un sentiment de pitié, voire de compassion, l’étreignait. Le faucon était condamné ; il partirait dans la souffrance, en ayant lutté jusqu’à l’épuisement. Une fin pareille était cruelle.

D’instinct, il effectua un premier pas pour quitter son abri, avant de se raviser dès qu’il réalisa la portée de son geste. Que faisait-il ? Il n’allait quand même pas se mettre en danger ? Secourir une créature qui l’attraperait sitôt qu’il le remarquerait ? C’était insensé !

Insensé, oui… C’était le mot. Mais à cause de sa déception du jour, de sa situation précaire, il se sentait proche de lui. Ennemi redoutable ou pas, il n’en était pas moins aussi prisonnier que lui, seules leurs mésaventures divergeaient.

D’infimes tremblements parcoururent Soren, signe que son corps le poussait malgré lui en avant, et il murmura pour lui-même :

— Je suis complètement fou.

Il tâcha de ne pas songer à son père, se répéta à plusieurs reprises qu’il était assez agile et rapide afin de regagner le centre du buisson sans heurt en cas d’attaque. Enfin, arme au poing, il sortit à la vue du rapace.

L’œil perçant de celui-ci le localisa dans la seconde ; il s’agita de plus belle – dans le but de se libérer assez vite pour le croquer ? Tremblant des oreilles à la queue, Soren se rapprocha de la ronce enroulée à ses serres, vérifia d’être hors de leur portée et leva sa rapière avec peine, gêné par l’air propulsé par les deux ailes.

Il trancha l’entrave dans un cri, priant pour sa survie. Après quoi, il profita du recul subi par le faucon pour plonger dans sa cachette, incapable d’admettre sa réussite.

Son pouls cognait contre ses tempes ; ses intestins n’étaient pas loin de le trahir. Cependant, convaincu d’être en sécurité, Soren ne résista pas à l’envie de jeter un œil à l’extérieur. Découvrir la réaction de l’oiseau lui importait étrangement.

Son regard s’ancra dans le sien : il était repéré ! Sa respiration se coupa le temps d’un battement de cœur, puis ses paupières se plissèrent. Il était repéré, oui, mais nulle tentative d’attaque ne venait. Le sauvage se contentait de l’observer, comme si lui non plus ne croyait pas en son aide. Il était calme, immobile, et Soren en oublia de disparaître.

Alors l’impensable se produisit. Avec lenteur – presque du respect, imagina-t-il –, le faucon tendit sa patte, où s’enroulait encore le reste de la ronce, dans sa direction. Il cilla. Ne rêvait-il pas ? Était-ce une demande ?

Ses vibrisses remuèrent. Pouvait-il prendre un tel risque ? Et si c’était un piège ? Une ruse ?

Soren secoua la tête. Non. Il réfléchissait en souris, en espèce évoluée. Un rapace n’avait pas les capacités d’adopter une stratégie pareille, n’est-ce pas ? Il se laissait juste guider par son instinct.

Ce qui ne signifiait pas qu’il n’essaierait pas de le manger sitôt débarrassé de la plante…

Un nœud se forma dans son estomac. Oh ! Il était idiot et suicidaire, mais l’idée de ne pas finir ce qu’il avait commencé lui déplaisait. La pitié qu’il avait éprouvée ne devrait pas avoir une limite.

— Et on me juge inapte à affronter d’autres souris, maugréa-t-il entre ses dents.

Angoissé, il se plaça à portée du prédateur et guetta sa réaction. Jamais il n’avait été si prêt à courir pour sa vie ! La moindre parcelle de son corps était sur le qui-vive.

Durant un moment, ni lui ni le faucon ne remuèrent, attentifs. Puis Soren prit sa décision. À l’aide de sa rapière, sa peur uniquement trahie par ses frémissements incontrôlables, il délivra le membre entravé…

… Et faillit mourir d’effroi lorsque le sauvé bougea ! Par chance, il ne chercha pas à l’attaquer. Il lui présenta plutôt son bec en se penchant délicatement, il le suppliait d’ôter son dernier lien.

