Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 34 « Quattuor Mater » tome 1, Chapitre 34

Mater Dolorosa… Elle était là, belle, aimante, douloureuse ; ses bras largement écartés, grandissant à mesure qu’il devenait oiseau. Déformée sa mâchoire se transformait en bec, ses yeux se séparaient, son front s’abaissait. Les membres étendus, ils se couvraient de duvet, puis de plumes, tandis que ses pieds se métamorphosaient en serres acérées. Soudain, il poussa un cri, cri de douleur, cri de noirceur qui se répercuta dans la grotte et se propulsa hors de l’arbre, jaillissant d’entre les branches, dont les bourgeons commençaient à éclore.

Dehors, Mater Nocturnis avait enveloppé le ciel des sombreurs de sa sœur Mater Tenebrarum, nichée au fond de son cœur, Mater Lacrymosa lui murmurait ses peines, Mater Dolorarosa ses souffrance. Précipité, il piqua en direction de la rivière, dont les élans argentés clapotaient avec rage contre les flancs pierreux. Perché sur les restes de la roche tarpéienne, il contemplait l’étendue enténébrée, à la surface de laquelle se reflétaient les échos célestes. En colère, le fleuve libéré semblait ivre de fureur, de vengeance, décidé à emporter quiconque l’entraverait à nouveau. Cependant, il l’apercevait, un objet semblable à une longue canne qui luisait au fond.

Combien de temps prendrait-il pour fendre les eaux, s’en saisir, en sortir ?

Planant au-dessus des flots miroitants, il piqua soudain. Les yeux fermés, il sentit l’onde s’ouvrir pour se refermer aussitôt sur lui. Ses serres closes sur le croc, il se propulsa hors de ma rivière, comme le courant, furieux qu’on vînt lui arracher sa proie, tentait de l’emporter. e corps ballotté de droite, de gauche, sa tête faillit heurter les roches sur la rive, comme enfin il s’échappait du tumulte liquide. Alourdi, il vola avec peine jusqu’à la cime de l’arbre, au sein de laquelle il plongea. En bas, Stratim le rattrapa de justesse tandis qu’il chutait comme une pierre, à bout de forces, trempé jusqu’aux os ; retenue entre ses serres, l’écrin contenant la dent de Sirin. Stratim l’étendit alors sur l’une des couches, puis glissa le coffret dessous.

— Dors, mon garçon. La magie infuse ses lieux, dans trois jours l’étang sera redevenu ce qu’il aura toujours été et tous auront l’impression que c’est toi qui auras travaillé, lui murmura-t-il, tandis qu’il se dépouillait de son ramage.

Quand cela fut fait, il l’enveloppa dans une épaisse pièce de laine, puis s’enfonça dans le dédale. Le lendemain matin, il revint, puis le surlendemain, jusqu’au soir où tout fut achevé. Éveillé, Vuk se tenait assis sur le rebord de la couche, la couverture jetée sur les épaules.

— Stratim, murmura-t-il.

— Ne t’inquiète pas. Comme pour mon frère Ptitsa, le temps des saisons est à l’œuvre et tantôt je m’en retournerai parmi les vivants.

Vaporeux, son être n’était plus qu’une brume informe.

— Au revoir, Stratim, soupira-t-il, la main tendue, tandis que ses doigts se refermaient sur le vide.

Le brouillard filait, se dissolvait, bientôt il n’y eut plus rien, sinon un souvenir. Immobile, il demeura un long moment à fixer le mur nu, puis il se recoucha et s’endormit. Demain, il s’en irait voir Sirin et lui rapporterait l’accomplissement de sa tâche.

Debout au bord de l’étang, Sirin contemplait son ouvrage. De nouveau limpides, les eaux en laissaient à découvrir des fonds d’un bleu saphir, virant vers le vert-de-gris à mesure que le regard remontait à la surface. Sur les berges, les roseaux se balançaient doucement, tandis que s’élevaient peu à peu les premières feuilles des nénuphars. Silencieuse, Sirin n’avait pas prononcé une seule parole.

— Merci, murmura-t-elle tout à coup, la voix chargée d’une soudaine mélancolie.

Puis, changeant subitement de ton, elle l’invita à se rendre à la cuisine, afin d’y faire bombance. Sur le chemin, il croisa Jagoda ; ses yeux proéminents glissaient sur lui à la manière d’une algue sur la roche humide. Alors qu’il s’engageait dans l’escalier qui le menait aux fourneaux, il crut percevoir un bruit derrière lui ; dans l’embrasure de la porte, Jagoda attendait. Morne, Plamen lui avait remis un plateau, puis elle était partie, emportant avec elle le malaise qui avait saisi les lieux. D’un geste de la main, Ludmila l’avait convié. Attablés autour d’un copieux repas, composé de gibier et de salades fraîches, ils avaient alors parlé, des paroles simples, banales presque.

— Fais bien attention à toi, Vuk, murmura Plamen, la mine sombre. Notre maîtresse perd la tête à défaut de la raison. Jagoda va redoubler de vigilance à présent.

D’un hochement de tête, Vuk acquiesça, ses yeux plongés dans les siens

— On croirait qu’elle se souvient de ce qu’elle était avant, ajouta Ludmila à voix basse ; sa main avait saisi les siennes.

En silence, ils avaient achevé leur repas, puis Vuk était parti. Soudain, les marches de l’escalier lui avaient paru semblables à d’immenses falaises, des falaises que jamais pied d’homme ne pourrait fouler. Au sommet, il n’aurait pas été surpris de découvrir les yeux globuleux de Jagoda. Mais il n’en était rien, seule l’absence était présente. Sur le palier, il hésita, puis se dirigea vers la serre, où Nemandja serait toujours occupé à préparer ses boutures. Pourtant, ce fut vers sa chambre que le menèrent ses pas. Accoudé sur le rebord de sa fenêtre grande ouverte, il contemplait la vue qui s’offrait à lui. À présent, il comprenait la nature du trouble qui avait saisi Sirin, lorsqu’elle l’avait surpris.

Que se produirait-il à présent que l’étang recouvrait la vie ?

Songeur, il s’abîma dans la vision de la perspective, quand quelqu’un frappa. S’arrachant à sa rêverie, il ouvrit la porte. Derrière, au lieu de Jagoda, comme il le soupçonnait, il découvrit une femme à la mine rougeaude. D’environ sa taille, elle avait le visage comme taillé à la serpe, tandis que d’un seul de ses bras elle aurait pu le soulever de terre.

— Maîtresse Sirin m’a fait mander. Je suis Slava, la meilleure pêcheuse de tout Vostochnoy. Notre maîtresse m’a ordonné de t’apporter de quoi repeupler l’étang que tu as nettoyé.

Ainsi débuta une nouvelle tâche. Chaque matin, il s’acquittait de son travail en compagnie de Nemandja, l’après-midi, il rejoignait Slava et, ensemble, transportaient gardons et goujons, truites et ombles-chevaliers, carpes et brochets. Une semaine durant, il poussa la lourde charrette de Slava, sept jours pendant laquelle ses lèvres demeurèrent closes, guettant l’instant où il pourrait se recueillir auprès du géant meurtri.


Texte publié par Diogene, 19 novembre 2022 à 14h04
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 34 « Quattuor Mater » tome 1, Chapitre 34
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2629 histoires publiées
1177 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Audrey02
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés