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tome 1, Chapitre 2 « La liberté » tome 1, Chapitre 2

Vendredi 20 août 2021 - Makoto

Je suis assis derrière le volant du pickup en direction de Kampala, la capitale de l’Ouganda, soit 1h30 de route depuis Kalengera. Sur le trajet, je commence par m’arrêter dans la colonie de Kisoga. Il y a un mois, alors que je tentais de rejoindre le Japon, une maison a brûlé dans le village. Depuis, avec l’aide des voisins, j’aide la famille à vider et nettoyer les débris. Ici, chaque tâche prend beaucoup de temps. Les moyens et les ressources sont loin d’être abondants.

Personne ne sait si le feu était accidentel ou volontaire, mais c’est une tragédie pour la famille. Le couple a un enfant de trois ans et un bébé né peu de temps avant l’incendie. Chaque fois que je vois la fatigue et la peine sur leur visage, mon cœur se serre. Je ne supporte pas l’injustice. Cette famille n’a pas mérité de voir leur vie bouleversée.

Je descends du pickup et je m’avance à travers les cendres qui volent. Je zigzague entre les restes du mobilier sorti des décombres et je rejoins le père de famille.

– Makoto, asante kwa kuwa hapo, bila nyote sijui tungefanya nini.

– Moussa, en anglais, je t’en prie.

– Pardon mon garçon. Je te remerciais simplement d’être là, car nous n’aurions pas pu faire tout ça sans toi, sans vous tous.

– De rien, vous méritez toute l’aide possible.

Il me sourit les larmes aux yeux et je rejoins les voisins pour finir de vider la maison des derniers meubles. La tâche est ardue, le sol de l’étage est très instable et il manque de s’effondrer à chacun de nos pas. J’essaye de me faire comprendre du mieux que je peux, mais c’est plus difficile qu’il n’y paraît. Peu de personnes connaissent l’anglais, moi-même ce n’est pas ma langue maternelle et j’ai parfois du mal à me faire comprendre. Néanmoins l’ambiance est bienveillante, j’apprécie réellement d’aider les personnes dans le besoin. Mon père pense sûrement que c’est une tâche ingrate pour moi, mais il a tort. Au Japon, aider la population à travers le gang me rendait heureux et me donnait le sentiment d’être important. C’est ce que je ressens en aidant Moussa et sa famille.

Nous terminons en donnant un coup de balai pour enlever l’amas de cendres. Je rejoins Moussa qui me remercie chaleureusement, puis reprends ma place derrière le volant du pickup. Je continue ma route en direction du village voisin. Là-bas, j’aide Hasna dans son magasin qui s’est blessée à la jambe et sa perte de mobilité l’empêche de gérer convenablement sa boutique. Je m’occupe donc de faire le ménage, réapprovisionner les rayons et servir des clients. Hasna a longtemps vécu à l’étranger ce qui lui a permis d'apprendre l’anglais. Elle aime me raconter sa vie passée et commérer sur ses voisins. Malgré son âge, elle garde toujours cette vive lueur de vie qui la rend si dynamique et pleine d’entrain malgré sa blessure. Hasna m’écoute parler de mon père et me lamenter sur ma vie. Elle me répète constamment de partir vivre ma vie, je sais qu’elle a raison, mais je n’arrive pas à me résoudre à partir comme ça, j’ai besoin de quelque chose pour me pousser à franchir le pas.

Avant de partir, la propriétaire me retient et me donne généreusement deux billets de 50 000 shillings ougandais, équivalent à environ 3 750 yens. Je la remercie et reprends une nouvelle fois la route. Je m’arrête dans un autre village, à peine ais-je posé le pied par terre que les enfants me sautent au cou. Ils me parlent dans leur langue que je ne comprends pas tout en me tirant pour que je les suive. J’ai pris l’habitude de jouer un peu avec eux avant d’aller aider leurs parents dans les champs. La main d’œuvre se fait rare, et si certains n’hésitent pas à faire travailler les enfants, dans ce village ils s’y refusent. Ça me peine de voir combien la vie est difficile ici alors que dans d’autres endroits du monde tout est abondant. Pourquoi les pays ne s’entraident-ils pas ? Je n’arrive pas à comprendre comment on peut considérer ces gens comme des êtres qui ne valent pas la peine qu’on s’intéresse à eux. Ça me désole, alors je les aide comme je le peux, mais c’est loin d’être suffisant, j’en ai pleinement conscience.

Le soleil décline dans le ciel, tandis que je suis sur le chemin du retour à la maison. La journée fut longue, mais l’après-midi a été très productive et enrichissante. J’aime venir en aide à la population, je le faisais à Tokyo et continue de le faire ici. J’apprécie de me sentir utile pour quelque chose.

Je gare la voiture à sa place dans le garage et je coupe le moteur. Je reste un moment le regard perdu vers l’horizon, jusqu’à ce que je voie Kyoko me faire de grands signes depuis la cage du lionceau. Elle semble si heureuse et épanouie que je me demande comment elle fait. Est-ce que le Japon lui manque ne serait-ce qu’un peu ? Il fut un temps où nous discutions, mais depuis que nous sommes arrivés en Ouganda, une distance s’est installée. J’ai vu ma sœur changer, devenir quelqu’un d’autre, tandis que je devenais l’ombre de moi-même. Je devrais me réjouir de la voir si heureuse, pourtant je ne peux l’être entièrement.

Je finis par descendre de la voiture pour rejoindre la maison d’un pas lourd. Depuis la cuisine, Sue m’accueille en souriant, et me demande comment s’est passé mon après-midi. Je ne lui réponds pas, mais je fais l’effort de venir l’aider à mettre la table. J’entends alors mon père et ma sœur rentrer. Le bras autour de ses épaules, il discute avec elle en rigolant. Assister à cette scène ne fait que creuser le gouffre en moi. Une larme solitaire roule et brûle l’entaille sur ma joue.

Nous nous installons tous autour de la table. Comme à chaque repas, les conversations se portent principalement sur les animaux. Je mange en silence, exclu de toutes discussions. Je cesse d’écouter lorsque mon père aborde la comptabilité et le chiffre d’affaires du safari.

Le repas se termine et j’aide à débarrasser. Dans mes veines, je sens l’adrénaline et l’excitation commencer à pulser. Je ne montre cependant aucune de mes émotions : si mon père me voit trop enthousiaste, il m’empêchera de sortir. Je rejoins l’étage et m’enferme dans ma chambre pour prendre une douche bien chaude. Je sors avec une serviette autour de la taille et m’approche du miroir que je frotte pour enlever la buée. Je prends le temps de désinfecter ma blessure à la joue, puis d’appliquer une crème cicatrisante. À l’aide d’une petite pince, j’attache les quelques mèches qui me tombent devant les yeux. Je récupère ensuite un crayon noir posé sur le coin du lavabo et trace un trait léger dans ma paupière inférieure. Je resserre mon piercing à l’arcade et me brosse les dents, puis ôte la pince dans mes cheveux et secoure la tête : je suis prêt.

Je bouillonne d’impatience, j’attends de sortir depuis un mois. Je peine à croire que ce jour est enfin arrivé. Une fois habillé, je récupère mon portefeuille, l’accroche aux passants de mon cargo à l’aide de deux chaînes, puis glisse mon téléphone dans ma poche et rejoins le rez-de-chaussée.

Mon père et Sue sont toujours dans la cuisine. Je les entends discuter et rigoler. Ça me fait encore bizarre de les voir ainsi. J’ai accepté que mon père et ma mère ne soient pas faits pour être ensemble, mais je n’accepte pas que mon père ait le droit au bonheur alors que moi je souffre d’être enchaîné à lui et à l’Afrique. Est-ce égoïste de ma part ?

