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tome 1, Chapitre 36 « Des Fleurs pour Sirin » tome 1, Chapitre 36

Derrière lui, les lourds battants s’étaient refermés sans un bruit, cependant qu’il sentait peser sur lui le regard inquisiteur de Sirin. En face de lui, Jagoda le fixait de ses yeux de crapauds.

En avait-elle trop vu, comme Nemandja qui avait eu la langue trop pendue ?

Songeur, Vuk s’éloigna, puis quitta le château pour gagner le jardin luxuriant, puis l’arbre creux où il se réfugia. Glissé sous la couche, où Stratim l’avait étendu, il avait ouvert le coffret contenait le croc. De belle facture, la dent, de la longueur de sa main, était aussi tranchante qu’un rasoir. Cependant, il ne doutait pas que Jagoda vérifierait tout avant qu’il ne s’introduisît dans la chambre. Alors, l’attachant à un brin de ficelle, il s’exerça des heures durant, ignorant de la douleur qui le consumait, du sang qui jaillissait de sa gorge.

La nuit venue, il rejoignait ensuite la clairière et cette femme assise sur un trône en ébène. Là, elle lui enseignait les mystères, ceux-là mêmes qui séduiraient sa maîtresse. Le jour, il répétait, inlassable, les mêmes gestes, les mêmes mouvements, jusqu’à ce qu’il ne fît plus don d’aucune goutte de sang.

Le septième jour venu, il s’était alors présenté auprès de Sirin. Ainsi qu’il l’avait escompté, Jagoda avait examiné toutes ces choses qu’il avait amenées avec lui, puis elle l’avait laissé entrer.

— Vous pourrez prendre tout le temps nécessaire à la réalisation de ton œuvre. Frappez, quand vous aurez fini, je me dois de vérifier que vous n’aurez rien dérobé à notre maîtresse, l’avait averti Jagoda, comme elle tournait sa clé dans le verrou, sitôt qu’il eût franchi le seuil.

De nuit, il n’avait aperçu que les ombres, les contours, les échos ; de jour, il en concevait la splendeur, la démesure, la cruauté. De toutes parts, suspendues aux murs, des couronnes vivantes encadraient des portraits, comme des fantômes de son passé : Stratim, Ptitsa, Alkonost… Gamayun… Fanées, les fleurs semblaient porter le deuil de celui qui les avait soignées. Vuk contempla longuement la chambre, oubliant presque la véritable raison qui l’avait amené en ce lieu. Cependant, il l’avait aperçu, trônant en majesté au-dessus d’une cheminée, habillé de pétales d’hellébores noirs. Ses gestes, mille fois il les avait accomplis, mille fois il les avait repris. Hors de vue de Jagoda, dont il ne doutait pas qu’elle l’espionnât au travers du trou de la serrure, la tête penchée en arrière, il sortit de sa gorge le croc sculpté jadis par Stratim. Dissimulé au milieu des rameaux entrelacés d’une aubépine, il procéda à l’échange, tandis qu’il poursuivait sa tâche, ainsi que le lui avait enseigné cette femme, dans son rêve. D’une main, il enlevait les fleurs mortes, les branches cassées, les feuilles fanées ; de l’autre, il les arrangeait, oublieux de la chose incandescente qui le consumait de l’intérieur. Lorsqu’il eut fini, il frappa à la porte ; Jagoda l’attendait.

Était-elle demeurée tout ce temps debout derrière le battant ?

Il ne pouvait en douter, car il n’y avait ni banc ni siège. Sans un mot, elle s’était approchée de son chariot, puis l’avait fouillé, soulevant la moindre feuille, plongeant les mains dans la matière morte, ses yeux globuleux roulant dans leurs orbites. Sûrement satisfaite, elle s’éloigna soudain, avant de refermer, d’un tour de clé, la chambre de sa maîtresse.

— Vous pouvez partir, je m’en vais rapporter à notre maîtresse que vous avez achevé votre tâche, laissa-t-elle tomber d’une voix morne.

