« […] le vrai courage n’est pas de savoir quand supprimer une vie, mais quand en épargner une. »
Gandalf à Bilbon
Le Hobbit : un voyage inattendu
Le froid lui battait les joues et lui aurait gelé les oreilles si Nyah n’avait pas porté son épais bonnet en laine. Elle claqua des dents sans lâcher du regard la savane enneigée. Elle avait toujours connu le Kenya tout de blanc vêtu durant l’hiver. Son grand-père lui contait souvent quelques aventures de leur vie avant que les Cendres n’entraînassent l’Humanité dans sa chute. Il lui avait parlé du soleil de plomb, du mois de janvier si chaud qu’il le passait les pieds dans la piscine et les animaux sauvages qu’il observait lors de ses balades.
Désormais, les lions et les guépards ne vivaient plus que dans certaines réserves du centre de Nairobi. La Capitale africaine offrait aux survivants la sécurité de son enceinte et l’occasion de mener une vie stable. Nyah elle-même en profitait, entre deux escapades hors des murs de la cité. Un luxe qu’elle se permettait tout en sachant que sa grand-mère la faisait suivre par au moins deux gardes du corps.
Elle était l’héritière de Nairobi. Son cadet, lui, prendrait le commandement des armées lorsqu’il serait en âge. Ils représentaient tous les deux l’espoir d’un avenir meilleur.
Perchée dans un arbre aux branches nues, Nyah fixait le désert immaculé. Aucun infesté ne venait troubler la savane depuis de longs mois, malgré tout elle n’avait toujours pas le droit de partir en exploration. Son unique moyen de combattre la morosité de son quotidien était d’entraîner ses dons. Mais même de cela, elle se lassait.
Un bruissement sous l’arbre la fit sursauter et elle baissa la tête prudemment. Ses yeux bleus roulèrent dans leurs orbites lorsqu’elle reconnut Ounour, son chaperon du jour. Aussi grand et puissant qu’un titan, il décorait sa peau noire comme la nuit de tatouages tribaux blancs, de son crâne rasé à ses mollets musclés. Il était emmitouflé dans des habits suffisamment chauds pour supporter les dix degrés sous zéro.
Nyah affronta son regard sévère et sa mâchoire crispée d’agacement. L’homme décroisa les bras, faisant cliqueter le fusil de chasse et la lance courte attachés dans son dos.
— Vous devez rentrer, ordonna-t-il d’une voix caverneuse. Votre grand-mère vous demande au Palais.
— Pourquoi ? Elle se met à manger à l’heure des poules ? Ou alors, ça sent le sapin ?
— Je vous déconseille de plaisanter sur ce sujet. Que ferait le peuple africain sans sa Matriarche, alors que ni vous ni Harun n’êtes encore aptes à diriger Nairobi ?
Nyah haussa les épaules. Elle ressentait une pression trop lourde pour son âge, mais préférait taire son angoisse au profit d’un détachement de façade. En tant que descendante de Supers, elle se savait investie d’une grande responsabilité. Mais n’étant même pas majeure, comment en saisir toute la portée ?
Ounour lui tendit une main, qui arrivait presque à son perchoir tant il était grand. En silence, elle s’en saisit pour ne pas risquer la chute. Si la peau du guerrier était tannée comme du cuir, celle de Nyah ressemblait à de la soie noire, sur laquelle l’anneau de platine à son annulaire gauche se détachait.
Ses bottes s’enfoncèrent dans la neige, produisant un bruit de succion désagréable lorsque la boue adhéra aux semelles. Elle glissa, tituba, se rattrapa au biceps d’Ounour avant qu’il se dirigèrent vers les murs fortifiés de Nairobi qui se détachaient de l’horizon. Ils n’étouffaient pas complètement les lumières du centre-ville, où les familles les plus aisées profitaient de l’électricité. Les hautes pointes du Palais dépassaient de l’enceinte, narguant le ciel de leur insolence. Nyah ne se lassait pas de ce spectacle. De nuit, il était encore plus féerique.
Seuls les crissements de leurs bottes dans la neige brisaient le silence de l’hiver. L’héritière restait presque collée à son protecteur, de crainte de glisser ou de trébucher. Au bout d’une demi-heure, elle fut soulagée de passer la porte Nord de la Capitale. Elle ne sentait plus ni ses orteils ni le bout de son nez.
