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tome 1, Chapitre 38 « L'Echange » tome 1, Chapitre 38

Le soir, ses tâches accomplies, le dîner partagé en compagnie de Ludmilla et Plamen, il regagna ses appartements. Dans le silence du lieu, les volets fermés, il avait dénoué la bourse, puis l'avait ouverte. Posée sur une tablette, la poudre luisait d'une couleur étrange, comme une couleur tombée du ciel. Dans le couloir, il entendait le pas lourd de Pesochnik qui s'en venait. Bientôt, il se tiendrait face à la porte de sa chambre. Immobile, la main sur la poignée, il appuierait et l'entrebâillerait, puis il soufflerait de ce sable qui l'endormirait, qui l'enfouirait dans une nuit profonde et sans rêve. Le bras tendu devant lui, il saupoudra le sol de cette mystérieuse poussière blanche, dont l'éclat lui rappelait celui de l'œil aveugle de Sirin.

Le verrait-il ? Ouvrirait-il sa porte ? Porterait-il sur lui son regard vide d'homme mort ? Plongerait-il sa main dans sa bourse ? Lui soufflerait-il son sable maudit ?

Pesochnik, l'homme au sable, puni pour avoir vu l'impensable. Aveugle, ses pas l'amenaient vers chacun des esclaves de cette femme au cœur absent. Son souffle contenu, sa respiration retenue, les yeux rivés sur la poignée de métal, Vuk écoutait la marche lente de l'homme au sable ; chacune de ses foulées semblables au train d'un mort. Mais non, Pesochnik, l'homme au sable, ne s'en venait pas, il ne s'en viendrait pas. Passé devant sa porte, il avait poursuivi son chemin, aveuglé par cette poussière en provenance d'un autre temps, d'un autre ailleurs. Immobile, face à la fenêtre, Vuk tendit les bras et l'ouvrit. Protégé par les volets, il n'entendait du dehors que les cris sinistres de Sirin, couvrant à peine le bruit des chaînes qui entravait sa fille. Par les embrasures, il apercevait les étoiles, baignées de cette mystérieuse brume blanche, qui le fascinait tant étant enfant.

— Gamayun, soupira-t-il en son for intérieur, comme il devinait sa silhouette sillonnant la voûte céleste.

À contrecœur, il referma le panneau, puis se glissa dans sa couche ; Zorya Vechernjaja l'attendait.

Entre ses bras, il sombra ; contre son corps, il sommeilla ; absente, il s'éveilla.

Debout, les volets grands ouverts, il fixait l'horizon. Dehors, la nuit pâlissait déjà, les étoiles avaient disparu, tandis que la lune s'effaçait peu à peu. Soudain, quelqu'un frappa à sa porte, cependant que la clé tournait seule dans la serrure. Dissimuler derrière la tenture du rideau, il observait la silhouette plongée dans la pénombre. L'huis refermé, elle se retourna.

— Vuk, je sais que vous êtes là, appela-t-elle. Je viens de la part de Jagoda.

Dans sa poitrine, son cœur s'était figé.

Pourquoi était-il surpris ? Pourquoi cet élan de stupéfaction ? Alors que depuis longtemps, il avait deviné.

Retenant les mots qui tentaient de franchir ses lèvres, il s'avança dans le rai de lumière, tandis qu'elle marchait de même.

— Vuk, écoutez-moi. Jagoda s'en est venue me trouver hier soir et m'a expiqué ce qu'elle attendait de moi. Aussi vous ai-je apporté mes frusques afin que nous échangions nos places pour la journée. De cette manière, vous pourrez sortir et agir à votre guise, pendant ce temps je m'occuperai de l'étang, comme je vous ai vu œuvrer.

À peine avait-elle achevé sa phrase, qu'elle se déshabillait et s'emparait des vêtements de Vuk. Troublé, il avait ramassé sa livrée, puis s'en était accomodé ; le chaperon abaissé, personne ne l'aurait reconnu et tous l'auraient confondu. De même qu'en face de lui, ce n'était pas Gamayun qu'il découvrait, mais un reflet, certes imparfait, de lui-même. Un instant, il eut désiré la prendre dans ses bras, passer sa main dans sa nuque, verser des larmes amères. Mais il n'en fit rien et garda un silence, qu'il ressentait coupable.

— Vuk. Rendez-vous auprès de Kalina, elle vous aidera. Soyez sans crainte, elle a toute ma confiance.

— Merci...

— Gamayun. Je m'appelle Gamayun.

— Merci... Gamayun, répéta-t-il.

Dans sa poitrine, il sentait son cœur se déchirer, tandis qu'une poigne invisible le lui aurait arraché.

— Dépêchez-vous, Jagoda vous attend en bas des escaliers, elle va vous accompagner jusqu'au pont-levis, comme elle le fait chaque matin avec moi.

Mais ses mots, il ne les entendait plus, car déjà la porte se refermait sur lui. En toute hâte, il descendit les degrés, puis s'engagea dans les sombres corridors. Aux murs, les portraits grandioses le jour paraissaient soudain lugubres, dépourvus de joie, dépourvus de vie ; au loin, il aperçut la silhouette gauche de Jagoda.

— Marche à mon rythme, la tête basse. Lorsque tu seras dans le village, traverse-le sans mot dire, sans levé la tête et rejoins Kalina ; elle sera dans l'arrière-cour de la cantine à cette heure-ci.

