Un capharnaüm d’enfer agitait la maison principale de Katmandou. L’ancien temple reconverti en habitation pour la famille régnante résonnait de courses frénétiques et d’appels, tantôt paniqués, tantôt impératifs. Un coup de feu retentit, figeant brièvement tout un chacun dans un silence effrayant.
Alors que tous reprenaient leurs activités, les secondes restèrent suspendues dans la chambre de Jayan et de son époux. Ce dernier gisait sur le dos, dans le lit conjugal ; ses yeux fixaient le plafond, de la salive coulait abondamment de ses lèvres desséchées. La balle qu’il venait de recevoir avait exploser la peau brunâtre et craquelée de son front.
Face à la couche, Arjun baissa lentement le calibre 22 qu’il venait d’utiliser. À ses côtés, sa mère et son aîné le fixaient comme si Kali s’était emparée de lui. Il leur rendit un regard embrasé en claquant des dents. Il avait été le seul à oser cet acte, à libérer son père de l’infestation qui le rongeait avant de devenir un monstre. Il rangea son arme à sa ceinture avant de quitter la pièce. Son pas lourd et mécanique laissait entrevoir les prémices de l’ouragan d’émotions qui commençait déjà à le ravager de l’intérieur.
— Ganesh est mort, son fils Shankar lui succède donc, annonça-t-il d’une voix puissante aux conseillers qui attendaient devant la porte. Faites parvenir un message à Nairobi, je m’y rends plus tôt que prévu. Le mariage ne peut attendre. Et prévenez les autres Capitales via une dépêche.
— Mon frère, tu es sûr de toi ? le questionna son aîné en arrivant derrière lui, le visage grave.
— Je sais quel est mon devoir. La mort de papa va nous affaiblir.
— Et pour Tosca ?
Le cadet fut saisi d’un frémissement imperceptible. Shankar posa une main apaisante sur son épaule et tous deux échangèrent un regard troublé.
— Prends-la avec toi. Sans papa ni toi, elle va dépérir.
— Je doute que le climat de Nairobi lui convienne, défendit faiblement Arjun.
Ils se fixèrent en chiens-de-faïence ; le plus âgé disait vrai. Ils laissèrent passer les médecins, qui accouraient au chevet du mort. Eux ne se laissaient pas gagner par la panique. Ils n’avaient pas le temps de s’attarder sur cette douleur qui leur perçait la poitrine.
Shankar devait préparer les obsèques ; Arjun son propre départ en tentant de refouler tout chagrin, concentré sur son devoir. Il avait toujours accepté l’idée du mariage, sans trop de joie. Il attendit d’être sans ses appartements pour affaisser les épaules. Un lourd soupir passa la barrière de ses lèvres. Il ne prit cependant pas le temps de se poser. Il enfila un sweat, des bottes et une écharpe puis quitta le temple. Il affronta la pluie, le froid et le vent, les ruelles mal famées et le quartier des plaisirs, le temps de rejoindre le mur d’enceinte.
Caché sous sa capuche, il se glissa dans une grille depuis des années dévissée, les pieds dans un caniveau crasseux. Il ne grimaça même pas lorsque la boue et l’eau croupie lui montèrent jusqu’aux mollets. Il sortit rapidement de la tranchée qui recueillait une partie des eaux usées de la ville, puis s’éloigna.
Autour de lui, les montagnes de l’Himalaya semblaient vouloir dévorer le peu d’humains qu’abritait désormais Katmandou. La Capitale avait perdu les trois quart de sa superficie dans le but de la sécuriser au maximum. Arjun connaissait par cœur les quartiers abandonnés hors des murs. Des animaux sauvages et des infestés y grouillaient et peu d’habitants étaient autorisés à s’y rendre. Toutefois, le jeune homme à peine sorti de l’adolescence se passait de la bénédiction de sa famille pour en parcourir les rues silencieuses.
Il avait besoin de se laver de ce sang qui tachait chaque jour un peu plus ses mains. Il avait toujours eu cet esprit de sacrifice ; se salir pour protéger les autres. Être celui qui prenait les décisions les plus lourdes afin d’épargner ses proches. Sa sœur, puis son père… Était-il condamné à tirer une balle dans le crâne de tous ceux qu’il aimait ? Allait-il devoir le faire avec sa femme ? Ses enfants ?
— Rajiv…
Son murmure dépassa à peine le martèlement de la pluie. Plongé dans ses pensées, il avait continué de marcher, jusqu’à s’arrêter en apercevant face à lui une silhouette haute, aux épaules et aux hanches étroites. Les yeux bridés de l’homme brillaient au milieu d’un visage à la mine défaite, à moitié dissimulé sous sa large capuche. Arjun et lui se fixèrent quelques longues secondes avant que le nouveau venu n’ouvrît les bras pour y accueillir le jeune homme. Il ne résista pas à cet appel et s’y rua. Peu lui importait leurs habits détrempés, le froid, voire même le danger. Il avait juste besoin de lui.
Peau pâle contre caramel. Cheveux raides contre tignasse épaisse et bouclée. Mais la même lueur dans le regard. Le même besoin l’un de l’autre, le même souffle court entre deux baisers passionnés. Arjun connaissait son devoir tout autant que Rajiv, mais aucun ne le désirait pour autant. L’autre était tout ce qui comptait.
Rajiv brisa leur échange fou en posant ses mains sur les joues du plus jeune. Leurs fronts se scellèrent et ils reprirent leur respiration. Arjun n’osa pas soulever ses paupières. Il connaissait le visage et le corps de son amant si bien qu’il pouvait s’en imaginer chaque courbe, chaque relief, chaque frémissement. Leurs souffles se mêlèrent encore. Il serra ses poings de toutes ses forces sur le manteau de Rajiv.
— Mes condoléances, murmura ce dernier.
— Comment est-ce que tu m’as trouvé ?
— Tu fuis toujours les vivants dans les moments difficiles. À croire que tu as plus ta place au milieu des morts.
Le jeune homme poussa un soupir de résignation. Il ne savait pas où était sa place. Ses parents avaient choisi Nairobi, dont il prendrait le nom une fois marié. Lui avait choisi les bras de Rajiv pour quelques mois, avant de devoir le quitter.
Ce dernier répondait à ses propres obligations. Fils d’une famille influente, il était déjà marié depuis deux ans. Hema et lui vivaient heureux. Ils se considéraient comme bons amis et trouvaient l’affection désirée dans d’autres bras. Arjun espérait que la distance et Nyah l’aideraient à faire de cette aventure rien d’autre qu’un beau souvenir.
Rajiv était conscient de son ressenti. Ils en avaient souvent discuté, mais alors que le mariage approchait, l’aîné ne pouvait contrôler sa crainte de le perdre. Leurs vies n’étaient pas destinées à être liées. Ils allaient bientôt dévier de ce chemin commun qu’ils parcouraient depuis quelques temps, et cela l’effrayait.
Arjun tira Rajiv sous le préau d’une école à moitié détruite. Ils étaient tous les deux déjà détrempés et le plus jeune ne put retenir un éternuement. Son aîné esquissa un petit rire, ébouriffa ses boucles dégoûtantes de pluie avant de conseiller :
— Nous devrions rentrer.
— Shankar gère les obsèques. J’ai envie de paix.
Rajiv fronça les sourcils. Arjun allait mal, plus qu’un fils qui venait de perdre son père. Il se tendit d’un coup et écarquilla les yeux avant de caresser sa joue du bout des doigts. Il le connaissait trop bien pour ne pas faire le lien.
— C’est toi qui a tiré…
— Il fallait bien que quelqu’un le fasse, répondit mollement le plus jeune. Il perdait la boule. Il a tenu longtemps, mais les Cendres l’auraient tué et transformé avant la nuit.
— Tu ne peux pas tout porter seul.
— Shankar…
— Shankar gère les affaires de Katmandou, mais il est bien incapable de coller une balle dans la tête de son père pour le délivrer des Cendres, siffla Rajiv d’un ton réellement méchant. Il va prendre sa place, mais il n’a pas ton esprit solide et ta détermination. En cas de conflit, tu sais prendre les décisions les plus pénibles.
— Et alors quoi ?! explosa le plus jeune en se dégageant de ses bras avec violence. Je le tue lui aussi, je laisse tomber Nairobi et je dirige Katmandou ?
Son aîné leva les mains pour tenter de le calmer, conscient qu’il venait de donner un coup de pied dans le nid de frelons. Mais il ne pouvait pas non plus être indifférent à tout ce qu’il se passait dans leur vie.
— Non, par contre tu peux cesser de te penser le seul à devoir te sacrifier. Tu pars loin de moi pour te marier, pour faire honneur à vos lignées !
— Oui, parce que la situation actuelle est bien plus importante que nous !
Ils se figèrent tous deux. Arjun se rendit immédiatement compte de la portée de ses mots, mais trop tard. Il se rapprocha de Rajiv, qui fuit son contact sans que cela ne l’étonnât.
— Tu as raison. Vive les Supers, claqua l’aîné.
Puis il tourna les talons et disparut parmi les ruines hors des murs. Arjun resta immobile quelques secondes avant de se rouler en boule sous le préau, tremblant de colère contre lui-même.
Au bout de longues heures, il se redressa avec une grimace de douleur. Ses muscles étaient figés, endoloris à cause de sa position ratatinée. Sa nuque craqua, son corps grinça et il fut bien heureux de ne pas avoir attiré l’attention d’ennemis dans cet état. Il lui fallut du temps avant de retrouver la quasi totalité de ses fonctions motrices.
