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tome 1, Chapitre 34 « Le traumatisme d'une vie » tome 1, Chapitre 34

Vendredi 7 janvier 2022 - Makoto

Manon gare la voiture devant la maison de son père en silence. Je ne suis pas revenu ici depuis l’enterrement, je ne sais pas comment réagir, quoi penser ou quoi dire. Tout ça me semble surréaliste et cruel. Manon coupe le moteur, hésite, mais descend tout de même de la voiture. Je l’imite et nous nous dirigeons vers la porte d’entrée.

Son coup de téléphone était inattendu, j’en ai été le premier surpris, mais je suis content qu’elle ait pensé à moi pour venir la chercher. Je suis rassuré de savoir qu’elle ne m’a finalement pas oublié. Je suis également étonné de voir à quel point elle a changé, elle est loin de la Manon que j’ai rencontré la première fois en arrivant ici ou de celle que j’ai laissé repartir en Ouganda. Je ne pensais pas qu’elle supporterait aussi bien la mort de son père, mais je me demande si elle ne cache pas sa triste.

Devant la porte se trouvent deux cartons soigneusement emballés. Manon s’accroupit et passe sa main sur l’étiquette « Astronaute Norman Anderson ». Je vois les larmes couler le long de son visage, j’aimerais la consoler, mais je dois la laisser affronter ce qu’elle ressent. Elle ouvre le premier carton à l’aide de ses ongles. Il est rempli de vêtements et de chaussures. Manon prend une veste et la porte à son visage. Elle hume le tissu et le serre contre elle. L’odeur de son père doit encore imprégner le vêtement. Elle remet la veste, ouvre le second carton et étouffe un cri de surprise, je m’approche pour voir et m’assois à côté d’elle. La boîte regorge de babiole, photos et dessins signés Manon. Elle semble très émue devant chacun de ces objets et sourit même devant certains, mais les larmes continuent de couler lentement sur ses joues. Elle prend un dessin dans ses mains et me le montre, partagée entre le rire et les pleurs.

– C’est toi qui l’as fait ?

– Oui…

– C’est marqué quoi ?

– « Un jour nous irons dans l’espace ensemble papa ! Nous toucherons les étoiles et plus encore ! »

Je reste silencieux. Que puis-je dire ? Rien ne ramènera son père et rien n’enlèvera sa tristesse.

– Je ne pensais pas qu’il l’avait gardé depuis tout ce temps.

– Ton père t’aimait, ce dessin pour lui était sûrement comme une promesse.

– Oui, tu as raison.

Je lui souris et pose une main sur son épaule.

– Une promesse…, répète-t-elle.

Je regarde le contenu du carton et une photo accapare mon attention. Je la prends entre mes mains. Je reconnais Sue, Norman et Manon, mais il y a également une petite fille sur la photo. Manon me la prend des mains et je n’ai aucun mal à voir l’agonie dans ses yeux. Elle touche le visage de la petite fille du bout des doigts. Une profonde culpabilité se lit sur son visage.

– Qui est-ce ?

– Letty…

J’ai déjà entendu ce prénom. Manon l’a mentionné pour la première fois face à ma sœur et elle a également appelé le lion ainsi.

– Qui est-elle ?

Je viens d’emprunter un chemin dangereux, toutefois je pense que garder le silence ne fera que plonger Manon dans une souffrance et une culpabilité qui continuera à la dévorer de l’intérieur. Je m’apprête quand même à m’excuser de mon indiscrétion, c’est alors que j’obtiens pour la première fois une réponse.

– C’était ma petite sœur.

Sa petite sœur ? Je suis perplexe, jamais Sue n’a mentionné qu’elle avait une autre fille. Je n’ai d’ailleurs vu aucune photo d’elle.

– Letty est morte le lendemain de son troisième anniversaire. Le 21 janvier 2007.

– Oh…

C’est tout ce que j’arrive à formuler. La surprise est de taille. Je vois le corps de Manon tendu et je me rends compte que je lui en demande déjà beaucoup trop.

– Tu n’as pas besoin de m’en parler, je vois combien c’est dur pour toi.

– Non, il le faut. Il est temps que j’accepte sa mort.

Je lui caresse le dos en signe de soutien. Je ne partirais pas, je ne l’abandonnerais pas. Elle peut prendre le temps qu’il lui faut, je suis prêt à attendre.

– Letty était mon rayon de soleil. Nous avions quatre ans d’écart et nous étions très proches. Elle souriait tout le temps, faisait de nombreuses bêtises et m’entraînait avec elle. Nos parents riaient plus qu’ils nous grondaient.

Je souris à cette idée. Je n’ai aucun mal à imaginer Sue et Norman dépassés par leurs deux filles, mais je ne peux m’empêcher de ressentir de la jalousie. J’aurais aimé avoir une enfance heureuse avec des parents qui m’aiment. Je reviens néanmoins sur Manon, il n’est pas question de moi en cet instant.

