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tome 1, Chapitre 41 « La Première des Mères » tome 1, Chapitre 41

Accablé, elle l'avait étendu sur l'une des couches.

— Gamayun...

Mais les mots se refusaient à sortir.

— Vuk. Ni moi, ni ma mère, encore moins mes frères, ne sommes responsables du massacre commis dans ce temple, que les communiants nommaient église. Ce que je vais te raconter a eu lieu bien avant ma naissance. Vostochnoy était une bourgade très pauvre, les hommes et les femmes n'y connaissaient que la faim et la misère, chaque jour, la camarde s'en venait, chaque jour elle fauchait, mais les villageois s'y accrochaient, car ils n'avaient nulle part ailleurs où aller. Tous avaient connu l'exil, chassés d'autres lieux, ils avaient trouvé refuge ici, dans cette contrée hostile. Or un jour, comme dans les autres villages de la région : Zapadnoy, Severnoy, Yuzhnoy, notre mère s'en était venue trouver ses habitants et leur avait soumis un marché : un premier né de l'année, en échange de la prospérité. Bien sûr à Vostochnoy, comme dans les autres villages, les habitants avaient accepté. Néanmoins, ces gens, durs à la tâche, frustes, avaient également le cœur rendu sec par la rancœur et par les épreuves. Avec le temps, alors que d'autres refusaient le choix que leur avaient imposé leurs ancêtres, eux avaient la conviction que la vie d'un seul s'effaçait devant la survie de la communauté.

Silencieuse, elle tourna un instant sa tête vers le firmament, avant de poursuivre:

— Or il advient une année qu'un groupe d'exilés vint se présenter aux portes de Vostochnoy. En provenance d'une lointaine contrée, où ils avaient été persécutés pour leur croyance, ils furent admis en échange des travaux qu'ils effectueraient. Cependant, ils avaient emporté avec leur culte et si, dans un premier temps, personne ne fut heurté, les choses se gâtèrent lorsqu'ils assistèrent au rituel de la fin du printemps ; ce moment où le village offrait en holocauste le premier-né de la mi-saison de l'année passée. Ébranlé, le chef de la petite communauté avait alors demandé des explications, quant aux raisons de ce sacrifice. La cérémonie achevée, il avait ensuite réuni ses gens, pour décider s'ils devaient ou non quitter Vostochnoy. Hélas pour eux, s'il s'avérait qu'ils se laissaient encore une saison avant de prendre une résolution définitive ; dans Vostochnoy, leur sort en avait été déjà jeté. Ainsi un piège leur avait été tendu. Ayant feint d'accepter leur réprobation, un dénommé Berstuk les persuada de se réunir dans leur temple, où il se rendrait lui aussi accompagné d'autres gens désireux de découvrir leur doctrine. Mais de discussion, il n'y eut point. Berstuk et ses hommes les massacrèrent jusqu'au dernier et, de leurs restes, ils firent un festin que tous les villageois se partagèrent. Notre mère n'en a rien dit, car les affaires des Hommes l'indifférent, encore plus quand il n'est question que de moral ou de croyance.

Les yeux tournés vers le ciel embrasé, la main resserrée autour du cœur de Sirin, Vuk en conçut un profond soulagement, cependant qu'une bile amère remontait dans sa bouche.

— Comment pareille folie a-t-elle pu germer dans l'esprit de ses gens ?

— Vuk, la peur est une graine terrible, quand elle s'enracine dans le cœur de l'humain.

Silencieux, il s'était assis sur le bord du lit, puis avait dénoué la bourse qu'il portait du coup et l'avait ouverte. À l'intérieur, encore palpitant, le cœur desséché de Sirin.

Était-ce à cela que ressemblait le cœur de ses hommes qui avaient commis ce massacre ? Un organe noir et desséché ? Leur serait-il alors semblable ?

Pendant ce temps, Gamayun s'était éloignée, puis elle était revenue ; entre ses bras, elle transportait un lourd bocal empli d'un liquide opalescent. Posé au pied de la couche, il remarqua un baluchon ; à l'intérieur étaient disposés les griffes et le bec acéré que lui avaient fabriqué trois maîtres forgerons. Débarrassée de son fardeau, elle lui avait ensuite tendu un bol rempli d'un breuvage à l'odeur épouvantable.

— Vuk, tu dois boire ce breuvage, il t'emportera dans le royaume noir ; tu y affronteras tes peurs, tes doutes, tes douleurs, tes chagrins. Pendant ce temps, je préparerai le cœur de ma mère, puis je procéderai à l'échange. Surmonte l'épreuve et tu dompteras son âme. Échoue et alors elle te dévorera.

