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La sonnerie stridente du téléphone sortit Grisemine d’un rêve agréable dont elle perdit aussitôt les impressions.

— Quoi ? beugla-t-elle au combiné.

— Dites donc ! Soyez polie ma petite !

— Oh, désolée, m’sieur l’éditeur…

Dans son bocal, Lucien, le poisson-rêve qui lui servait d’animal domestique, ricana de la voir soudain faire profil bas. Il rigolait d’autant plus qu’il connaissait la fin de l’histoire dont cet appel intempestif l’avait privée. Normal, c’était lui qui la guidait toutes les nuits sur la voie des songes.

— Tais-toi, méchant, lui souffla-t-elle.

Pendant ce temps, à l’autre bout du fil, le magnat de la bande dessinée lui rabâchait qu’il attendait ses planches pour la semaine précédente, et que si elle continuait à avoir autant de retard il ne lui verserait plus d’à-valoir.

— Grmbl, conclut Grisemine avant de raccrocher.

Il fallait se mettre au boulot, certes. Et puisqu’elle était debout, autant en profiter. Mais avant, un bon petit déjeuner s’imposait. Et encore avant, un peu de sorcellerie pour faire regretter à ce vieux grigou de la déranger avant qu’il y ait deux chiffres du côté gauche du réveil.

— File-lui donc une insomnie ! s’enthousiasma le poisson. Et je te raconterai la fin de ton rêve !

Grisemine pencha la tête sur le côté, figée un instant dans l’hésitation. Puis :

— Va pour la nuit blanche.

— Ah non, pas blanche : bien noire et effrayante !

— Oui, c’est ce que je voulais dire…

Elle attrapa une feuille vierge et dessina son importun dans les affres d’une angoisse nocturne, en quatre bandes de trois ou quatre cases. Le personnage tordait le visage sous l’effet de la frayeur, que Grisemine le forçait à verbaliser dans de jolis phylactères à la décoration gothique. Car tel était son pouvoir de sorcière : toutes les bulles qu’elle créait s’accomplissaient dans la réalité. Enfin, surtout quand les gens qu’elle envoûtait baissaient la garde, c’est-à-dire le plus souvent, pendant qu’ils dormaient.

Le lendemain, l’éditeur rappela. Il était encore plus furieux, à cause de l’épuisement, mais Grisemine était déjà debout. Elle lui annonça que ses planches étaient bouclées et que le dossier se téléchargeait à l’instant même sur le FTP de la maison d’édition.

Une fois cette affaire réglée, avant d’entamer un nouveau projet, la sorcière alluma la télévision. Geste qu’elle n’avait pas effectué depuis des mois, chacune de ses heures d’éveil étant consacrée à son travail.

Elle tomba sur un journal d’information qui lui annonça, pêle-mêle, que des juntes affamaient leur peuple, que des dictateurs déclaraient des guerres, que le patriarcat ne s’était pas arrangé et que la moitié de l’humanité manquait cruellement de remèdes et de vaccins parce qu’ils n’avaient pas de quoi payer les industriels de la santé.

— Oups ! fit Lucien en jetant un œil à sa maîtresse.

En effet, Grisemine était en train de devenir rouge comme une tomate, plus précisément une cœur de bœuf, et elle enflait tant qu’elle risquait d’éclater imminemment !

— Griz ! cria le poisson-rêve. Écoute-moi : je t’envoie un songe.

En réalité elle n’était plus capable d’entendre quoi que ce soit. Le message de son familier la traversa comme une vague de brume. Elle se refroidit un tout petit peu. Le poisson réitéra, jusqu’à ce qu’elle soit assez calme pour comprendre ce qu’il avait à dire. Elle reposa le téléviseur qu’elle s’apprêtait à balancer par la fenêtre. Après tout, ça ne servait à rien de tuer le messager.

Elle regarda son animal à travers le bocal :

— Tu me suggères de monter un réseau avec tes semblables pour faire porter plus loin mes bulles magiques ? Tu crois qu’on pourrait sauver l’humanité comme ça ?

— En tout cas, ça vaut le coup d’essayer.

Le problème, c’était que les poissons-rêve, ça ne courait pas les rues. Il y en avait quelques-uns dans un lac d’altitude près de l’Himalaya, d’autres en Islande, deux en Australie, un dans la Mer Morte et trois ou quatre dans des bocaux, domestiqués comme le sien. Ceux-là ne seraient pas les plus compliqués à contacter. La sorcière commença par prendre un billet pour le Népal, grâce au peu qui lui restait de son à-valoir. L’album qui allait bientôt sortir avait intérêt à marcher du feu de dieu si elle voulait compléter sa mission !

Elle s’installa à sa table de dessin et réalisa une planche qui montrait toute la Francophonie se précipiter vers les librairies pour acheter sa BD, et des éditeurs américains demander les droits. Ce qui n’était pas très malin, parce qu’avec les décalages horaires, ils n’allaient pas tous dormir en même temps. En s’étalant sur la durée, son sort risquait d’être moins efficace…

Quand un avion déposa Grisemine dans les froids plateaux, quelques jours plus tard, il lui fallait encore trouver un guide et du matériel de trek. Elle reçut à ce moment un appel de son éditeur : les ventes décollaient ! Ce n’était pas la folie qu’elle avait dessinée, certes, mais ça lui permettait d’envisager un voyage en Australie après celui-ci, et de se payer un très bon sherpa.

Ils atteignirent le lac en 72 heures, ce qui était une très bonne moyenne. C’était tant mieux pour Lucien dont le bocal commençait à geler. Sa maîtresse le relâcha dans l’étendue d’eau afin qu’il aille discuter avec ses congénères. L’avantage, quand on communique par rêves, c’est qu’il n’y a pas besoin d’apprendre les langues étrangères. La réception du message dépend certes un peu de l’interprétation que chacun en fait… Globalement, il parvint à transmettre aux autres poissons-rêve ce qui devait l’être. Ces nageurs isolés dans leur lac au sommet du monde ne connaissaient pas les dangers qui les guettaient mais une image bien sentie du réchauffement climatique faisant fondre les neiges éternelles les convainquit, sans coup férir, de rejoindre les desseins de Grisemine.

— Ils sont avec nous à 200 % ! déclara Lucien en replongeant dans son bocal.

Le sherpa avait capté des bribes du songe et regardait maintenant la sorcière avec un peu d’admiration.

— Moi connais chamane, meilleure liaison avec lui ! Voulez rencontrer ?

La jeune femme acquiesça. Le guide les mena alors par un autre chemin et elle se retrouva quelques heures après devant un bon feu, à discuter par gestes et par pseudo-traduction du sherpa, avec un vieil autochtone qui fumait tout un tas d’herbes dans une longue pipe en bois. Il avait pris le bocal de Lucien sur ses genoux et lui jetait sans arrêt des coups d’œil.

— Pas bien garder l’üs-thü’kr prisonnier ! asséna-t-il au bout d’un moment.

— Je ne suis pas prisonnier ! s’offusqua le poisson-rêve.

— Mhm…

— Demandez donc à mes copains du coin si ça les amuse d’être coincés dans leur lac ! Moi je voyage, môssieur, je vois du pays ! Et pas qu’un peu !

Finalement le chamane hocha la tête. Il acceptait lui aussi de participer au projet.

De retour à l’aéroport de Katmandou, Grisemine et son petit compagnon mirent le cap vers Canberra. Là-bas, c’est un chef Aborigène qui les accueillit. Il avait rêvé d’eux la nuit précédente, évidemment. Les poissons-rêves du Népal avaient déjà commencé leur travail d’amplification.

Le chef mena la sorcière dans un site sacré, où elle dessina grandeur nature ses strips de paix sur les parois des roches.