Ce fut alors qu’il se rendit compte que la nuit était tombée et qu’il mourait de froid. La pluie avait cédé sa place à des températures basses et un vent glacial. Il avait eu de la chance de ne pas se faire attaquer, enfermé dans un bastion de solitude tellement solide qu’il n’aurait rien entendu venir. Cette chance avait toujours fait partie de sa vie. À cause d’elle, il aurait été capable de louper toute potentielle tentative de suicide. Une vraie plaie.
Une fois son esprit totalement éclairci et son corps en état de marche, il retourna derrière les murs sécurisés de la Capitale. Ses pas le ramenèrent presque machinalement vers l’ancien temple. Les couloirs étaient calmes, les murs drapés de blanc afin de dissimuler les couleurs vives des tapisseries et des bas-reliefs peints. Arjun ne lança aucune œillade à ceux qui croisèrent sa route. Il se sentait toujours gelé, jusqu’à son cœur. Il n’aurait su en déterminer la réelle cause.
Il entra dans le salon où se trouvaient sa mère et son frère. Des papiers envahissaient la grande table. Jayan terminait de lire un document alors que Shankar fermait un petit coffret en bois dans lequel la famille rangeait les arhives les plus importantes. Il leva le visage vers son cadet, qui lut l’inquiétude dans son regard se dissiper.
— La prochaine fois que tu sors, prends au moins un talkie. Va te laver et te réchauffer, tu t’en voudrais d’être malade pour ton mariage, j’en suis sûr.
Ils échangèrent un léger sourire complice. Arjun trouva dans sa salle d’eau un bain chaud, parfumé au jasmin. Il y plongea et ferma les yeux avec délice. L’amertume des remords l’empêchait cependant de profiter pleinement de ce moment de détente.
Il sentit une douce fourrure effleurer sa main, qui pendait hors de la baignoire. Une pointe de joie naquit dans son cœur alors que l’animal s’asseyait près de lui. Il pouvait deviner son regard planté sur lui et ne retint pas un léger rire.
— Tu veux venir avec moi ?
Il baissa les yeux au moment où la tigresse baillait à s’en décrocher la mâchoire. Il la caressa entre les oreilles alors qu’elle s’allongeait sur le flanc. Elle ne le quitterait désormais plus.
Arjun sortit de l’eau lorsqu’elle fut froide. Il se sécha, enfila un pantalon de pyjama et regarda par la fenêtre de sa chambre. Elle donnait sur les plus belles maisons de la ville, notamment celle de Rajiv. Il sentit son cœur se serrer douloureusement.
Tosca s’assit près de lui et lui réclama une nouvelle caresse, d’un petit coup de tête. Il la lui offrit sans trop de chaleur. Seul son amant occupait ses pensées. Aurait-il seulement l’occasion de lui demander pardon ? Il alla se coucher sans parvenir à trouver un début de réponse.
La féline le réveilla quelques heures plus tard d’un généreux coup de langue sur la main. Le jeune homme grogna, en se retournant sous sa couverture. La tigresse monta sur le lit et s’allongea contre lui en ronronnant, plus proche du grondement prédateur. Mais Arjun savait depuis longtemps décrypter la moindre de ses humeur. Lorsqu’il glissa ses doigts dans sa fourrure, elle se roula sur le dos, réclamant des grattouilles sur le ventre qu’il eut la paresse de lui offrir.
Elle se redressa soudainement lorsque deux coups secs résonnèrent contre la porte. L’endormi grogna, le battant s’ouvrit. Immédiatement, des odeurs de lentilles, de blé et de gingembre envahirent la chambre. Il reconnut le pas boiteux de sa mère et s’assit difficilement dans son lit. Jayan déposa le plateau de nourriture sur un petit guéridon en bois. Puis elle se laissa tomber dans un beau fauteuil alors que Tosca, elle, montait sur les couvertures pour s’y allonger de tout son long.
Arjun et sa mère avaient toujours su se garder des moments privilégiés. Le jeune homme était plus proche d’elle que de son père, au caractère trop trempé pour une bonne entente.
— Tu as bien dormi ? s’inquiéta-t-il en se penchant pour attraper le plateau et le déposer sur son lit.
— J’ai dormi, répondit-elle avec franchise. Shankar m’a laissé son lit. Il a passé la nuit à préparer les obsèques.
Arjun eut du mal à avaler sa cuillère de lentilles à la cardamome. Son frère se tuait à la tâche pour que Katmandou ne souffrît pas du décès de Ganesh. Le cadet s’en voulait. Si leur père les avait quittés, c’était en partie de sa faute.
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