La porte Nord était réservée aux citoyens les plus éminents et aux départs des explorateurs ; une route pavée, bien entretenue et bordée de lampadaires aux lueurs tamisées qui menait au centre-ville. Nyah en effleura à peine la surface verglacée, elle rejoignit en quelques minutes les immenses immeubles éclairés. Après avoir salué quelques habitants, elle se dirigea vers le Palais. La demeure titanesque, décorée de tentures multicolores, réclamait à elle seule autant d’électricité qu’une des deux usines de textiles encore en service.
Les portes s’ouvrirent sur le dos courbé et le regard bienveillant de Moussa Nairobi. Le vieillard offrit à sa petite-fille un chaleureux sourire à moitié édenté. Elle le lui rendit et se glissa dans ses bras ouverts. Un intense sentiment de sécurité l’envahit aussitôt. Moussa était son héros malgré ses soixante-dix ans passés.
Depuis vingt ans que la Catastrophe avait ravagé la Terre, Moussa et sa femme Inaya avaient repris les armes, abandonnant leur « retraite de Supers » pour aider à sauvegarder ce qu’il restait de l’Humanité. Appelés autrefois Voodoo et Akili par un peuple qui les avait vénérés pendant longtemps, ils étaient parvenus à fédérer l’Afrique autour de la nouvelle Nairobi, dont ils avaient pris le nom.
Beaucoup de Supers les avaient pris en exemple. Ils avaient fait reconstruire quelques Capitales dans le monde entier comme autant bastions contre la Cendre et les infestés.
Moussa avait souvent conté ses combats à Nyah, mais peu parlé des épreuves que la Catastrophe leur avait imposé. L’héritière souhaitait en savoir plus, mais il se taisait encore. Peut-être voulait-il la préserver des atrocités vécues. Ou peut-être la considérait-elle encore trop jeune, trop innocente…
Pour cette soirée, Nyah garderait encore ses questions pour elle. Elle fut entraînée dans la grande salle à manger par son grand-père. Déjà assise, la Matriarche lisait la nouvelle dépêche qui venait d’arriver et qui donnait régulièrement des nouvelles de toutes les Capitales. Ses cheveux blancs, relevés en un chignon tressé, contrastait avec son teint sombre. En bout de table, le jeune Harun, qui entrait dans sa douzième année, gardait le nez baissé sur son assiette pour le moment vide. Inaya fit signe à Ounour, qui les avait suivis, de les laisser. Puis elle fixa sa petite-fille.
— Je ne cesse de me répéter, mais ne sors pas seule.
— Je sais me défendre, contra Nyah avec l’assurance qu’à dix-sept ans, rien ne pouvait la toucher.
— Non.
Le jugement de la Matriarche la fit tressaillir. Le courage la quitta sans qu’elle ne parvînt à le retenir.
— Tu ne sais pas. Tu ne sais absolument rien. Une maîtresse des félins qui ne contrôle que trois chats de gouttière à la fois n’a de maîtresse que l’ambition. Entraîne-toi, et ensuite tu partiras peut-être en exploration.
Nyah ne répondit rien. Elle n’osait pas affronter sa grand-mère. Elle baissa les yeux comme un chaton pris en faute, se tordant les doigts avec une maladresse presque enfantine. Malgré le sentiment d’injustice qui lui vrillait les entrailles, elle sut qu’il était temps pour elle de se taire.
La Matriarche finit par frapper dans ses mains, mettant fin au supplice de Nyah qui releva le museau.
— Va te changer. Je ne veux pas que tu dînes en notre présence aussi grossièrement vêtue.
L’adolescente ne se fit pas prier et rallia sa chambre au pas de course. Elle y retrouva avec bonheur la lumière tamisée et les coussins moelleux qui constituaient un environnement rassurant. Elle se laissa tomber sur sa couche pour y végéter quelques secondes, le temps de récupérer son courage. Elle détestait les dîners en petit comité.
Lorsque Nyah se sentit d’attaque, elle se remit debout et se débarrassa de ses habits chauds, avant de défaire le ruban qui retenait ses grosses tresses ensemble. Elle enfila une épaisse robe à motifs colorés, des chaussures fourrées et une veste en laine. Si le Palais bénéficiait de plus d’électricité, les cheminées restaient le seul moyen de chauffer efficacement les pièces, gardées closes ; le froid envahissait les couloirs.