Cette fois, Soren n’hésita qu’une petite seconde. Malgré le risque causé par la proximité du terrifiant crochet, il opta pour la confiance, compta sur une sorte de loyauté, de gratitude. Avec habileté et précision, il acheva sa bonne action.

Le faucon se redressa, le détailla quelques secondes qui lui parurent interminables. Une pointe de fierté envahit Soren devant le courage dont il avait fait preuve. Continuait de faire preuve.

Sa journée n’avait pas été qu’un lamentable échec.

Lorsque l’animal prit son envol, un couinement de surprise lui échappa et, déséquilibré, il tomba à la renverse.

Deux secondes plus tard, un éclat de rire jaillissait de sa gorge.

Du coin de l’œil, Soren scruta son père occupé à préparer le repas pendant que lui-même se chargeait de dresser les couverts. Trois jours déjà qu’il lui avait annoncé avoir été refoulé de l’armée… Trois jours, et il ne montrait aucun signe de contrariété ou d’anxiété.

Un rire nerveux manqua lui échapper ; contrairement à lui, son père ne doutait pas de sa capacité à trouver un travail ! Son museau se fronça. Devait-il en être fier, ou désolé ? Combien de temps perdurerait l’illusion ? L’entretenir lui demanderait de voler bientôt, c’était inévitable. Au moins de quoi régler le loyer du mois et ceux en retard – ne pas trop tarder, tel était le principe qu’il se fixait à chaque retard de payement.

Malgré lui, sa queue claqua contre le plancher. L’explosion démographique des souris brunes, sa conséquence économique, surtout, le rendait malade. Si la guerre s’éternisait, une autre risquait d’éclater, intestine, civile. Oh ! Les plus riches voudraient vite expulser les plus pauvres pour pallier le manque de place, c’était une évidence.

— Tu es bien sérieux et silencieux, remarqua son père, l’arrachant à ses réflexions.

Soren se força à esquisser un sourire.

— Je méditais sur la guerre. Sur ce nouveau territoire pour lequel elle a lieu.

Son père délaissa ses fourneaux et ancra son regard dans le sien.

— Si tu es déçu à cause de ton évaluation négative, sache qu’une part de moi se réjouit de son résultat.

— C-Comment ?

— La fierté d’avoir un fils héroïque sera toujours plus faible que la douleur que ta perte me causerait si les choses tournaient mal.

Touché, Soren demanda pourtant :

— Même avec une maison plus large, garantie à vie ?

La patte de son père tapa l’une de ses oreilles.

— Tu as intérêt à ne jamais penser l’inverse ! Ce n’est pas comme si nous n’avions pas de toit au-dessus de nous et, grâce à toi, un salaire pour le conserver. Non, nous ne sommes pas à plaindre. Laissons ces terres à plus démunis.

L’estomac de Soren se contracta. Tant de confiance en sa personne… et si mal placée ! La culpabilité le rongeait.

Il baissa les oreilles. Peut-être serait-il plus sage de passer aux aveux… Son père avait amené le sujet, il n’y aurait pas de meilleure occasion.

— Fils ? s’inquiéta celui-ci face à son attitude.

L’hésitation le tenailla. Il peinait à déterminer quel était le pire scénario : la probabilité que son père découvre tous ses mensonges d’un coup lorsqu’il serait arrêté pour ses larcins ou qu’on les expulserait, ou l’idée qu’il vive dans la déception de ses actes et dans l’angoisse du lendemain. Où se situait le moindre mal ?

Soren n’eut pas le loisir de trancher la question. Plusieurs coups assénés à la porte rustique de leur habitation l’arrachèrent à son dilemme.

— Si tard ? s’étonna son père.

— Coupe la cuisson au cas où, je m’en occupe.

En son cœur, une petite voix se réjouissait malgré lui d’avoir été interrompu dans sa décision. Par malheur, ce sentiment s’effaça dès qu’il ouvrit le battant.

La souris sur le seuil, à peine plus âgée que lui, portait l’uniforme des collecteurs…

Elle venait pour le loyer. Pour ses impayés.

Son sang se glaça dans ses veines. Non… Pas déjà ! Pas maintenant.

— Je vois que vous avez saisi, s’excusa-t-elle, le visage empreint de compassion.

— Soren ? chevrota son père, en retrait.

— Ce n’est rien, lui répondit-il vivement. Discutons dehors, d’accord ? s’enquit-il ensuite sur un ton beaucoup plus bas.

— Inutile, j’en ai peur. À moins que vous n’ayez l’argent que vous devez au territoire pour votre logis.

— Quel argent ? murmura son père en avançant vers eux. Soren, de quoi parle-t-elle ?

Il grinça des dents.

— Il s’agit d’un malentendu. Je ne comprends pas, mentit-il.

Son cœur battait à tout rompre. Nom d’un sauvage… Le destin ne pouvait pas être aussi cruel. Il ne pouvait pas lui fournir une telle réponse à ses interrogations morales !

— Si vous n’êtes pas en mesure de payer, je dois réquisitionner la propriété, s’imposa la collectrice. Elle sera attribuée à une autre famille.

— Je…

— Vous n’ignorez pas la situation, j’en suis sûre. De nombreuses souris cherchent à se loger, et la priorité va à celles qui ont les moyens de louer.

Nauséeux, impuissant contre sa crainte matérialisée, Soren implora son interlocutrice de manière tacite. Un délai. Il ne demandait qu’un pauvre délai. Hélas, elle secoua la tête avec regret.

— Les ordres sont les ordres.

— Soren, souffla son père. Comment ?

Un murmure qui lui écorcha le cœur.

— Je suis navrée, ajouta aussitôt la collectrice à son intention. Votre fils vous expliquera sans doute tout plus tard.

— Nous habitons ici depuis de nombreuses saisons, madame. Soren travaille, il…

— Votre logement n’est conservé qu’avec un loyer régulier. Vous avez signé un accord en ce sens lors de votre emménagement. J’aimerais vous aider, mais je n’en ai pas les moyens.

Soren vacilla devant l’air perdu de son père.

— As-tu oublié de payer ? Ne le ferait-on pas, là ?

— Je te demande pardon, chuchota-t-il avec peine.

Son palais s’assécha ; l’envie de triturer sa queue le gagna et déterminer de quelle façon il trouva le courage de reprendre la parole lui fut impossible.

— Retourne au chaud, s’il te plaît. Je vais arranger les choses, je te le promets. Et après, je te raconterai tout. D’accord ?

Son père le dévisagea longuement, pourtant, il finit par opiner. Soren attendit qu’il s’éloigne pour s’adresser de nouveau à la collectrice.

— Je vous en prie. J’ai besoin de temps.

— Je ne suis pas autorisée à vous laisser conserver ce bien. Ni à vous accorder quoi que ce soit… Il va falloir m’accompagner.

— Il sera bientôt nuit ! protesta-t-il.

Déjà, les battements de son cœur s’accéléraient et une impression d’injustice le rongeait. Il n’avait pas demandé à être pauvre !

— Je suis les directives. C’est mon travail, croyez-moi, je ne m’exécute pas par plaisir.

— C’est…

— Vous avez le droit d’emporter provisions et quelques vêtements ou effets. Une valise chacun. Le reste… Le reste sera vendu aux enchères en dédommagement de vos impayés.

Un discours. Probablement répété à l’avance.

Un goût de bile se déposa sur la langue de Soren, son crâne le tança. Il refusait d’être la victime de cette farce immonde ! Qu’il regrettait désormais d’avoir acheté sa rapière, son plan le mettait dans de beaux draps ! Oh, il avait escompté bénéficier d’un meilleur délai pour régler ses dettes ; il en avait eu plus lors de ses derniers retards !

— Juste deux ou trois jours, insista-t-il, désespéré.

— Je ne suis pas décisionnaire.

La collectrice inspira.

— Acceptez-vous de me suivre ? Je vous procurerai un toit pour cette nuit.

— C’est chez nous ! cria Soren, incapable de se contenir.

— Plus maintenant.

En colère, il voulut lui ferma la porte au museau, mais elle glissa sa patte dans l’ouverture pour l’en empêcher, avant de hausser la voix :

— Les gars ! Besoin de renfort. Pas de brusqueries inutiles.

Son regard rencontra ensuite celui de Soren.

— Je n’ai pas le choix.

Deux souris aux muscles développés, que la pénombre avait jusque-là masquées à sa vue, s’approchèrent. Un mâle et une femelle.

— Ne rendez pas la situation plus compliquée qu’elle ne l’est, déclara la femelle. Désirez-vous vraiment être forcé de quitter votre logis ainsi ?

En réponse, Soren pivota vers l’intérieur et hurla :

— Enferme-toi dans la chambre !

La souris agrippa son épaule avec dureté ; il la dégagea sans douceur, puis cracha au sol. Personne ne les obligerait à partir. Personne !

Deux billes noires comme l’encre le fusillèrent.

— À ta place, je me calmerais. Notre patience à des limites, on n’essaiera pas de te raisonner longtemps.

L’esprit de Soren tournait à cent à l’heure. Déjà, il réfléchissait au meilleur moyen d’aller chercher son arme, dissimulée dans sa cache.

Il n’eut pas l’occasion de le trouver : la femelle l’attrapa avec fermeté et le tira à l’extérieur sans se soucier de ses ruades pour se libérer.

— Vous n’avez pas le droit ! pesta-t-il.

Nulle réponse ne lui parvient, pas même de la collectrice qui ne s’excusait plus. Pire, la brute ne relâchait pas sa poigne. Non… Non, non, non ! Son collègue pénétra soudain dans la maison. Haletant, Soren supplia :

— Ne violentez pas mon père ! Il n’y est pour rien.

— Nous ne sommes pas des montres, siffla sa garde. Si ton vieux accepte la situation, il aura l’occasion de rassembler ses effets, aucun mal ne lui sera fait.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Il avait échoué, sur toute la ligne. Il avait perdu leur foyer…

Plusieurs minutes passèrent, longues et culpabilisantes, puis le deuxième gros-bras ressortit.

— Votre père se prépare et nous rejoint. Vous allez avoir besoin d’une discussion si j’ai bien compris.

Soren serra les poings. L’idée de décevoir son père le rendait fou. Il lutta afin de ne pas se débattre à nouveau, de ne pas se dégager de l’emprise de la souris et foncer se barricader à l’intérieur. Envenimer les choses ne l’aiderait pas et ne changerait rien. Mais c’était si difficile avec le sentiment d’injustice qui le tenaillait !

Il grinça des dents, joua sur sa respiration. Ne pas craquer, il lui fallait éviter de craquer.

Tout à coup, un cri aigu fendit l’air au-dessus de leur petit groupe ; au même instant, deux pattes aux serres aiguisées accrochèrent la défense du territoire en branchages tressés, la brisant.

Un rapace !

— À l’intérieur ! ordonna aussitôt la collectrice.

Trop tard, hélas : il s’abattit entre eux et le logis. Tétanisé, Soren perçut qu’on le lâchait pour détaler – les souris si pressées de l’éjecter de chez lui courraient sans plus se préoccuper de lui, mues par leur instinct de survie. Ses paupières se fermèrent, unique réaction que son corps lui accorda. De mémoire, pas un seul prédateur ne s’en était pris à leur défense – la plupart ne prêtaient pas garde aux aperçus de leur présence qu’elle laissait filtrer, et les autres se décourageaient devant elle et allaient chasser ailleurs.

