Lundi 27 septembre 2021 - Makoto
Depuis ce matin, j’ère dans la maison sans buts. J’ai essayé de me changer les idées, de danser, d’aller courir, mais je n’arrive pas à me concentrer sur autre chose que les mots échangés entre Sue et Norman la veille au soir. Je ne peux plus ignorer ce qui se passe, il est temps de mettre fin à ce silence pesant et à toute cette tension. Il me faut des réponses, j’en ai besoin. Je ne peux plus rester à regarder ma belle-mère dépérir un peu plus chaque jour, regarder Manon être si peu vivante au quotidien alors qu’au volant d’une voiture elle profite pleinement de la vie. Dès l’instant où j’ai posé le pied dans cette maison, j’ai été concerné par leurs secrets. Je ne sais pas pour combien de temps je resterais ici, mais je refuse de vivre dans une maison où je redoute chaque pas, où je suis constamment tendu, car personne n’arrive à se parler. Les non-dits sont pires que la vérité.
En les observant, je me rends compte que j’ai fait preuve du même silence avec ma famille. Je n’ai pas été capable de dire clairement les choses à mon père et à ma sœur, je n’ai pas su exprimer ce que je pensais véritablement. Je devrais leur parler, mais je n’en ai pas encore la force, c’est trop tôt. Depuis que nous sommes arrivés ici avec Sue, aucun d’eux n’a pris de mes nouvelles. Parfois, les relations ne peuvent pas être réparées. Je crois que c’est le cas pour ma famille et moi, mais je refuse que ça soit le cas pour Sue, Norman et Manon.
Apollo, le Sarabi mastiff, passe devant moi en courant suivit de près par Jupiter, le staff, qui manque de me faire tomber. Je les regarde se pourchasser jusque dans la chambre de Manon. Je m’arrête au milieu du couloir, hésitant. Je suis seul dans la maison, Sue est partie en ville, Norman est au travail et Manon en cours. Je pèse le pour et le contre, puis entre dans la chambre alors que les chiens en ressortent. Je ne devrais pas être là, je le sais bien, mais il est trop tard pour rebrousser chemin, j’ai besoin de réponses et si personne n’est prêt à me les donner, je vais aller les chercher moi-même.
J’observe la chambre, sans surprise elle est aussi terne et sans vie que sa propriétaire : les murs sont blancs, le mobilier est en bois clair, il n’y a aucune décoration, aucune vie. Tout est soigneusement rangé. La chambre me fait penser à celle que nous pouvons voir en exposition dans les magazines de décoration. Je remarque tout de même une collection de petites voitures posées sur une étagère, c’est la seule chose qui rappelle la Manon si expressive que j’ai vu à la course de rue. Je soupire, ce n’est pas ici que je vais pouvoir trouver des réponses. Je m’apprête à partir quand je remarque un carnet posé sur le bureau. Il doit s’agir d’un journal intime, mais je ne dois pas l’ouvrir, je ne dois pas violer l’intimité de Manon. J’ouvre la première page. Je ferme les yeux, je ne dois pas le lire, je devrais le reposer et quitter cette chambre qui n’est pas la mienne, mais j’ai ce désir de comprendre, d’obtenir des réponses qui grandit et me pousse à ouvrir les yeux pour lire.
Je m’appelle Manon Anderson. J’ai 21 ans. J’habite en Floride avec mon père. Je suis étudiante. Je fais un master en langues à l’université Keiser. Avec option astronomie.-- Pour faire plaisir à mon père.-- Et option mécanique.
--Je ne suis pas normal. Je suis un monstre.-- Je suis malade. Je suis alex...
Le carnet m’est arraché des mains et je n’ai pas le temps de finir de lire la phrase qui allait, je le sais, m’apprendre beaucoup de choses. Je relève la tête et croise le regard de Manon, puis sa main claque violemment contre ma joue. J’essaye d’ouvrir la bouche pour dire quelque chose, pour m’excuser, pour tenter de lui expliquer, mais elle me gifle de nouveau. Je serre les dents et encaisse la douleur. Je vois la souffrance dans ses yeux, les larmes se former, la colère imprègne son visage. Je me recule et passe à côté d’elle pour quitter la chambre. Sur le seuil de la porte, je marque un temps d’arrêt, j’aimerais lui expliquer pourquoi j’ai fait ça et à quel point je suis désolé de l’avoir autant blessé, mais je n’en fais rien et quitte simplement sa chambre en refermant la porte derrière moi.
Je marche jusqu’au salon le pas lourd. Qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce que je fais de ma vie ? J’en suis rendu à violer l’intimité d’une personne simplement pour combler ma curiosité. Je n’ai rien à faire dans cette maison, rien à faire au sein de cette famille. Je n’ai pas ma place parmi eux, dans leurs histoires. Je dois vivre pour moi et cesser d’aider les autres à améliorer leur vie. J’ai déjà gâché trop de temps.