Les yeux baissés, il avançait sans hâte, un panier serré contre lui, vêtu de son chaperon. Par moment, il entendait des bruits de pas, des souffles de ceux qui s'éveillaient après une nuit trop courte, des gémissements de douleur. Rien n'avait changé. Pourtant, il sentait pesé sur le village comme le voile d'un sombre présage, cependant qu'il s'enfonçait de plus en plus loin dans les ruelles et autres coursives.

— Kalina ! s'exclama-t-il à mi-voix, comme il l'aperçut, tenant à bout de bras une lourde marmite.

Se saisissant de l'anse sans lui laisser le temps de protester, il la posa sur la margelle d'un vidoir, puis en déversa le contenu.

— Bonjour, Kalina, murmura-t-il,

À côté de lui, la vieille femme, furieuse, gesticula un instant puis s'adoucit, avant de l'inviter à entrer, cependant qu'elle refusa qu'il portât le chaudron. Sitôt rentrés, Kalina se débarrassa de sa marmite, puis donna un tour de clé dans la serrure. Plantée devant lui, elle agitait de nouveau ses doigts.

— Kalina, je suis navré, mais je ne te comprends pas, articula-t-il, avant de découvrir sa tête.

Les mains devant la bouche, Kalina avait étouffé un cri de surprise, avant de s'emparer de son ardoise, posée sur une table.

— Vuk ! Mais que fais-tu ici ? Veux-tu que Sirin te pende aux remparts ?

Les bras tendus, Vuk la serra tout contre lui.

— Kalina, j'ai besoin de ton aide. Je dois savoir où Marzanna se réfugie lorsque le soleil est à son zénith.

Soudain pâle, Kalina avait un instant défailli puis s'était reprise.

— Marzanna. Connais-tu son secret, pour que tu me demandes pareille chose ?

D'un hochement de tête, Vuk avait acquiescé.

— Gamayun, enfin son esprit, me l'a confié, de même que j'ignore rien de ce que je devrais accomplir ensuite, ajouta-t-il d'un ton lugubre.

Kalina lui avait saisi la main. Sa peau était froide, gelée même.

— Kalina... murmura-t-il.

Mais les mots se refusaient à lui.

— Ai-je encore un cœur ? C'est la question que tu te poses, n'est-ce pas ? écrivit-elle sur l'ardoise.

Vuk acquiesça, sentant croître en lui un malaise sournois.

— Hélas, Nemandja et moi partagions le même cœur, car nous étions frère et sœur. Quand Sirin le lui arracha, le mien cessa de battre. Maintenant qu'il n'est plus, son esprit est venu se loger en moi et me maintient en vie, aussi longtemps que durera mon souffle.

— Nemandja... soupira Vuk, comme il le revoyait disparaître, ne laissant derrière lui qu'un petit tas de poussière que le vent emporta.

— Vuk. Rien ne sert de demeurer prisonnier de temps révolus ou de ses souvenirs. Ils nous nourrissent, font ce que nous sommes aujourd'hui, mais jamais tu ne dois devenir leur esclave. Mon frère est mort, il est avec moi, cela est bien suffisant. Le passé est fertile, mais il n'est pas vie.

Le poignet douloureux, Kalina avait cessé d'écrire, puis elle avait recommencé.

— Si tu cherches Marzanna. Tu devras la piéger dans le clocher de l'église située derrière le moulin. Maintenant, suis-moi !

L'ardoise ceinte autour de sa taille, elle avait soulevé une large trappe qui affleurait du sol. Une bouffée d'air frais et humide s'était alors engouffrée dans la pièce, tandis qu'une odeur de moisissure les prenait à la gorge. Kalina l'avait embrassé, puis il était descendu. Dans la cave, la lampe suspendue à bout de bras dévoilait un autre monde. Sur les murs dansaient des ombres folles, des ombres d'hommes. Taillées dans le roc des générations durant, des niches accueillaient désormais des trésors. Plus loin, immenses, obèses, il apercevait des fûts. Certains plus haut qu'un homme, il s'imagina alors des norias d'êtres humains qui achemineraient un à un les outils, les planches, les cercles de métal, la poix. Ils seraient rassemblés puis, d'un même élan, ils lèveraient leurs bras puissants et œuvreraient, mêlant leurs souffles, leurs ardeurs, leurs volontés. De la paume, il les caressait ; le dernier est une porte, lui avait confié Kalina. Les mains posées sur le robinet, il le tourna d'un mouvement sec. Puis, tirant à lui la façade, celle-ci s'entrouvrit dans un long gémissement de bois fatigué. À l'intérieur, une haleine glacée s'en échappa, tandis que sa lanterne éclairait l'entrée d'une galerie obscure, gueule noire prête à avaler les âmes. Par moments, il croyait surprendre des bouffées de vieil encens et de corps pourrissants. Sa cage de verre posé sur le sol, il referma le tonneau. Sur les parois de bois, la flamme lui renvoyait son ombre, démesurée, déformée par les courbes. Son chaperon baissé, il s'engagea alors dans l'interminable corridor qui le mènerait jusqu'à la petite église de Vostochnoy.


Texte publié par Diogene, 17 décembre 2022 à 16h48
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