Ensuite il fallut s’aventurer en spéléologue vers un grand lac souterrain, là où vivaient les autres poissons-rêve. Lucien ne se sentait pas très bien.

— Tu es sûre qu’on a assez de batterie dans la lampe ? demandait-il sans arrêt.

— Mais oui, mais oui…

Quand ils atteignirent les berges du lac, dans une grotte immense qui réverbérait les voix en centaines d’échos, Grisemine posa le bocal près des flots et le poisson sauta pour aller répandre son message depuis le milieu de l’eau. La sorcière gardait sa frontale braquée sur lui car le noir le faisait paniquer. Bientôt, les piles faiblirent…

— Grisemine, qu’est-ce qui se passe ?

— T’occupes, termine ton rêve.

Lucien se concentra du mieux qu’il put. Il expliqua à ses semblables comment les industriels allaient assécher leur paradis en pompant les nappes phréatiques pour toujours plus de profit, et ça fit mouche. Quand il ressortit de sa transe, l’obscurité régnait dans la grotte, totale. L’Aborigène psalmodiait une mélopée apaisante mais le poisson-rêve paniqua tout de même.

— Lulu, chantonna la sorcière, mon petit poissonnet, écoute ma voix, nage par ici…

Mais il n’entendait rien du tout, il se débattait au milieu de l’onde, prêt à se noyer à force de tourner n’importe comment, ce qui était un comble !

N’écoutant que son cœur, la jeune femme sauta à l’eau.

— Chut, chut, je suis là, calme-toi…

Elle l’avait facilement localisé en se repérant à l’oreille, avec toutes ses éclaboussures ; maintenant il fallait encore l’attraper ! Il lui glissait entre les mains, persuadé que c’était un monstre qui voulait le gober.

Le chef attrapa le bocal et le lança vers le centre du lac. L’objet retomba pile sur Lucien qui fut à moitié assommé. Heureusement sa maîtresse le récupéra à tâtons avant qu’il ne coule. Elle regagna la rive en nageant d’un bras, l’autre tenant le plus fermement possible le bocal, glissant d’eau, avec Lucien inerte dedans.

À la sortie des galeries, un soleil de plomb écrasait le bush. Grisemine s’évanouit. Elle dut ensuite garder le lit plusieurs semaine, victime d’un chaud-et-froid. Une femme-médecine s’occupa d’elle tout ce temps, et remit aussi le poisson-rêve sur pied. Enfin, sur nageoire. Elles sympathisèrent toutes les deux. La sorcière dessina sur le sol une page de BD géante en petits points, en utilisant les pigments traditionnels, éphémères. Les paroles des bulles furent écrites par la femme-médecine et l’enchantement, relayé par les poissons-rêve du lac souterrain. Est-ce que les spéculateurs détournèrent moins d’eau ces semaines-là ? Est-ce que les autorités écoutèrent les Aborigènes pour la gestion des incendies ? Peut-être un peu plus que d’habitude.

De retour sur le continent eurasiatique, Grisemine s’alarma du temps perdu à cause de sa maladie. Lucien ne la ramenait pas, puisque c’était de sa faute. Il faudrait bientôt pondre un nouvel album pour continuer à manger. Le reste du réseau de poissons-rêve fut donc contacté au pas de course. Ceux d’Islande et de la Mer Morte savaient déjà leur part des problèmes causés par l’humanité. Quant aux domestiques, ils regardaient les infos, pas besoin de leur expliquer.

À la rentrée de septembre, Grisemine avait fini son tour du monde et constitué son réseau. Mais l’éditeur rappela, pressé de publier la suite de sa BD à succès.

Il n’y avait plus tant de temps pour peaufiner ses bulles de changement pour les rêves des humains. La sorcière s’y consacra aussi consciencieusement qu’elle put. Elle instillait, nuit après nuit, dans la tête des gens, des pensées de respect des autres et de la nature, des volontés de partage, de la colère contre l’exploitation… Le réseau des poissons-rêve relayait tout cela au plus grand nombre de personnes possible. Petit à petit, un frémissement se fit jour.