Dans le salon en face de la cuisine, ma sœur est installée dans le canapé à pianoter sur son téléphone, tout en regardant par intermittence la télévision. J’avance jusqu’au hall, récupère les clés du pickup accroché à côté du tableau en liège, et m’apprête à sortir.

La main sur la poignée, je sens l’excitation électriser chaque fibre de mon corps.

– Où comptes-tu aller comme ça, Makoto ?

La voix de mon père accompagne ses pas. Je le sens dans mon dos, je sens son regard dur se poser sur moi. Je serre la poignée de la porte dans ma main jusqu’à ce que mes jointures blanchissent.

– Je sors.

Je lui fais face, mais le sourire qui s’étire sur ses lèvres n’a rien d’amical. Avant même que les mots traversent sa bouche, je sais que mes plans pour la soirée vont être annulés. Je lui laisse cependant tout le loisir de me briser encore un peu plus.

– Ta punition se termine aujourd’hui à minuit, donc pas de sortie pour toi. Maintenant, remonte dans ta chambre.

Je m’attendais à une telle réponse, pourtant la gifle n’en est pas moins douloureuse. L’excitation, mêlée à l’adrénaline, quitte mes veines. Autour de moi tout devient flou, un vertige me saisit et avec lui la nausée. Rapidement la colère s’empare de moi à m’en faire pleurer. Je déglutis avec difficulté alors que mon père sourit, satisfait d’avoir une nouvelle fois gagné.

Il se met de profil et tend son bras vers l’escalier. Je réussis à faire un premier pas, puis un deuxième. Ma poitrine est tellement comprimée que je peine à respirer, rendant chacun de mes pas plus douloureux que le précédent.

Sue nous regarde depuis le seuil de la cuisine, mais elle n’intervient pas. Je ne sais pas si je dois lui en être reconnaissant ou non. Kyoko quant à elle observe la scène depuis le canapé, mais lorsque nos regards se croisent elle se détourne et pianote de nouveau sur son téléphone. À cet instant je perds pied. La colère envahit mes pensées et exclut toute forme de raisonnement. Tous mes muscles sont contractés à l’extrême et je sens le contrôle m’échapper.

À côté de moi se trouve un socle en bois avec un vase posé dessus. Sans même réfléchir, j’abats mon poing et fait voler le tout. Le récipient se brise en mille morceaux sur le parquet. Mon sang goutte derrière moi alors que je monte les escaliers. Je referme la porte de ma chambre et m’appuie contre elle, vidé de toutes énergies. La colère retombe lentement, je reprends mes esprits et vais chercher ma trousse de secours dans ma salle de bain, pour soigner ma main. Ces gestes mécaniques me font du bien et m’aident à reprendre le contrôle de moi-même.

Je vais prendre l’air sur le balcon de ma chambre, m’appuie contre la rambarde pour observer la Lune faire son ascension dans le ciel et prendre place parmi les étoiles. Je regarde en contrebas et tente de calculer à vue d’œil la hauteur qui me sépare du sol. J’hésite un instant. Suis-je prêt à risquer les foudres de mon père en faisant le mur ? La réponse vient d’elle-même.

Je rejoins ma porte, l’ouvre et tends l’oreille. Ma sœur est montée dans sa chambre pour écouter de la musique tandis que mon père et Sue semblent être à présent devant la télé. Je passe mes mains dans les poches de mon cargo et en ressors les clés du pickup.

Je retourne sur le balcon et sans perdre plus de temps j’enjambe la rambarde. Je me suspends dans le vide en savourant l’adrénaline qui se déverse dans mes veines. Je lâche prise et me réceptionne sur le sol. J’attends plusieurs secondes avant de commencer à bouger, mais n’entends rien d’autre que les bruits environnants de la nuit. Je rejoins le garage en courant et monte dans le pickup, le sourire aux lèvres.


Texte publié par Aihle S. Baye, 20 décembre 2022 à 10h52
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