Dans le bol, un liquide semblait comme animé de vie, des vagues molles s'écrasaient sur les rebords, cependant que de grosses bulles en crevaient la surface. En face de lui, Gamayun le fixait d'un air navré ; d'un trait, il l'avala, puis s'allongea. Une main posée sur son front, Gamayun lui avait glissé quelques mots à l'oreille. Mais déjà, il n'entendait plus, il se muait dans une nuit noire et glaciale. De sa bouche s'exhalait une haleine blanche, tandis que, sur les berges d'une rivière, il se dévêtait. Ses ailes étendues sur le manteau neigeux, il pénétra dans les eaux marmoréennes. Pourtant, il ne ressentait aucune douleur, aucune froideur, seulement une douce chaleur qui le ceignait. Enveloppé de ténèbres, il plongea la tête la première, les yeux grands ouverts. Au fond, une petite fille était assise, nue elle aussi. Ses cheveux flottaient librement dans le courant. Ses paupières à demies closes laissaient à découvrir des prunelles couleur ivoire, tandis que sa bouche entrouverte donnait à voir des dents noires. Soudain, des bulles s'échappèrent, en même temps qu'éclataient dans ses tympans des sons discordants.

— Qui es-tu ? l'interrogea-t-elle.

— Je m'appelle Vuk.

— Vuk, répéta-t-elle, tandis que ses lèvres s'étiraient.

— Que viens-tu faire ici, Vuk ? poursuivit-elle.

Derrière ses paupières, il lui semblait que ses yeux s'élargissaient, enflaient, à la manière des prunelles globuleuses de Jagoda.

« Tu affronteras tes peurs, tes doutes, tes douleurs, tes chagrins » lui avait expliqué Gamayun, alors qu'elle lui tendait le breuvage.

— Je suis là pour la zheleznoye pero, la plume de fer.

Hideuse, sa bouche souriante dévoilait une gueule emplie de chicots, tandis que ses pupilles laiteuses avaient pris des proportions grotesques, son nez avait disparu, laissant la place à deux fentes noires ; une main plongée dans son poitrail, elle en avait ôté une rémige. Tendue vers lui, ses doigts effleurèrent son visage, pendant qu'une onde glacée se répandait dans ses entrailles. Sinueuses, ses phalanges glissaient sur sa chair qui se flétrissait, puis se racornissait. Bientôt son bras l'enlaça, puis son corps s'enroula autour de sa taille ; ses cheveux, tels des serpents, ondulaient, se lovaient contre son cou. Soudain, sa figure se colla presque à la sienne ; chose monstrueuse

— Tu es Mater Tenebrarum, souffla Vuk, comme il ne repoussait pas la créature blottie contre lui.

— Ainsi tu connais mon nom, ronronna-t-elle, tandis que le masque de la petite fille achevait de disparaître.

Glissée dans son dos, ses lèvres posées au-dessus de sa clavicule, elle tendait une main devant elle, au creux de laquelle flottait une plume aux reflets mats.

— Je te félicite, Vuk. Hélas, ton voyage s'arrête ici, susurrait-elle, cependant que sa chevelure resserrait un peu plus son étreinte.

De sa bouche, des bulles jaillissaient puis remontaient à la surface des eaux, devenues ébènes.

— Pourquoi ? s'enquit-il, alors qu'il n'opposait aucune résistance à la créature.

— Parce qu'au-delà du noir, il n'y a rien, seulement la mort, le néant.

Ses vertèbres craquaient, bientôt elle les disloquerait ; il attendait.

— Peut-être.

Décontenancée, elle parut relâcher son étreinte.

— Pourquoi dis-tu cela ? siffla-t-elle.

Ses cheveux ondulaient autour de sa nuque, cependant qu'il sentait son corps agité de frissons qu'elle tentait de repousser. Apaisé, Vuk avait fermé les yeux, puis il avait passé sa main sur le visage crevassé de la femme dissimulée.

— Que vois-tu au-delà des Ténèbres ?

Confondue, elle raffermit de nouveau son étreinte, au point qu'elle entendant les os se briser.

— Tu ne vois rien, n'est-ce pas. Tu m'as confié que par-delà le noir, il n'y avait rien, seulement le vide, le néant. Pourtant je vois des couleurs, échos de ta douleur. Tes prunelles aveugles te trompent ! ce que tu crois voir n'est que l'écho de ton inconnaissance, Mater Tenebrarum.

Les yeux toujours clos, il lui sembla que la présence avait disparu. De nouveau sur les berges, nu, sans qu'il ne souffrît du froid, il contemplait sa paume, au creux de laquelle reposait une plume, une plume de fer, la zheleznoye pero ; ses vêtements étaient étalés sur le sol neigeux, à côté d'une paire d'ailes aux reflets gris. Dans le trou à hauteur de son cœur, il y glissa la plume, puis il prit son envol en direction de l'ouest. Où se poserait-il, il l'ignorait, mais son cœur absent le saurait. Bientôt, il aperçut une rivière, ses eaux étaient couleurs fauves et les arbres étaient roux. Comme il avait atterri sur l'herbe humide, il ôta ses ailes et ses habits, puis s'avança au milieu des flots. Depuis les ramures, les feuilles se détachaient, puis tombaient, tourbillonnaient quand elles étaient happées par de vents contraires, tandis que le courant tiède le plongeait dans une délicieuse torpeur.


Texte publié par Diogene, 11 janvier 2023 à 13h30
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