Une fois prête, elle retourna dans la salle à manger. La table croulait sous un gigot de gazelle accompagné de millet et d’aubergines grillées. Les odeurs affolèrent délicieusement les narines de l’héritière. Elle s’assit sagement, face à son grand-père. Ils partagèrent un regard complice mais elle retint un sourire heureux. Sa grand-mère ne semblait pas d’humeur.
Le repas débuta dans le silence, brisé au bout de quelques minutes par le raclement de gorge de la Matriarche. Tous se tournèrent vers elle.
— Arjun Katmandou arrivera le mois prochain, annonça-t-elle d’un ton solennel.
À cette annonce, Nyah tritura maladroitement l’anneau de platine. Moussa hocha la tête, le visage sérieux. Cette discussion concernait l’avenir de l’Afrique et de l’Asie. Les deux Capitales devaient s’unir et les Supers ne se mariaient presque qu’entre eux afin de préserver les lignées.
L’adolescente connaissait son devoir. Elle avait rencontré Arjun l’année précédente, durant laquelle ils s’étaient officiellement fiancés. Le garçon, d’un an son aîné, s’était montré gentil et respectueux. Mais Nyah avait appris à se méfier de ceux qu’elle ne connaissait pas. Le but de ce mariage était de garder le second fils de Katmandou à Nairobi pour offrir aux deux cités des échanges commerciaux importants.
La génération post-apocalyptique dont ils faisaient partie ne pouvait plus se permettre une liberté de choix trop grande, surtout chez les Supers. Ils assureraient dans peu de temps la sécurité et la stabilité de l’Humanité dans un monde dangereux.
Elle en était consciente, mais ne montra rien de son trouble intérieur, attendant la suite des paroles de la doyenne. Elle ne tardèrent pas :
— Le mariage sera conclu et il restera parmi nous. Nous avons un mois pour tout préparer. Son père Ganesh Katmandou ne peut pas quitter la Capitale, il sera représenté par son fils aîné. Nyah, je compte sur toi pour leur offrir un bon accueil.
— En plus de coucher avec Arjun, je dois laisser son frère me passer dessus ? cracha-t-elle avec agacement.
— Pas ce genre d’accueil, soupira la dirigeante en se frottant les paupières, dépitée.
L’ambiance déjà froide venait de perdre encore quelques degrés. Les deux femmes se fixèrent de longues secondes avant que Nyah n’abandonnât la bataille en baissant les yeux. Tenir tête à l’autorité coulait dans son jeune sang, elle se calmerait avec les années et les obligations. En attendant, elle laissait sa fougue s’exprimer, aux grand dam de la Matriarche. Cette dernière savait cependant sa petite-fille assez intelligente pour ne pas risquer un incident diplomatique.
Le reste du dîner se déroula dans le silence. Lorsque Nyah retrouva l’intimité réconfortante de sa chambre, elle se débarbouilla puis s’allongea sur les coussins, enroulée dans une épaisse couverture. Les dernières flammes de la cheminée s’éteindraient dans quelques heures, le froid reprendrait alors ses droits. Elle serait endormie depuis longtemps.
Loin du Palais, Ounour terminait sa tasse d’eau chaude citronnée. Il surveillait la savane côté nord depuis le mur d’enceinte. Il s’était proposé, en tant que haut gradé des forces armées de Nairobi, pour soulager un peu les veilleurs cette nuit.
Il se releva d’un petit tabouret en bois et débuta sa troisième ronde. Ses muscles, refroidis, le tirèrent désagréablement durant ses premiers pas. Il capta soudain un bruissement dans son dos, mais ne s’arrêta pas pour autant. Il fut stoppé par son poursuivant qui apparut devant lui, la tête en bas, pendu aux échafaudages en bois qui servaient de préau.
— Bouh !
— Mahli, mets-toi au travail, ordonna le plus âgé, avant de le contourner pour reprendre le sien.
— Tu as vu, je rase aussi ! chantonna le concerné en passant ses mains sur les côtés impeccablement imberbes de son crâne.
Ounour haussa les épaules. Son cadet à la peau caramel le suivit sagement, au détail près qu’il marchait sur la corniche du mur. Il passait ses doigts dans ce qui restait de sa tignasse noire, au sommet et à l’arrière de sa tête. Il fixait le ciel, mettant un pied devant l’autre sans crainte du vide à sa gauche.