– Pour son troisième anniversaire, nous avions fait qu’un simple gâteau, car mon père n’avait pas pris le temps de quitter son travail pour venir souhaiter un joyeux anniversaire à sa fille.

La rancune est encore présente dans sa voix, ainsi que la culpabilité. Je n’ai aucun mal à imaginer ce qu’elle peut penser. Plus jamais elle n’aurait l’occasion de parler avec son père, plus jamais ils ne pourront régler leurs différends.

– Nous avions donc décidé que le lendemain serait la journée de Letty. Elle ferait tout ce qu’elle voudrait, mais mon père a dit qu’il ne pourrait pas venir, qu’il avait trop de travail.

C’est étrange, le portrait que Manon dresse de son père ne correspond pas à l’homme que j’ai pu connaître. Il était souvent au travail, mais j’ai vu qu’au besoin il était prêt à tout pour sa fille.

– Pourquoi n’était-il pas venu ?

– Il n’était pas encore astronaute, il devait beaucoup travailler pour espérer un jour le devenir.

– Aux dépens de sa vie de famille…

Manon baisse la tête et je me sens coupable d’exprimer mes pensées à voix haute.

– Juste avant que nous partions en voiture pour rejoindre le parc où Letty voulait aller, je me suis désistée. J’ai dit que je voulais aller au travail avec mon père, que je ne voulais pas aller avec elles. Ma mère n’a pas apprécié, quant à Letty elle était trop jeune pour vraiment être affectée par ma décision.

– Pourquoi n’as-tu pas voulu y aller ?

– Je ne me rappelle pas de la raison exacte, je me souviens simplement de la sensation désagréable que quelque chose n’allait pas.

Manon a peut-être pressenti le danger, si c’est le cas je ne peux qu’imaginer sa culpabilité.

– Elles sont parties. J’ai attendu que mon père revienne de son footing et qu’il se prépare à partir au boulot pour sortir de ma chambre. Il a été obligé de m’emmener avec lui, il a appelé ma mère et ils ont raccroché lorsque nous sommes montés en voiture pour rejoindre le site de la NASA. Quand nous sommes arrivés là-bas un homme nous y attendait, il me semble qu’il s’agissait du patron de mon père.

Le traumatisme de cette journée a vraiment dû être très important pour que Manon arrive à s’en souvenir aussi précisément quatorze ans plus tard.

– L’homme nous a avertis que ma mère et ma sœur avaient eu un accident de voiture. Nous avons repris la voiture et nous sommes allés à l’hôpital.

Je remarque que Manon essaye de se détacher de ses souvenirs, mais que la souffrance est trop profonde et qu’elle marque les traits de son visage.

– Quand nous sommes arrivés là-bas, nous avons retrouvé Sue. Elle n’avait que de petites égratignures. J’ai tout de suite demandé à voir Letty. Je me souviens parfaitement de la réaction de ma mère, elle s’est détachée de moi et n’osait plus me regarder dans les yeux ni prononcer un mot.

Je ferme les yeux en redoutant la suite, même si ça ne changera rien au passé.

– Mon père lui a demandé où était Letty. Elle n’a pas pu répondre et il a compris, mais moi j’étais trop jeune…

– Ils ne te l’ont pas dit ?

– Mes parents ? Non. Ce sont les policiers qui me l’ont expliqué. Ils sont venus à l’hôpital pour parler avec ma mère. Je me souviens leur avoir demandé ce qui était arrivé à ma petite sœur. Ils avaient regardé mes parents, mais ils regardaient le sol sans jamais croiser un seul regard. Alors un policier s’était mis à ma hauteur et avait tenté de m’expliquer.

– Quel âge avais-tu ?

Je sens la colère monter en moi à l’idée que Manon est dû apprendre la nouvelle par des policiers et non pas par ses propres parents.

– Sept ans.

– Que t’as dit le policier ?

– Qu’il y avait eu un accident. Un camion avait percuté la voiture. Il m’a rassuré en disant que ma mère allait bien, mais tout ce que je voulais savoir c’était où était Letty. Le policier m’a dit que le camion avait percuté le côté où était assise ma sœur. Je ne me souviens pas exactement des mots qu’il avait employés, mais Letty était morte.

– Manon…

Elle ne me regarde pas, elle ne semble pas non plus m’écouter. Elle raconte juste l’histoire en essayant de s’y détacher le plus possible, comme si c’était un vieux film qui passait. Ce qui rend l’histoire encore plus tragique et déstabilisante.

– J’ai demandé à la voir. Je savais que lorsqu’une personne décédait, on pouvait voir le corps. Je voulais voir Letty, la voir une dernière fois. Le policier m’a dit que ce n’était pas possible, car Letty n’était plus comme je la connaissais.

– Comment ça ?

– Il n’a pas voulu me faire peur, mais l’impact avait tellement été violent que ma sœur n’était pas entière quand les ambulances sont arrivées sur place.