Vuk acquiesça d’un hochement de tête, puis s’en fut en direction du jardin. Dans sa poitrine, le feu couvait toujours, plus fort, plus rageur à mesure que le jour avançait. Débarrassé de ses corvées, il courut en direction du domaine d’Iria. Jagoda le surprendrait-elle, qu’il s’en moquait ! Sirin le verrait-elle, le punirait, il n’en avait que faire. À quatre pattes dans l’étroit boyau, la magie de Sirin le dévorerait de l’intérieur, cependant qu’il s’épuisait à rejoindre le refuge. La respiration lui manquait, ses yeux se brouillaient. À corps perdu, il se précipita dans la grotte, en même temps qu’il arracha d’un coup la canine dissimulée en travers de sa gorge. Étendu sur le dos, il se jeta d’un bond sur le côté, comme il sentait le sang envahir ses poumons. Écarlate, le croc gisait inerte sur le sol, alors qu’il s’efforçait de rependre son souffle. À tâtons, il tenta de se redresser. Le bras tendu vers le rebord de la table, ses doigts griffaient le vide ; dans sa poitrine, la noire magie de Sirin œuvrait toujours, le dévorant de l’intérieur.

De rage, il serra les dents, puis se propulsa vers le pied du guéridon qui se renversa. Tombé sur le croc, celui-ci se brisa net, tandis que de minces volutes de fumée s’en échappaient. Hélas, paralysé par la douleur, il se sentait incapable de se mouvoir, ses membres étaient comme coulés dans le plomb, quand son souffle demeurait absent. Rieur, il contemplait les nuées qui se condensaient, cependant que des larmes roulaient sur ses joues. Penché sur lui, Nemandja le regardait, puis plongeait sa main dans sa poitrine, d’où il en tirait ensuite un objet, une figurine de bois noire, qu’il posait sur la table au-dessus de lui.

— Nemandja, voulut-il appeler, mais aucun son ne franchissait ses lèvres.

Pendant ce temps, l’apparition avait disparu, cependant que résonna le bruit d’une cavalcade.

— Vuk ! Vuk ! l’interpellait quelqu’un.

Un glapissement jaillit de sa gorge, alors qu’une quinte de toux lui arrachait une nouvelle douleur. Recroquevillé en chien de fusil, il gardait les yeux grands ouverts. En face de lui, Mater Dolorosa le fixait de ses prunelles aveugles. Derrière, il croyait deviner les silhouettes inquiètes de ses trois sœurs : Mater Nocturnis, Mater Lacrymosa, Mater Tenebrarum, dont les doigts filaient la toile de son destin.

« Va-t’en ! » aurait-il voulu lui lancer, mais ses forces l’abandonnaient ; à ses oreilles, les mêmes mots résonnaient : Vuk ! Vuk !

Soudain, une silhouette obscurcit son champ de vision, tandis qu’un parfum de mousse et de sous-bois l’enveloppait. Dans ses bras, elle tenait une brassée de fleurs qu’elle apposa sur sa poitrine, apaisant par la même le feu qui le rongeait encore ; dans son dos, il croyait apercevoir des choses couleur fauve.

— Ne bouge pas, Vuk, lui avait intimé l’ombre, comme elle calait sa tête sur ses cuisses, avant de verser dans sa bouche un étrange breuvage, au goût de pervenche et d’achillée.

Trop faible pour protester, il ferma les yeux, la main de la présence posée sur son poitrail. Soudain, un souffle frais passa sur ses joues, suivi d’une bouffée chaude. Engourdi, il entrouvrit les paupières, mais seule la nuit était visible, une nuit obscure, sans étoile ni lune, cependant que dans le couloir résonnaient les pas lourds de Pesochnik, l’homme au sable. Étrange, car il lui semblait qu’il s’éloignait, alors même qu’il aurait dû pénétrer dans la pièce et lui jeter à la figure un peu de ce sable, comme il l’aurait contemplé de ses orbites vides. Sous ses doigts, il sentait un tissu rêche, une laine grossière enveloppée dans un drap de lin, bientôt remplacé par la fraîcheur d’un tapis de mousse et de sphaigne.


Texte publié par Diogene, 3 décembre 2022 à 20h42
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