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tome 1, Chapitre 43 « Mater Nocturnis » tome 1, Chapitre 43

Le dos cambré, les bras écartés, la figure émergée, il contemplait la féerie céleste, que des nuées colorées illuminaient. Ravi, il oubliait. Penché sur lui, une petite fille, de quelques années plus vieille que lui, les jambes enroulées autour d'une branche, le dévisageait avec curiosité. Ses yeux noirs grands ouverts lui dévoraient le visage, tandis que ses lèvres étaient étirées en un sourire jusqu'aux oreilles.

— Qui es-tu ? s'enquit-elle, comme sa crinière d'obsidienne se déroulait.

— Je m'appelle Vuk, s'entendit-il répondre.

Détaché, happé par la légèreté du flot, il se sentait flotter entre deux eaux.

— Pourquoi es-tu là ? murmura une autre voix.

Toujours suspendue dans les arbres, la petite fille, tête en bas, se balançait doucement, tandis que ses longs cheveux ébène effleuraient la surface liquide.

— Je suis là pour trouver quelque chose, mais j'ai oublié quoi.

Absent, il fixait les yeux de la petite fille. Ils étaient noirs, puits sans fond qui perceraient son visage.

— Ah ! C'est dommage. J'aurais bien aimé savoir quoi, lui rétorqua-t-elle, les lèvres pincées.

— Pourquoi ai-je oublié ? murmura Vuk, le bras levé, son pouce et son index en vis-à-vis.

Posé contre son orbite, il s'imaginait un autre monde, un autre temps, où il n'y aurait ni chagrin ni regret, un lieu où il serait en paix.

— Je ne sais pas pourquoi tu as oublié. Je ne suis pas toi, lui objecta la petite fille.

— C'est vrai ! Tu n'es pas moi ! Pourtant, je sais que je dois me souvenir.

Les doigts en cercle sur ses yeux, il fixait l'étrange fillette suspendue dans les airs.

— Pourquoi tu dois te souvenir ? C'est si important que cela.

— Je crois, soupira-t-il.

— Si cela l'était, tu ne l'aurais pas oublié. C'est que cela ne l'était pas tant que cela.

— Tu n'as sans doute pas tort.

À ces mots, il rit, puis se redressa. Plongé jusqu'à la taille, il dévisageait son reflet. Aussi semblable que lui-même, il toucha du doigt le trou qu'il avait dans le poitrail ; il était noir. À l'intérieur, il n'y avait rien, même pas le vide ou le néant, seulement rien. Des flots s'en échappaient comme il s'était relevé. Sans comprendre, il le regardait : dans le dedans, une plume de fer était fichée dans sa chair. Étonné, il voulut s'en saisir, mais à peine l'avait-il effleuré qu'il hurla de douleur, s'arrachant ainsi à la gourde torpeur. Cependant qu'il rouvrit les paupières, il découvrit, non plus une petite fille, mais une femme suspendue au bout d'un filin, qui le contemplait de ses yeux multiples, tandis que ses poignets et ses chevilles étaient entravés par des rets.

— Quel dommage, susurra-t-elle. Toutefois, tu feras un fort bon repas.

— Tu es Mater Lacrymosa, souffla Vuk, avec respect.

Un sourire carnassier déformait le visage de la dame.

— Tu m'impressionnes, ronronna-t-elle, comme elle resserrait un peu plus ses fils. Hélas, tu n'as pas retrouvé ce que tu cherchais.

— Pourquoi affirmes-tu cela ? répliqua Vuk d'un ton égal.

La main tendue, il l'avait de nouveau plongé dans son poitrail. Flottant au-dessus de sa paume, la plume de fer brillait de mille éclats. Autour de ses membres, il sentait l'étreinte s'affermir encore.

— Voici la zheleznoye pero, la plume de fer.

— Ne serait-ce pas plutôt toi qui aurais oublié pourquoi tu te dresses là ? Pourquoi tu hantes ses bois ? poursuivit-il, tandis qu'il la replaçait dans son trou béant.

— Pourquoi fuis-tu ces afflictions qui te pourchassent ?

La main tendue vers le visage de la créature, il recueillit une larme d'argent qui s'écoulait le long de sa joue ; autour de son poignet, la soie, peu à peu, se désagrégeait.

— Ta sœur t'a volé tes douleurs, parce qu'elle pensait te soulager, mais ce faisant tu ne ressentais plus rien ni chagrin ni tristesse, ni joie ni entrain, seulement rien. Ton cœur est vide et tu cherches un moyen de le combler, en te nourrissant de nos souvenirs, nous autres, voyageurs égarés. Confie-moi la mednoye pero, la plume de laiton et je t'apaiserai.

En face de lui, la créature tremblait de plus en plus, le corps animé de frissons, elle paraissait terrorisée, cependant qu'elle relâchait son étreinte. Les bras tendus, Vuk s'approcha, puis il l'enlaça, sa lourde tête appuyée sur son épaule.

— Pourquoi fais-tu cela ? lui glissa-t-elle à l'oreille.

Mais Vuk ne répondit pas, se contentant de la serrer encore plus fort contre lui, comme qu'il sentait sa chair se dissoudre dans la sienne.

