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tome 1, Chapitre 5 « Renversée » tome 1, Chapitre 5

Une douce odeur flottait dans l’air de son petit appartement, alors qu’elle chantonnait à tue-tête, les enceintes de son ordinateur poussées au maximum pour faire résonner le dernier titre de son groupe de K-pop favori.

Elle bougeait au rythme de la musique, lisant en même temps les prochaines étapes de la recette. Faisant un tour sur elle-même en remuant des hanches, elle se rapprocha de la casserole où fondait son caramel pour le surveiller : la tarte tatin avait beau être une pâtisserie ratée à la base, elle avait bien l’intention de la faire le mieux possible et de s’en régaler…

Elle se retourna à nouveau, atterrissant devant la planche à découper où l’attendait les pommes épluchées et débarrassées de leur trognon.

Elle se rappela les conseils de sa grand-mère en entonnant le refrain : il valait mieux les couper en gros quartiers, voire en deux, plutôt qu’en petites tranches. Elle se mit à l’ouvrage de bon cœur, ses narines se délectant de l’odeur à la fois sucrée et légèrement acidulée qui émanait des pommes fraîchement coupées. Rien ne valait les Canada grises pour la tatin, se dit-elle en préparant le moule, vérifiant au passage qu’elle avait bien pensé à sortir la pâte brisée du frigo.

Sa playlist passa à un style totalement différent, les riffs de guitares et la profondeur de la ligne de basse faisant comme vibrer l’ensemble de la pièce. Lumo, qui dormait jusque-là paisiblement sur une des chaises de la cuisine, détala sans demander son reste dans la chambre sous le regard amusé de sa maîtresse. Décidément, ce chat était monté sur ressort…

Un dernier coup d’œil au caramel, et elle commença l’assemblage, accompagnant les paroles rageuses de sa voix la plus grave possible pour coller au mieux à la chanson.

Plus qu’un petit séjour au four, et elle aurait son goûter, son dessert du soir et un petit-déjeuner de reine : l’avantage de vivre seule, c’est que le moindre plat un peu élaboré pouvait durer plusieurs jours !

Luce baissa le son de la playlist et s’étira avant de s’affaler sur son canapé. Elle ne savait jamais quoi faire de ses jours de repos ou de ses week-ends habituellement, mais les choses avaient légèrement changé ces dernières semaines. Elle avait juste envie de faire ce qu’elle avait envie : c’était simple, mais pourtant celui lui demandait encore une sacrée gymnastique mentale d’arrêter de se poser des questions.

Est-ce que c’est vraiment utile ?

Est-ce que c’est vraiment raisonnable ?

Est-ce que c’est vraiment ce que je veux ?

Ces questions lui venaient encore trop souvent en tête, mais elle se surprenait à les faire taire de temps à autre, surtout depuis qu’elle s’était remise au sport.

La première décision qu’elle avait prise depuis sa rencontre évitée de justesse avec la mort, c’était d’apprendre à se défendre. Dès qu’elle s’était sentie en état, elle s’était inscrite à des cours de self-defense à la salle de sport de son quartier, et elle y allait sans faute trois fois par semaine.

C’était devenu son rituel bien-être, et elle s’y tenait du mieux qu’elle pouvait.

Cela l’aidait à surmonter les regards en coin de ses collègues, qui ne manquaient pas de lui jeter leur pitié ou leur compassion à la moindre occasion.

Cela l’aidait à surmonter les tremblements qu’elle se surprenait à avoir parfois en traversant une ruelle sombre ou en s’approchant de la porte de l’immeuble.

Cela l’aidait à ne pas fuir, à se tenir droite, à se regarder dans le miroir sans honte ni dégoût.

Elle regarda le plafond et laissa ses pensées dériver un instant, caressant machinalement le pelage de son chat qui s’était installé sur ses genoux maintenant que le vacarme était passé.

La sonnerie du téléphone interrompit sa rêverie. Elle se releva en prenant Lumo dans ses bras délicatement, et jeta un coup d’œil au numéro affiché sur le combiné posé sur une petite table à côté du canapé.

Elle soupira de lassitude et se raidit, la sensation habituelle se répandait dans son corps : un mélange d’appréhension et d’espoir qu’elle avait plus de mal à gérer ces derniers temps.

Elle respira un grand coup et se saisit du combiné, s’installant bien droite dans son canapé et laissant la boule de poil grise vaquer à ses occupations.

Elle sourit en le voyant se poser à côté d’elle et commencer sa toilette avec application : sa présence lui donna un peu de courage alors qu’elle appuyait sur le bouton vert pour entrer en communication.

« -Allô Papa? »

« - Ben comment tu sais que c’est moi Lulu ? »

« - L’affichage du numéro, Papa. Quoi de neuf ? »

« - La moitié de dix-huit ! », répondit-il avec un petit rire.

Elle leva les yeux au ciel et soupira : toujours la même blague. Bon, elle était aussi fautive, puisqu’elle tendait la perche….

« - Comment va depuis le temps ? »

« - Rien de bien nouveau depuis hier, Papa. La routine. »

« - Et il fait quel temps chez toi ? »

« - Nuageux, il pleuviote de temps en temps. »

« - Nous ici, ça devient inquiétant, la pluie. J’ai encore attrapé froid, et... »

Il y avait toujours un moment où elle perdait le fil de la conversation, puisqu’il le monopolisait. Alors elle écoutait, sagement, répondant de temps à autre par un « humm » ou un « je vois ».

« - T’es sûre que tu n’as rien d’autre à raconter à ton vieux père ? »

« - Ma vie n’est pas si intéressante que ça, tu sais. Je vais bosser, je rentre, je m’occupe du chat et puis voilà. »

« - Même pas un petit copain à l’horizon ? Tu ne vas pas en rajeunissant, hein !»

Elle inhala pour garder patience. Le don de taper où ça fait mal : et le pire, c’est qu’il ne le faisait même pas exprès.

« -Non, Papa. Pas le temps. »

Et surtout pas la confiance de nouer un lien durable, pas la confiance pour se dire qu’elle est digne d’attention, pas l’envie de ruiner quelque chose juste en étant elle...

Le « ding » de la minuterie du four sonna comme un don du ciel, la porte de sortie qu’elle espérait. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine, Lumo trottant derrière elle.

« -Je dois y aller Papa, je dois terminer mon plat. » dit-elle avec une voix où perçait son impatience.

Elle se mordit les lèvres de frustration : la boulette à ne pas faire…

« - Oh, tu vas manger quoi de bon ? »

« - Rien de bien extraordinaire, mais ça va cramer si je n’y vais pas. »

« Oh ! Ben, je te rappellerais plus tard, alors. Tu raccroches à trois hein ? Tu sais que j’aime pas raccrocher.»

Elle soupira à nouveau, son exaspération ne pouvant pas passer inaperçue aux oreilles de son interlocuteur.

« - Papa, je n’ai plus cinq ans tu sais. Fais attention à toi, bisous. »

Elle pressa le bouton rouge et posa le téléphone sur la petite table qui trônait au centre de sa cuisine, en prenant garde de le tenir loin des épluchures qu’elle avait négligé de jeter.

Elle sortit la tarte du four et posa le moule sur la gazinière, le temps de se saisir d’une assiette qu’elle posa à l’envers sur le fond de pâte brisée apparent.

Toujours chaud ou au pire tiède, se répéta-t-elle alors qu’elle récupéra le torchon qui trônait sur le dossier d’une des chaises pour se lancer dans l’expérience la plus stressante de tout pâtissier amateur… le démoulage.

En un geste sec, elle retourna l’assiette qu’elle posa avec délicatesse sur la gazinière, et souleva le moule encore brûlant en se concentrant comme jamais, retenant sa respiration.

Une légère résistance lui arracha un grognement exaspéré, et elle stoppa un instant le processus, laissant le temps à l’appel d’air de faire son effet… et à ses nerfs de s’apaiser.

Rater cette tarte était hors de question, surtout après ce coup de fil.

Elle avait besoin que ça marche, besoin de se raccrocher à un truc positif pour garder la tête hors de l’eau.

Elle souffla un bon coup et repris son entreprise, et laissa échapper un petit cri de victoire en voyant le moule remonter sans accrocher, le caramel ayant fait son œuvre, et sans brûler.

Elle se laissa tomber sur la chaise, contemplant son œuvre et l’état bordélique de ses pensées.

Les contacts avec son père étaient toujours une forme d’épreuve. A bien des égards, elle se sentait toujours à l’envers, comme cette tarte qu’elle avait sous les yeux.

Elle avait vécu toute sa vie dans une tension permanente générée par quelqu’un qui ne s’en rendait même pas compte, totalement imperméable aux conséquences de ses mots et de ses actions.

La preuve encore aujourd’hui.

Et elle n’avait compris que récemment que tout ce qu’elle avait pu faire pour éviter cette tension enfant n’avait servi qu’à lui créer de jolies chaînes : être toujours irréprochable, parfaite, gentille, patiente, et surtout, surtout, ne jamais aller contre qui ou quoi que ce soit, et ce même avec la séparation de ses parents quand elle était ado.

C’est comme ça qu’à vingt-cinq ans, elle se retrouvait à être traitée comme une gamine par son père, à enchaîner les conversations vides de sens, sans arriver à se faire entendre.

Elle avait baissé les bras et elle arrivait encore à s’en vouloir. Elle n’avait sûrement pas assez essayé, non ? Elle ne faisait pas assez d’effort pour le comprendre, n’est-ce pas ?

Elle se mit une baffe mentale : bien sûr qu’elle avait essayé, plus d’une fois. Elle avait tenté d’aborder des sujets sensibles sous différents angles, fait le miroir en parlant de ses propres difficultés personnelles en espérant que cela le fasse réfléchir, joué le rôle du parent à plus d’une reprise, posant des limites, exprimant son inconfort face à certaines réflexions.

Pour rien.

Allez, si, une légère amélioration pendant quelques semaines, pour mieux repartir comme avant.

Elle sentit son ventre se tordre peu à peu, et son intérieur habituellement chaleureux lui semblait étouffant tout à coup. Elle posa sa cloche à gâteau par dessus l’assiette et se dirigea dans l’entrée pour enfiler ses baskets.

Lumo l’observait avec curiosité dans l’entrée du salon, sa tête penchée sur le côté et ses prunelles bleues suivant ses gestes presque tremblants d’un air interrogateur.

Elle tendit la main vers lui, paume vers le bas. Il s’approcha et vint frotter sa tête contre ses doigts avec un miaulement feutré : elle entreprit de lui gratter la tête en insistant derrière les oreilles, déclenchant immédiatement la machine à ronrons.

Elle lui prodigua ses caresses quelques instants, le pied gauche à moitié engoncé dans la chaussure et son manteau avachi sur le sol à côté de son sac. Une dernière caresse le long de la colonne vertébrale touffue, et elle répondit à son miaulement indigné.

« - Désolée mon tout beau… Promis, j’en ai pas pour longtemps. Et on se fera un petit gueuleton à base de poulet ce soir si tu es sage. »

Cela sembla le satisfaire, puisqu’il fit demi-tour pour sauter sur le canapé, reprenant la toilette interrompue quelques minutes plus tôt.

Elle sourit avec tendresse, et finit de s’équiper, en prêtant attention à bien couvrir sa gorge et à correctement fermer son manteau.

Juste un petit tour dans le quartier, histoire de s’aérer le cœur et la tête.

Sa tête pulsait au rythme de son souffle erratique, alors que ses jambes menaçaient de la lâcher.

Tu parles d’un tour pour s’aérer la tête !

Ses yeux balayaient son environnement de droite à gauche, évaluant avec autant de soin possible que lui permettait son angoisse ses solutions.

Elle était encore à un bon kilomètre de son appartement.

Son portable était sûrement bien au chaud sur la table basse.

Son poursuivant n’avait pas l’air de craindre ses coups de pieds, pourtant magistralement exécutés : son prof de self-defense aurait sûrement approuvé...

Dimanche après-midi d’hiver dans un quartier sans grand intérêt pour les touristes ou les badauds en quête du cadeau idéal pour Noël égal pas de moyens de se fondre dans la foule ou d’espérer de l’aide.

Et la nuit venait de tomber, bien comme il faut.

« Et merde ! » jura-t-elle entre ses dents, invectivant son corps de tenir encore le coup.

Heureusement qu’elle connaissait son quartier comme sa poche : elle avait l’air d’avoir réussi à mettre une certaine distance entre eux en le semant dans les petites ruelles, courant à travers portes cochères et cours intérieures qu’elle avait découvertes au fil de ses balades.

Elle respira l’air froid à grandes goulées, ordonnant à son cœur de cesser de palpiter : elle ne s’entendait plus réfléchir, bon sang !

Elle frissonna et reprit sa route, une tension inconnue tendant ses muscles et l’incitant à fuir, fissa.

Elle aurait reconnu ce genre d’aura à des kilomètres à la ronde, tellement elle en cauchemardait encore la nuit. C’était le même genre de bestiole que ce soir là, elle le savait : sa terreur ne mentait pas. Mais celui-là avait été plus subtil dans son attaque : il avait sûrement dû la suivre à bonne distance, ou effacé sa présence….

Ou ses propres pensées l’avaient distraite et éteint sa vigilance au point de ne pas le remarquer.

Elle se maudit et s’insulta tout au long de sa course, les yeux rivés vers son immeuble qu’elle distinguait au loin.

Encore une dernière bifurcation à gauche au prochain croisement, et…

Elle sentit son bras droit enserré fermement et embarqué dans une ruelle l’éloignant de son objectif, la main agrippant son membre reliée à une silhouette visiblement masculine.

Son premier réflexe fut de secouer son bras et de crier, mais le rayon de lumière blafarde qui émanait d’une fenêtre voisine lui coupa le souffle, éclairant un visage familier qui lui intima d’un doigt sur les lèvres de se taire en lui lâchant le bras.

Son cri mourut sur ses lèvres, et sa bouche resta entrouverte de stupeur pendant quelques secondes avant qu’elle ne se reprenne.

Le fameux Félix se tenait devant elle, emmitouflé dans une longue veste en feutre noire accentuant la finesse de ses traits. Il jeta un regard derrière lui avant de lui montrer quelque chose sur son portable.

Ils vous tendent une embuscade près de chez vous. Je peux vous emmener en lieu sûr.

Elle écarquilla les yeux, la panique chassant l’adrénaline de sa course et le soulagement de ne plus être seule face à cette menace. Elle leva son regard vers lui, et il hocha la tête d’un air grave avant de taper un nouveau message sur son téléphone.

Je vous jure de tout vous expliquer une fois en sécurité. Mais ils sont en train de nous encercler.

Elle déglutit, sentant à nouveau la paralysie embrasser ses membres et son souffle se perdre.

Alors que la terreur s’insinuait dans sa tête, elle sentit la froideur des doigts de Félix effleurer brièvement les siens et le regard ambré voilé d’urgence l’observer. Elle secoua la tête, le contact l’électrisant et la ramenant à la réalité : elle devait faire quelque chose, et vite.

Elle hocha la tête d’un air qu’elle voulait déterminé, lui indiquant de la main d’ouvrir la route.

Il acquiesça, son visage toujours aussi impassible, et se mit à courir à nouveau à travers les ruelles.

Elle lui emboîta le pas, et fit de son mieux pour suivre le rythme avec l’intime conviction qu’il ralentissait sa course exprès pour elle.

Concentrée sur son souffle, soucieuse de faire le moins de bruit possible, elle s’efforça de ne pas songer à ce qui risquait de se passer ensuite : il avait promis des explications, mais elle n’était plus aussi sûre d’avoir le courage de les entendre…

Ils finirent leur course sur une artère plus passante, et ralentirent le pas instantanément. Son compagnon de jogging improvisé sortit son téléphone et le vissa à son oreille, son autre bras formant un crochet, une invitation silencieuse que Luce saisit immédiatement, sa tête reposant légèrement sur son biceps. Autant jouer la comédie jusqu’au bout, se dit-elle, laissant ses pensées vagabonder alors qu’il terminait sa conversation. Elle n’avait même pas eu le réflexe de tendre l’oreille, son énergie drainée par les montagnes russes émotionnelles de la journée. Il passa son téléphone sans un mot, ses sens visiblement en alerte si elle en croyait la raideur de sa mâchoire et la façon dont ses yeux se plissaient.

Elle redirigea son attention sur le message qu’il avait tapé.

Ils ne nous ont apparemment pas poursuivis. Des amis nous attendent dans un café près du métro Gare de Lyon.

Elle soupira, son projet de dimanche tranquille et de tarte réduit en cendre, son chat laissé à l’abandon pour une durée indéterminée, et un gouffre béant de choses inconnues sous les pieds.

Mais elle était en vie.

Une fois de plus grâce à son intervention.

Elle effaça le message et réussit tant bien que mal à taper quelque chose en retour : qui pouvait bien encore avoir ce genre de vieilleries à clapet ?

Elle bougea légèrement son coude pour attirer son attention et lui tendit le téléphone.

Les prunelles orangées du jeune homme parcoururent les quelques mots, l’ombre d’un sourire passant sur son visage.

On dit jamais deux sans trois...

Promis, j’ai fait de mon mieux. On est d'accord que c'est pas ma faute, hein?


Texte publié par Mimisao, 18 décembre 2022 à 17h53
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