Je marche jusqu’au hall et croise mon reflet dans le miroir, je n’arrive même plus à me reconnaître. Que suis-je devenu ? Où est passé le Makoto que j’étais fier d’incarner au Japon ? La réponse vient d’elle-même : il est mort. La tristesse se déverse dans mon corps, puis rapidement la colère lui succède. Sans réfléchir, j’abats mon poing dans le miroir qui se fissure sous l’impact.
– Mon Dieu, Makoto !
Ma belle-mère apparaît depuis le couloir et se précipite pour inspecter ma blessure. Je lis la détresse dans son regard et m’en veux de lui donner encore plus de soucis qu’elle n’en a déjà. Sue me fait m’installer sur le canapé pendant qu’elle va chercher la trousse de secours dans une des salles de bain de la maison. Elle s’assoit dans le fauteuil en face de moi et commence à nettoyer la plaie. Je la regarde prendre une pince à épilé et à vouloir extraire les bouts de verre de ma blessure.
– Je peux me le faire moi-même. J’ai pris l’habitude de me soigner à force de rentrer amoché.
Elle fronce les sourcils, elle sait que j’ai été dans un gang au Japon, bien qu’elle n’apprécie pas cette facette-là de mon passé et de ma personnalité. Je la laisse donc me soigner.
– Veux-tu bien m’expliquer ce qui s’est passé ?
Je garde les yeux fixés sur ma blessure et ne réponds rien.
– Makoto ?
Je soupire. Sue ne lâchera pas le morceau, puis j’ai moi-même dit qu’il fallait arrêter avec les non-dits et les secrets, je dois accepter mes actes et leurs conséquences. Je suis un adulte, je dois prendre mes responsabilités.
– J’ai lu le journal de Manon…
Je me prépare mentalement à recevoir une nouvelle gifle ou au moins des remontrances, mais rien ne se passe. Je relève la tête et vois Sue soupirer de lassitude.
– Je me doutais que tu finirais par chercher des réponses par toi-même…
Elle ne semble pas déçue par mon comportement, simplement épuisée de la situation.
– Je sais que ça ne me regarde pas, mais…
– Dès l’instant où je t’ai proposé de m’accompagner ici je t’ai, malgré moi, impliqué dans tout ça. J’en suis sincèrement navrée, Makoto. Tu as suffisamment ton lot de drames familiaux avec ton père et ta sœur.
– Arrête ! Tu ne peux pas comparer les deux.
– C’est vrai, tu as raison. Rien n’est pareil ici.
Je n’ajoute rien, ma belle-mère souffre déjà bien assez comme ça, même si je désire connaître l’étendue de la situation, je ne peux pas me résoudre à demander à Sue de raconter des choses qui lui seront douloureuses. Je me lève donc, mais Sue me retient.
– Je croyais que tu voulais savoir ?
– Oui, mais pas au prix de te voir souffrir. Je vois comme tu es malheureuse ici, ta joie de vivre s’éteint à petit feu et je ne veux surtout pas en rajouter.
– Makoto… Tu veux toujours le bien de tout le monde autour de toi, c’est une de tes qualités que j’admire le plus, car tu mets ta vie en retrait pour venir en aide aux autres.
Je me rassieds en attendant qu’elle poursuive.
– Je pense que tu peux apporter beaucoup à Manon, que tu peux l’aider là où tout le monde échoue.
– Que se passe-t-il ?
Ma belle-mère prend une grande inspiration avant de me regarder droit dans les yeux.
– Manon est malade, elle a ce qu’on appelle une alexithymie.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est un trouble de la régulation émotionnelle.
Je regarde Sue sans comprendre, mais ne la brusque pas, car je vois l’effort que ça lui demande d’en parler.
– Ça signifie que Manon a énormément de difficulté à identifier ses émotions, ses sentiments et ses ressentis. Au-delà de ça, elles seront généralement moins fortes, voire parfois inexistantes.
– D’où le fait qu’elle semble sans vie et indifférente à tout ?
– Oui. Elle n’arrive pas non plus à identifier les émotions des personnes qui l’entourent. Si tu fronces les sourcils, que tu serres les poings, elle ne saura pas que tu es en colère.
Ce que me dit Sue est très intéressant, mon esprit boit ses paroles. Je suis totalement absorbé et fasciné.
– Une personne atteinte d’alexithymie cherchera à décrire ce que les émotions font sur son corps, sans jamais nommer l’émotion.
– Donc si Manon est triste, elle dira qu’elle a le cœur lourd, que ses yeux la piquent ?
– Oui, elle décrire les réactions de son corps.