— Parce que tu es moi, Mater Lacrymosa, murmura-t-il.

Au creux de sa paume reposait une plume, aux éclats mordorés. Saisi entre le pouce et l'index, il l'introduit dans le trou noir de son poitrail. La tête penchée en arrière, il contemplait à présent les arbres prisonniers d'un automne éternel. Triste, il ramassa ses ailes étendues dans l'herbe humide puis les plaça sur ses omoplates. Habillé, il les déploya puis, d'un bond, s'envola.

Où irait-il ?

Encore une fois, il ne connaissait pas la réponse, seul son cœur vide parlerait pour lui. Volant vers le couchant, il aperçut bientôt un désert brûlant, où malgré l'aridité, coulait une rivière. Attiré, il se posa non loin, sur un à pic qui la surplombait. Dans le lit, un courant furieux circulait, entraînant avec lui le chaos rocheux. Nu, ses ailes étendues sur les berges, il s'immergea dans un flot soudainement glacé. À la surface, il découvrait son reflet tout à la fois étranger et familier. Derrière lui, les bras enroulés autour de son cou, une jeune fille, plus tout à fait fille, pas tout à fait femme, le fixait. Sa chevelure de feu, aux allures de crinière, lui descendait jusqu'au creux des reins, tandis qu'une mèche lui masquait un œil qu'il devinait carmin. Une main passée sur le visage, elle la releva ; ses lèvres s'étirèrent en un sourire mutin. Tout à coup, elle partit de ce qui ressemblait à un grand éclat de rire, puis disparut ; des bulles remontaient depuis les ténèbres.

— Bonjour, Vuk, susurra soudain quelqu'un dans son dos.

Radieuse, facétieuse, sa voix l'enveloppait, tandis que sa dextre se glissait autour de sa taille.

— Comment connais-tu mon nom ?

Souple, elle avait passé une jambe, puis l'autre, autour de ses cuisses, avant de s'insinuer entre les siennes, désormais qu'elle lui faisait face, ses mains en coupe sous le trou noir de son cœur.

— Parce que je sais tout de toi, Vuk, tes doutes, tes peurs, tes chagrins, tes douleurs.

De l'index, elle soulignait les contours de la béance.

— J'ai entendu ton appel, Vuk. Je sais pourquoi tu es là. Je sais aussi pourquoi tu ne le sais pas.

Ses doigts formaient un cercle autour du vide dans son poitrail. Trempés, ses cheveux s'étaient collés dans son dos, lui donnant des allures de bête fauve.

— Ah, soupira Vuk.

Dans l'eau, son reflet le fixait l'air navré. La jeune fille, plus tout à fait petite fille, pas tout à fait femme avait disparu, à la place, son corps portait de larges balafres noires. Les doigts joints aux siens, il les avait serrés. Brûlant, glacé, il n'aurait su dire.

Soufflait-elle le chaud et le froid ? Son âme était-elle roide, quand son cœur serait ardent ?

— En ce cas, pourquoi es-tu là ? soupira-t-il, comme ses paumes se détachèrent, avant de retomber flasques dans l'onde tumultueuse.

Sa tête posée sur son épaule, elle lui caressa la joue.

— Je suis là parce que tu as besoin de moi, Vuk.

Face à face, il lui semblait découvrir son visage, tandis que ses mains s'attardaient sur le sien.

— Tu as besoin de moi pour la trouver, puisque moi seul sais où elle demeure.

Les bras levés, une lèpre noire dévorait ses chairs ; déjà, ses coudes disparaissaient. Pourtant, il ne ressentait aucune peur, non plus de douleur. Dans le reflet de sa figure, il n'était plus que cratères et crevasses ; un œil lui manquait. Au fond de l'orbite brillait une chose vive. Un sourire étirait à présent ses lèvres, dont la peau se détachait.

— Pourquoi souris-tu ?

Vuk avait haussé les épaules, les bras réduits à l'état de moignon, il regardait flotter ses chairs dans l'eau. Indifférent à sa métamorphose, il observait la dislocation de son être, sa fusion dans le flot, cependant qu'il sentait l'étreinte de la jeune fille, plus tout à fait fille, pas tout à fait femme, se relâcher. Soudain, il vacilla ; son pied droit s'était détaché ; le gauche suivrait, il le devinait, comme il riait à gorge déployée.

— Pourquoi ris-tu ? s'enquit la jeune fille, plus tout à fait fille, pas tout à fait femme, inquiète.

Mais Vuk n'écoutait pas. Sourd il était, borgne il devenait, cul-de-jatte il serait et il s'en moquait. En fait, il riait, riait à en perdre le souffle.

— Vuk ! Vuk ! hurlait-elle de plus belle, tandis que son corps se disloquait dans la rivière.

— Que fais-tu ? s'affolait-elle.

— J'accepte mes ombres, Mater Dolorosa. Toi dont l'affliction t'aveugle, toi dont les douleurs occulte tes peines, toi dont le chagrin t'a plongé dans les ténèbres, chuchota sa voix avant de s'éteindre.


Texte publié par Diogene, 22 janvier 2023 à 16h25
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