Le choque fait remonter un goût de bile dans ma gorge et je me retiens de vomir. Je regarde Manon et j’ai l’impression que ça ne l’affecte pas. Je sais que c’est faux, mais elle met tellement d’énergie à refouler ce qu’elle ressent que l’histoire semble presque banale. Ça me touche et m’attriste profondément, j’aimerais pouvoir la serrer contre moi, enlever ce poids qui pèse sur sa conscience, sur son cœur, sauf que je ne le peux pas, je peux simplement écouter.

– Nous avons enterré que des cendres. Toute la famille était là, tout le monde pleurait et nous témoignait leur soutien, mais quelque chose avait changé. La mort de Letty ne m’avait pas plongé dans la tristesse comme ce fut le cas pour mes parents et le reste de ma famille. Je ne ressentais rien, j’étais là, sans l’être. J’avais l’impression d’être morte en même temps qu’elle.

– Le traumatisme a créé ton alexithymie.

– Oui, mais nous l’avons su que plus tard. Tout était différent à la maison après l’enterrement. Les photos de Letty ont disparu. Sa chambre a été vidée et refaite pour devenir une chambre d’amis. Plus personne ne prononçait son prénom, c’était comme si elle n’avait jamais existé. Mes parents ne se parlaient plus ou seulement en criant.

Je prends conscience du calvaire que ça a dû être pour elle, l’accident ne l’a pas seulement déchiré elle, mais toute sa famille.

– J’avais arrêté de m’alimenter, alors mes parents ont décidé de m’envoyer voir une psychologue. C’est là que j’ai rencontré Charlie. Elle m’a posé des questions, a essayé de comprendre mon environnement et a finalement posé un diagnostic.

– Mais d’où vient cette colère envers Sue ?

C’était un accident tragique, mais pourquoi autant en vouloir à Sue ? Parce qu’elle est en vie et Letty non ?

– Sept ans après le décès de Letty, j’ai commencé à vouloir savoir pourquoi. Pourquoi était-elle décédée ? Pourquoi elle et pas ma mère ? Pourquoi n’avait-elle eu que des égratignures alors que Letty avait succombé ?

– Tu as trouvé des réponses ?

– Dans le rapport de police, il est noté que le coupable était le chauffeur du camion, il a d’ailleurs été emprisonné plusieurs années en raison de son état d’ivresse. Mais une autre personne aurait dû aller en prison.

La colère brille dans les yeux de Manon. Sue m’a dit qu’elle faisait des efforts pour renouer avec elle, mais au fond jamais sa fille ne pourra totalement pardonner à sa mère, je le vois dans son regard.

– Sue écrivait des messages pendant qu’elle conduisait, elle a grillé un feu rouge au moment où le camion arrivait. Le policier m’a dit que Letty aurait pu être toujours en vie si Sue n’avait pas oublié de l’attacher. À partir du moment où j’ai appris la vérité, j’ai…

Manon me regarde dans l’espoir de trouver le mot qui lui manque.

– Tu as reproché à ta mère ce qui était arrivé, tu l’as haï.

– J’en ai aussi voulu à mon père, mais la personne à qui j’en voulais le plus c’était…

– Toi.

– Oui. J’aurais dû être dans la voiture, si je les avais accompagnés comme c’était prévu je me serais assuré que Letty soit bien attachée. Si j’étais partie avec elles, Letty serait encore en vie.

– Ce n’est pas de ta faute, Manon.

– Je le sais maintenant, je l’ai compris, mais je ne pourrais jamais cesser de me sentir coupable.

Je la prends dans mes bras et je la serre contre moi. Elle a vécu toute sa vie dans la souffrance à cause d’un enchaînement de circonstances. La vie s’est acharnée sur elle et sa famille. À présent, je comprends les comportements de chacun, tous souffraient et aucun n’arrivait à faire face.

– La perte de Letty a déclenché un traumatisme si puissant que mon cerveau m’a rendu alexithymie. Aujourd’hui, je sais que je vais mieux. Je remarque les changements et l’évolution de mon état.

– Tu penses que c’est dû à quoi ?

– Toi, le lion, le décès de mon père.

– Moi ?

– Tu m’apportes beaucoup Makoto, tu m’aides à comprendre ce qui m’entoure, ce que je suis et ce que je ressens.

Mon cœur se gonfle en entendant ces mots. J’aimerais pouvoir lui dire ce que je ressens, ce qu’elle représente pour moi, mais je garde le silence. Ce n’est pas le moment et Manon a encore du chemin à faire avant que je ne puisse lui avouer mon amour.

– Et pour le lion ?

– Ses yeux sont de la même couleur que ceux de Letty, un bleu hypnotisant.

– Il te l’a rappelé, tout comme ceux de ma sœur.

Manon acquiesce en silence. Je la serre à nouveau contre moi, elle laisse reposer sa tête contre mon épaule et nous profitons de notre étreinte, en silence.


Texte publié par Aihle S. Baye, 18 février 2023 à 11h27
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