Les secondes passèrent, se changèrent en minutes. Ni bec ni serres ne fondirent sur lui…

Avec lenteur, Soren se risqua à ouvrir les paupières.

Il cilla.

Face à lui se tenait le faucon qu’il avait libéré trois jours plutôt, il l’aurait parié ! Et celui-ci ne l’observait pas : son attention n’allait qu’aux fuyards, qu’il n’avait pas l’air de vouloir pourchasser malgré l’envie dans son regard, comme pour ne pas l’abandonner.

La bouche de Soren s’arrondit. Avait-il surgi dans la nuit… pour lui ? Le surveillait-il ?

Par réflexe, il nia l’hypothèse d’un geste. L’idée était folle, presque absurde ! La chasser lui fut pourtant impossible. Comment expliquer le comportement de l’oiseau et son arrivée autrement ? Pourquoi se serait-il donné la peine de foncer sur les branchages protecteurs sans attraper les souris qui étaient dessous ?

Encore incapable d’y croire, Soren oublia toute prudence et le héla :

— Eh !

Son corps se mit à trembler.

— Merci…, ajouta-t-il

Le faucon tordit sa nuque dans sa direction, le détailla sans la moindre animosité ; il semblait attendre qu’il interagisse derechef avec lui. Soren se détendit. Ses oreilles se dressèrent. Bien sûr, sa peur primaire n’avait pas disparu, pas entièrement. Néanmoins, il la contrôlait, se jugeait en confiance.

— Aah ! Aaaah !

Le charme se rompit en une seconde. Le sauvage déconcentré, Soren se rappela la proximité de son père, coincé dans leur logement, à préparer ses effets ; il avait manqué la scène et venait de tomber sur leur sauveur en sortant pour, l’imaginait-il, la dernière fois de chez eux. Un sauveur qui pouvait le prendre pour une menace envers lui !

Il hurla :

— Papa, rentre ! Eh, eh ! Par ici ! ajouta-t-il à l’intention du faucon.

Il se recentra sur lui. Doux. Amical. Un soupir de soulagement échappa à Soren et, sur une impulsion, il leva une patte vers lui, invitation tacite au contact.

Le terrible bec effleura ses doigts, se lova dans leur creux.

— Merci, répéta-t-il alors. Merci, mon ami.

Le faucon accentua son toucher. Ensuite, il recula et s’envola.

Soren triturait l’extrémité de sa queue. Sa gorge était sèche, nouée ; ses yeux, eux, se révélaient humides. Avouer leur situation précaire à son père, lui expliquer les évènements de la soirée, ce qu’il avait fait jusque-là… Tout ça s’était avéré si compliqué ! Et le silence de son père, qui s’éternisait, ne le rassurait pas. Était-il déçu, honteux pour lui ? Encaissait-il le choc ? Pas moyen de le déterminer !

Ses paupières se plissèrent. Sans l’intervention du faucon, il n’aurait même pas pu lui confier la vérité de la sorte, calmement, chez eux. Oh ! Il avait échoué sur tous les plans.

Enfin, son père toussa.

— J’aurais aimé que tu m’en parles plus tôt.

Sa voix, déjà, était moins fébrile qu’auprès de la collectrice.

— J’espérais éviter de t’inquiéter, murmura Soren sans oser l’affronter. Je pensais avoir beaucoup plus de temps afin de redresser la situation. Je… Pardonne-moi.

— Bien sûr.

Il releva la tête, nota le sourire fin de son père.

— Tu es mon fils et je t’aime. Tu désirais m’épargner.

— Et quel succès ! déplora-t-il.

— Ça reste une preuve d’amour. Donc tiens-toi droit, Soren.