Quand Grisemine sortait pour des emplettes, elle croisait des familles devisant gentiment avec leurs voisins. Dans les supermarchés, les jeunes aidaient les vieux… Mais les supermarchés étaient toujours là… D’ailleurs elle aurait été bien embêtée autrement, puisqu’elle sortait à n’importe quelle heure, du fait de son travail aux horaires étranges, dépendant de l’inspiration… Alors s’approvisionner au marché aurait été compliqué, trop aléatoire !

Tous les soirs, Lucien rassurait sa maîtresse :

— Mais si, ça avance ! Mais tu sais, les mentalités, c’est long à changer. Reste patiente, tu verras…

Il disait aussi ça pour se dédouaner. Il ne s’était jamais pardonné d’avoir mis en danger le grand plan à cause de sa peur du noir.

Grisemine patienta, patienta… Et devint vieille. Un peu aigrie aussi.

Un jour où elle se demandait à quoi bon, à quoi bon continuer à dépenser son énergie magique soir après soir pour si peu de résultat, un gamin frappa à sa porte.

— Bonjour Madame ! Je fais partie d’un groupe d’entraide et de partage pour les personnes isolées du quartier. Je viens voir si tout va bien. Est-ce que vous êtes assez entourée ? Est-ce que vous avez besoin de quelque chose ? Je pourrai passer régulièrement si vous le souhaitez.

— Ça veut dire quoi, « entraide et partage » ?

— Eh bien, l’idée c’est aussi la transmission entre générations. Par exemple, vous : vous avez fait quoi dans votre vie ?

— J’étais une autrice de bande dessinée à succès.

Les yeux du garçon s’agrandirent.

— Et… vous pourriez m’apprendre à dessiner ? C’était quoi votre plus gros projet ?

— Ah, mon travail le plus important n’est pas terminé… Je voulais changer le monde grâce à mes bulles !

— Vous n’aimez pas le monde comme il est ?

— Les humains ne respectent rien et on va droit dans le mur ! – Tu veux une limonade, au fait ?

L’enfant acquiesça et ils se retrouvèrent assis dans le canapé à siroter leur verre.

— Alors, Madame Grisemine, qu’est-ce qui ne vous plaît pas ?

— Mais enfin, tu ne regarde pas les actualités ? Toutes ces guerres, tous ces gens qui souffrent ! Les industries qui exploitent la moitié pauvre de la planète et lui refusent les commodités et la santé… Les forêts qui brûlent, les glaciers qui fondent !

— Ah oui, les glaciers fondent, on a du mal à stopper le réchauffement. Mais pour le reste, je crois qu’on n’est pas si mal. C’était comment quand vous étiez jeune ? Pas pire que maintenant, vraiment ? Et puis, qu’est-ce que vous pouvez y faire ? À quoi ça sert de s’inquiéter de quelque chose qu’on ne maîtrise pas ?

— Tu m’as l’air bien sage pour un petit gars… Mais je vais te dire un secret : j’ai un moyen d’action sur tout ça. Pas très efficace, ok, mais quand-même ! C’est magique, faut pas le répéter, d’accord ?

— Et vous pourrez m’apprendre ça aussi ? C’est vrai que, maintenant que vous le dites, il y a des choses qui pourraient s’améliorer.

— Si je t’apprends le dessin, je t’apprendrai les bulles avec ! C’est un package, allez…

— Je ferai de mon mieux ! Tope-là ?

— Tope-là !

Ce soir-là, Lucien n’eut pas besoin d’envoyer de rêve-berceuse à sa maîtresse pour qu’elle s’endorme. À la lueur de sa veilleuse, il pouvait voir un sourire s’étirer sur son visage endormi.


Texte publié par Lilitor, 21 mars 2022 à 15h00
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