C’est stupéfiant. Je me retiens de le dire à voix haute, car je ne suis pas sûr que Sue apprécierait que je voie la maladie de sa fille de cette manière, mais je ne peux pas m’en empêcher. Les maladies de ce type me fascinent d’une manière que je ne pourrais l’expliquer.
– Ça ne s’arrête pas là. Manon a également une imagination très limitée, voire inexistante.
Je tique, après avoir vu la voiture de Manon je ne peux qu’être en désaccord, elle a fait preuve d’imagination pour la créer.
– Est-elle ainsi depuis sa naissance ?
Le visage de Sue perd toute contenance, elle baisse les yeux sur ses doigts qui viennent triturer le coussin qu’elle a pris sur ses genoux. Ai-je posé la question de trop ? J’ouvre la bouche pour m’excuser, mais ma belle-mère prend la parole.
– Fut une époque où Manon était une petite fille rayonnante, pétillante de vie. Elle était notre rayon de soleil.
Mon cœur se serre face aux larmes qui coulent sur les joues de Sue et sur le coussin. La souffrance de ses yeux me fait mal. Ce qui est arrivé à cette famille l’a détruit, je le vois.
– Manon était toujours partante pour faire des bêtises, elle n’avait peur de rien. Un jour, nous étions au bord de la mer, elle jouait au bord de l’eau. Un moment, elle est revenue en courant vers nous en tenant une méduse dans ses petites mains, elle était tellement contente alors que j’étais en train de crier.
Sue rit à l’évocation de ce souvenir, mais la tristesse reprend le dessus.
– Elle n’avait pas peur alors que la méduse était en train de lui piquer la peau. Elle a même pleuré quand les maîtres-nageurs ont dû la lui retirer, car elle voulait la garder.
Le souvenir s’évanouit dans son regard et elle peine à se reconnecter à la réalité.
– Que s’est-il passé ensuite ?
Sue relève la tête vers moi en prenant une longue respiration.
– L’alexithymie de Manon est d’état, elle est liée à une cause spécifique, à un traumatisme. Elle peut guérir, car sa maladie est temporaire, à la différente d’une alexithymie de caractère qui fait partie intégrante de la personnalité du malade.
– Manon va donc guérir.
– En principe…le chemin est long et ardu. Chaque personne atteinte de cette maladie réagit différemment, il faut pouvoir trouver des exercices, du soutien qui aide le malade à faire face à son alexithymie.
J’essaye d’assimiler toutes les informations que me donne Sue. Elle prend le temps de m’expliquer, d’utiliser des termes simples et non le baratin médical, je lui en suis reconnaissant même si ça lui coûte plus que je ne l’aurais cru de me révéler la vérité.
– Vous avez trouvé des moyens pour l’aider ?
– Manon est suivie par une psychologue depuis que la maladie s’est déclarée, elle y va deux fois par semaine, en plus d’une séance de thérapie de groupe le samedi matin et des cours d’activités créatives à l’université.
– Ça l’aide ?
Sue soupire d’exaspération.
– Manon ne fait pas preuve de beaucoup d’effort.
Ne savent-ils pas la métamorphose qui s’opère dès que Manon est en contact avec des voitures, lorsqu’elle tient un volant et qu’elle participe à des courses de rues ? En réalité ça ne m’étonne pas vraiment, lorsque Manon s’est faite arrêtée par la police son père la punie et a fait appel à Sue.
Mon téléphone vibre dans ma poche, je le déverrouille pour voir une notification sur les réseaux sociaux. Le compte Instagram du club de danse de Miami où a lieu l’audition à laquelle je participe ce week-end a posté une vidéo teaser. Je souris et range mon téléphone dans ma poche alors qu’une idée germe dans mon esprit.
– Comment s’appelle la psychologue de Manon ?
Sue semble suspicieuse, mais je m’empresse de la rassurer.
– J’aimerais lui demander quelque chose qui pourrait peut-être aider Manon.
Ma belle-mère me sourit légèrement avant de se lever et d’aller au frigo où elle décroche une carte de visite.
– Merci Sue !
– Merci à toi, Makoto.
Sue quitte le salon et me laisse seul avec la carte dans les mains. Je reprends mon téléphone et je compose le numéro inscrit sur la carte.
– Cabinet de psychologie, Charlie Hayes.
– Bonjour, je suis Makoto Hashimoto, le beau-fils de la mère de Manon.
– Que puis-je faire pour toi ?
– Je voudrais vous soumettre une idée pour Manon.
– Je t’écoute.
Sue a raison, je ressens toujours ce besoin de faire passer les autres avants moi, de leur venir en aide. Je le faisais déjà au Japon avec le gang, je le faisais en Afrique en aidant les habitants dans le besoin et je le fais ici avec Manon. J’aimerais pouvoir vivre ma vie et réaliser mes rêves, mais je ne peux pas ignorer qui je suis.
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