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tome 1, Chapitre 35 « L'Adieu au Père » tome 1, Chapitre 35

Un soir, que sa journée de corvée était achevée, que le soleil illuminait l’étang de ses couleurs crépusculaires, assis sur une pierre surplombant les escaliers, le bruit d’une mécanique fatigué troubla soudain la quiétude du lieu. Étonné, Vuk tourna la tête et découvrit Nemandja.

— Il est tard. Ne crains-tu point que notre maîtresse nous punisse pour notre insubordination.

Un large sourire avait étiré les lèvres du géant, tandis que sa figure branlait avec gravité. Puis par geste, il lui expliqua que la confusion grandissait dans son esprit.

— Veux-tu que je t’emmène dans les jardins ? s’enquit Vuk, comme les yeux humides de son compagnon contemplaient l’étendue chatoyante.

Nemandja parut marquer une hésitation.

— Merci, Vuk, articula-t-il avec difficulté, comme il secouait la tête en signe de dénégation.

Puis il se saisit de la sphère, avant de la poser au creux de ses paumes, tandis qu’un bourdonnement en jaillissait. Calme, Nemandja observait les taches naissantes à la surface de l’étang.

— Vuk !

Ses lèvres n’avaient pas bougé, mais sa voix résonnait dans son esprit.

— Bien sûr, je ne puis plus que me déplacer que par le truchement de ce fauteuil.Toutefois, j’y découvre une sérénité que je n’aurai jamais soupçonnée. Autrefois, mes pas m’emmenaient depuis ma serre jusque dans ces lieux, mais jamais je ne prenais le temps de les contempler, de m’asseoir, de regarder. J’étais pareil à un automate, dont la main de ma maîtresse aurait, chaque nuit, remonté le mécanisme. Hélas, il fallut qu’elle me brisât les genoux pour que je le comprenne.

Le long de ses joues, des larmes coulaient.

— Regarde, je pleure ! C’est si beau, murmura, ému, Nemandja.

— Nemandja…

— Oui, tu as deviné… je vais mourir, mourir parce que j’ai rompu la malédiction que m’avait jetée autrefois Sirin.

Les yeux tournés vers le crépuscule, la main tendue vers l’horizon rougeoyant, desséchée, elle tombait en poussière. Recueilli au creux de sa paume, Vuk tenait l’orbe de Stratim, tandis que le vent emportait le corps de son compagnon. Disparu, il contempla un long moment le fauteuil vide, puis s’en retourna à la serre, désormais inanimée. À l’intérieur, les plantes avaient replié leurs feuilles, les fleurs s’étaient recroquevillées, comme en signe de deuil. Maintenant, il lui reviendrait de les soigner. Pincée entre son pouce et l’index, il détacha avec délicatesse une rose parfumée qu’il alla déposer sur le siège resté dehors.

— Adieu, Nemandja, murmura-t-il.

Mais, alors qu’il se détournait, son regard croisa celui de la jeune fille qui, ainsi qu’il en était chaque soir, s’en revenait de Vostochnoy, son service achevé.

— Pardon, s’excusa-t-elle, comme elle s’écartait.

Ses yeux, il les avait vus, enfin le croyait-il, car sa figure demeurait dans l’ombre de son chaperon.

— Pourquoi t’excuses-tu ?

Mais la jeune fille secoua la tête.

— Je devrais déjà être rentrée. De plus, je ne devrais pas te parler.

— Pourquoi ? insista Vuk.

Confuse, elle jetait des regards derrière elle, cependant qu’elle parut s’apaiser comme elle n’apercevait pas la silhouette contrefaite de Jagoda.

— Où est Nemandja ? s’enquit-elle, comme elle découvrit le fauteuil vide.

— Il s’en est allé… soupira Vuk.

Silencieuse, la jeune fille s’était approchée du siège. Posée sur l’assise, l'inflorescence s’était épanouie, révélant un cœur jaune.

— Était-il… heureux, quand il est parti ?

Penchée sur le dossier, elle caressa longuement la fleur de vie.

— Oui… murmura Vuk.

Du bout des doigts, elle effleurait l'assise encore chaude.

— Merci.

Une main passée sous sa nuque, elle en avait détaché quelque chose, puis l’avait glissée à côté de la rose.

— Adieu, Nemandja, souffla-t-elle, comme le fauteuil prit soudain feu.

Silencieux, Vuk s’était détourné, n’osant poser ses yeux sur sa silhouette, alors qu’elle se retirait, tandis qu'elle disparaissait dans le château. Ce soir là, étendu sur sa couche, il devinait que le sommeil ne s’en viendrait pas. Pesochnik, l’homme au sable, ne le lui jetterait pas au visage. Non ! pas ce soir, ce soir Zorya Vechernjaja l’aurait emporté avant. Soulagé, il ferma ses paupières, puis sombra dans un jardin d’ombres et de ténèbres. Trônant au milieu d’une clairière, façonnée de poussières et de matières, habitée de rêves et de chimères, une femme œuvrait, se saisissant de fleurs et de branches pour en composer un bouquet qu’elle posait ensuite sur une commode. Ainsi en allait-il pour les autres, choisissant avec soins les boutons, les feuilles avec lesquelles elles s’accorderaient, puis elle les arrangeait, les ordonnait, les disposaient.

Était-ce une nuit ? Était-ce un jour ? Était-ce l’entre lieu, ce moment où jour et nuit se confondent pour ne faire qu’un ?

Silencieuse, elle posait ses yeux sur Vuk, des yeux aux couleurs de l’aube, dans son dos, des ailes se déployaient, des ailes couleur fauves. Un doigt sur les lèvres, elle lui ordonnait de regarder, tandis qu’elle poursuivait, inlassable, sa tâche. Ainsi s’étirait le rêve. Ce qu’elle faisait, il le défaisait, puis recommençait jusque ce que cela fut parfait. Parfois, il se piquait et alors elle le soignait, parfois il s’arrêtait et alors elle l'observait. Le lendemain, il savait.

Dans la serre, il avait choisi ses instruments ; dans le ciel, il avait contemplé le soleil ; dans le jardin-forêt, il avait ouvert son cœur au rêve ; sur les rives de l’étang, il avait composé ; de retour au soir, il l’avait déposé en haut des marches, puis s’était éclipsé.

La nuit, il apprenait ; le jour, il œuvrait. Ainsi en alla-t-il trois jours durant.

Au matin du quatrième jour, Jagoda frappait à sa porte et le pressait en substance :

— Notre Maîtresse désire vous recevoir. Elle souhaite vous entretenir d’une nouvelle tâche, qui ne saurait souffrit le moindre retard.

Quelques minutes plus tard, Sirin le convoquait en audience dans la bibliothèque. Le regard perdu, elle semblait comme absente, ses pensées dirigées vers un au-delà qui ne lui appartenait qu’à elle.

— Vuk… laissa-t-elle échapper.

Lentement, elle avait tourné sa tête vers lui ; sa figure figée en un masque indéchiffrable.

— C’est bien là, ton nom, n’est-ce pas.

— En effet, ma dame.

Neutre, le ton de sa voix ne trahissait rien de l’agitation qui gagnait peu à peu son cœur. Les lèvres entrouvertes, elle paraissait hésiter.

— Je ne sais quoi dire. N’est-ce pas étrange de ma part ?

Silencieux, Vuk soutenait le regard variable de cette femme aux allures de sorcière.

— Je l’ignore, ma dame.

Un sourire se dessinait.

— Nemandja a disparu. Malgré ses écarts à mon égard, il était un artiste accompli. Chacune de ses réalisations était une œuvre à part entière. Chaque fois que je posais mes yeux dessus, elle me rappelait tant de choses, suscitait tant d’émoi. Maintenant que je découvre chaque matin, ces arrangements que tu composes, tu me donnes l’impression d’en être, à défaut de l’élève, sa réincarnation.

Le bras tendu, ses doigts faisaient mine d’accrocher des étoiles invisibles, puis il retomba à la manière d’une marionnette dont on aurait tranché les fils.

— Vuk. Mon cœur souffre de la perte de Nemandja. Comme il était établi entre nous, tous les septièmes jours, il s’en venait fleurir mes appartements. Je souhaite que tu le remplaces, ces bouquets que tu crées sont la preuve de ton talent. Cependant, je veux que ce soit ton cœur qui s’exprime et non que tu me composes une vulgaire imitation. Me suis-je bien fait comprendre ?

Elle avait prononcé ces dernières paroles d’un ton lourd de menaces. Derrière le masque tissé de folie, la femme-oiseau qui un soir d’été l’avait cherché pour le dévorer n’avait jamais cessé d’exister.

— Parfaitement, ma dame, murmura-t-il, tandis qu’il se retirait.


Texte publié par Diogene, 26 novembre 2022 à 14h15
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