— Un jour, tu te rompras le cou, l’avertit le colosse dans un grondement rauque.
— Tu penses à ma sécurité, c’est adorable !
— Non, à celle de Nyah. Ça me coûte de l’admettre, mais tu es suffisamment fourbe et retors pour la protéger des êtres de la pire espèce.
— Je le prends comme un compliment, s’exclama-t-il avec entrain.
Le titan leva les yeux au ciel. Tous deux faisaient équipe depuis des années. En réalité, depuis le début de la catastrophe.
Port Elizabeth, 20 ans plus tôt
— Pars Ounour ! Au lieu habituel ! Et attends là-bas !
L’adolescent à peine majeur hocha la tête et saisit la main de l’enfant qui se serrait contre lui. La petite fille sauta dans ses bras avant de quitter le salon dévasté qui les avait vus grandir. Il laissa derrière lui père et mère, convaincu qu’ils se retrouveraient. Sa mission prévalait avant tout le reste : protéger sa petite sœur.
Il sortit par le petit jardin de leur belle maison. Les rues de la ville résonnaient de hurlements, grognements, explosions. Le jeune homme, déjà bien bâti grâce à l’aide qu’il apportait régulièrement aux dockers, s’engouffra dans les ruelles. Né dans ce quartier près de la mer, il en connaissait par cœur chaque recoin.
— Ferme les yeux, murmura-t-il à la petite Ina.
Tout ceci ne serait bientôt plus qu’un mauvais rêve. Les infestés n’auraient pas leur peau, son père avait tout prévu. Un bateau les attendait près des hangars où lui et ses collègues travaillaient. Six familles devaient embarquer à la nuit tombée. Leur bouée de sauvetage, direction la Nouvelle-Zélande, les protégerait contre le tsunami qui emportait l’Humanité.
Puisant dans ses dernière forces, Ounour débarqua sur le port comme une furie. Il ne prit pas le temps de calmer sa respiration. Pour l’heure, l’adrénaline lui permettait de rester clairvoyant et de ne pas succomber à la panique. Il avait répété ce plan avec ses parents un nombre incalculable de fois, rien ne pourrait lui échapper. Heureusement pour lui, dans le chaos régnant, ni fuyards ni infestés ne faisaient attention à deux ombres.
Silencieuse, Ina ne bougeait pas d’un iota. Ounour était suffisamment costaud pour la porter d’un seul bras, lui laissant sa main directrice libre.
Il se glissa avec agilité entre deux containers, échappant à trois infestés qui dévoraient un corps désarticulé. Il sentit Ina grelotter contre lui et resserra son étreinte. Le bateau n’était plus très loin. Il se remit en mouvement dans une course entrecoupée d’arrêts derrière quelques abris de fortune. Au bout d’une pénible demi-heure, il déboucha dans le hangar. Il se retint d’appeler à l’aide et se terra dans un coin sombre, par crainte de s’être fait repérer à cause du bruit qu’il avait fait.
Il resta immobile quelques secondes, puis se redressa lorsqu’il fut certain de leur relative sécurité. Il sortit du hangar par la porte de service. Le bateau n’était déjà plus qu’un infime détail à l’horizon.
Une sourde rage envahit le jeune homme. Il la ravala, au même titre que ses larmes, alors que le petit corps de sa sœur tremblait de plus belle dans son giron. Il tenta de lui offrir le plus de réconfort possible. Mais son immobilisme de quelques secondes avait attiré l’attention de quelques infestés qui couraient déjà vers lui.
Il se rua dans le hangar, lâcha Ina et bloqua la porte à l’aide d’un lourd établi en métal. Il fut violemment secoué lorsque les infesté se jetèrent contre le battant. Heureusement, le tout résista à leurs assauts répétés. Poussé par l’instinct de survie, il barricada leur refuge. Il comptait attendre leurs parents. Son père saurait quoi faire.
— Ounour…
Il se tourna vivement vers sa sœur, qui fixait le fond du hangar, apeurée. Il se plaça devant elle tel un bouclier. Un enfant lui fit face, presque courageusement. Il s’agissait d’un garçon, à peine plus jeune qu’Ina, à la peau caramel et à la tignasse noire.
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