Il s’exécuta avec peine, surpris du calme affiché par son père. Par sa résilience, surtout.

— Le passé, c’est le passé, enchaîna celui-ci. On ne reviendra pas en arrière.

— Tu es sûr que ça va ? souffla Soren.

— Si tu étais prêt à risquer la prison en volant pour que je ne manque de rien et vive dans l’insouciance, j’affronterai la suite des évènements avec toi. Pour toi.

L’émotion l’étrangla et, avant qu’il ne prononce un mot, son père reprit :

— Rassemble tes affaires, maintenant. Le plus possible.

— Mes affaires ? balbutia Soren.

— « Ton » rapace a chassé ceux qui nous harcelaient, mais ils se remanifesteront. Nous ne leur offrirons pas le loisir de nous mettre dehors : à leur arrivée, les lieux seront déserts. Plus question d’être pris au dépourvu.

Pareille et soudaine détermination le réconforta et l’effraya. Où était passée la souris perdue qui ne comprenait pas la présence de la collectrice ? Son père avait-il conscience de ses propos et actes actuels ? Ne réagissait-il pas ainsi par simple instinct de survie, fermé à ses sentiments au risque de s’effondrer plus tard ?

— Nous trouverons un coin où habiter avant de rebondir, honnêtement.

En silence, taisant ses peurs, Soren opina.

Désormais certain que leur pauvre cachette était suffisamment dissimulée, Soren s’autorisa à laisser son père seul, après plusieurs jours à monter la garde ; sa rapière ne quittait plus sa ceinture. Néanmoins, tandis qu’il s’éloignait, le besoin de vérifier les alentours se manifesta et il jeta d’anxieux coups d’œil à la ronde.

Ses vibrisses remuèrent. Il n’était pas convaincu que la collectrice ou ses supérieurs les recherchaient – ils avaient abandonné leur maison derrière eux –, mais vu qu’ils avaient emporté plus que les deux valises accordées, mieux valait se montrer prudent… Surtout que des opportunistes avaient pu les surprendre en train de s’installer !

Un soupir se faufila hors de sa gorge et Soren se força à chasser ses peurs. Il lui fallait se concentrer, se focaliser sur son objectif. Ce qu’il avait à l’esprit était insensé, presque utopiste ou ridicule. Toutefois, l’idée de ne pas le tenter se révélait plus folle encore. Il devait saisir sa chance ! Le bout de ses doigts s’agita, un rire nerveux manqua lui échapper. S’ils n’étaient peut-être pas traqués, son père et lui étaient malgré tout condamnés à vivre en marge de la société, dans un foyer non conforme, sujet aux intempéries – on n’accepterait plus de leur louer quoi que soit, pas avec une expulsion à l’appui. Son plan actuel était leur meilleure chance.

À condition qu’il ne se trompe pas. Qu’il ne place pas leur avenir dans un espoir vain.

Comme pour se donner du courage, Soren serra les poings, balayant ses peurs. Le tout pour le tout. Son intuition était forte, profonde ; ne pas la suivre serait une erreur. Il y avait aussi ces ombres, aperçues entre les branchages de la défense végétale : leur origine lui semblait évidente.

La limite du territoire des souris brunes lui apparut – perdu dans ses pensées, il avait marché plus vite que prévu. Soren se redressa, s’assura qu’aucun prédateur terrestre n’était en mesure de sauter sur lui s’il en sortait, puis s’exposa. Le museau pointé en l’air, il attendit alors, tous les sens aux aguets.

Pourvu qu’il ait raison !

Durant de longues secondes, il ne se passa rien et l’impression d’être idiot s’immisça en lui, le rongea peu à peu. Se manifester de la sorte sur son simple instinct… Quelle idée ! Mais bientôt, du bruit dans le feuillage d’un arbre lui fit tourner la tête et croiser le regard d’un rapace, qui le guettait, perché sur une branche.

Sur ses gardes, le cœur battant la chamade, Soren le détailla. Il s’agissait d’un faucon, pas de doute. Était-ce pour autant le bon ?

L’espoir au cœur, prêt à déguerpir si nécessaire, il lui adressa un signe…

Le cri joyeux qui en résultat le rassura sur-le-champ. N’importe quel autre sauvage que celui qu’il avait aidé se serait abstenu de crainte de le voir fuir, de ne pas avoir le temps de lui fondre dessus. Il avait misé juste !

Heureux, Soren invita l’animal à le rejoindre au sol, ce qu’il accomplit dans un gracieux vol plané. Il sourit ensuite à pleines dents ; conformément à ses souhaits, sa proximité le rassurait. Non seulement il n’avait plus peur en sa présence, mais en plus, il se jugeait dorénavant protégé par elle. D’une certaine façon, un lien les unissait.

— Bonjour, toi. Est-ce que je me trompe, ou me suis-tu depuis notre première rencontre ?

Nulle réponse ne lui parvint, bien sûr. Pourtant, il disait vrai, la moindre parcelle de son être le lui assurait.

— J’ai besoin de tester quelque chose, murmura-t-il. D’accord ?

Sans s’expliquer, Soren s’éloigna d’une vingtaine de pas. Le faucon le rejoignit aussitôt, en sautillant, et l’émotion l’étrangla.

— J’en étais sûr : toi et moi, on s’est adoptés… Jusqu’où ?

Avec lenteur, sous l’œil intrigué de son allié improbable, Soren s’agrippa à ses plumes. Doucement d’abord, puis avec plus de fermeté. Il feignit de grimper sur lui.

Le faucon ne bougea pas.

— Je monte, l’avertit-il d’une voix qu’il voulait apaisante.

Et il s’exécuta, au comble de l’excitation ; il s’assit derrière son cou, lâcha un rire incrédule. Oh, il tenait enfin un plan à même de fonctionner !

Quand l’oiseau décolla, Soren s’accrocha de son mieux et se laissa porter par les sensations.

Lorsqu’il retrouva le sol ferme, Soren tituba, ivre de l’expérience qu’il venait de vivre et de l’espoir chevillé à son cœur. Il flatta le plumage de son ami, le remercia à plusieurs reprises. Enfin, conscient qu’il lui fallait rejoindre son père afin de ne pas l’inquiéter par son absence prolongée, il le quitta à regret – non sans lui promettre de revenir.

Un soupir aussi rêveur que soulagé lui échappa. C’était à peine s’il sentait la terre sous ses pattes en marchant tant il était léger. Oh, il avait si hâte d’exposer son projet à son père ! De le mettre en œuvre avec lui, de démarrer une nouvelle vie… Il était plus enthousiaste que jamais.

— S’affranchir du territoire, chuchota-t-il pour lui-même, presque dans le but de goûter son plan.

Il n’y avait pas si longtemps, une telle perspective ne lui aurait pas traversé l’esprit. Elle se serait révélée si dangereuse… En revanche, avec un prédateur dans leur famille, un prédateur qui ne paraissait pas demander mieux que d’être recueilli par ses soins, tout devenait possible. Tout !

Fini le manque de place. Fini la loi du plus riche. Ensemble, ils pourraient s’établir en dehors du territoire, où bon leur semblerait. Leur allié continuerait à évoluer comme il l’avait toujours fait, sans être seul ; quant à lui, il exploiterait les sols pour nourrir son père, qui n’aurait à se soucier de rien – ou il irait à la cueillette sous garde rapprochée, peu importe.

Ils deviendraient autosuffisants, affranchis des règles inégales des leurs.

Sans s’en rendre compte, Soren commença à sautiller.

Pour la première fois depuis des lustres, il envisageait l’avenir de manière sereine.


Texte publié par Rose P. Katell, 29 mai 2022 à 15h06
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