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tome 1, Chapitre 33 « Stupeur et Châtiment » tome 1, Chapitre 33

Était-ce son imagination, ou bien n’était-ce là que les élans de son cœur meurtri ?

Néanmoins, il croyait reconnaître dans les contours de la pièce d’eau : le visage de profil de Gamayun ; les berges figurant ses traits, un îlot perdu l’un de ses yeux, les herbes folles ses cheveux. Fasciné, il sursauta lorsque quelques coups brefs furent donnés à sa porte. Le plateau dissimulé, il s’empressa d’aller ouvrir, tandis qu’il découvrait la silhouette contrefaite de Jagoda.

— Notre maîtresse, bien que souffrante, souhaite vous recevoir. Elle désire vous entretenir d’un travail.

— Ne la faites pas attendre ; elle se repose dans la grande bibliothèque, ajouta-t-elle, comme elle tournait les talons.

Un frisson l’avait saisi, mais il l’avait aussitôt chassé. Arrivé devant les battants monumentaux de la salle de lecture, il eut à peine effleuré le panneau de chêne qu’une voix s’élevait de l’autre côté. Assise au fond d’un large fauteuil, Sirin n’en paraissait pas moins toujours aussi redoutable.

— J’ai ouvert ce matin ma fenêtre et j’ai regardé le jardin. Ce fut un moment étrange, presque solennel ; il me semblait retrouver une certaine jeunesse, soupira-t-elle.

Silencieux, Vuk fixait la forme dans l’assisse.

— La nature œuvre, la main de l’humain n’est là que pour guider, ajouta-t-elle d’un ton détaché. Alors, vois-tu, il y a une chose que je désirerai.

Doucereuse, elle s’était tu un instant, puis avait repris :

— Je suis certaine que cela sera à ta portée. Après tout, n’as-tu point brisé ce rocher qui obstruait la rivière en bas de la mine ?

— En effet, ma dame.

Sirin, toujours enfoncée dans le dossier de son fauteuil, demeurait silencieuse, le regard perdu, comme si le fil de sa conversation lui échappait, avant de se raviser :

— Alors tu n’auras aucune peine à t’acquitter de la tâche que je vais te confier. Hélas, Nemandja eut dû s’en charger, s’il ne lui était arrivé malheur.

Immobile, Vuk dissimulait la colère et la tristesse qui envahissait peu à peu son cœur.

— J’en suis fort peiné, ma dame. Mais quelle sera donc cette tâche qui m’incombe désormais ?

Était-ce une hésitation de sa part ?

De nouveau, il lui sembla que son esprit s’absentait.

— L’étang… Je… Oui, l’étang, je désire que tu lui rendes vie et qu’il retrouve ces formes d’antan.

Rêveuse, elle paraissait détachée de toute contingence, comme si elle récitait un discours dont elle n’aurait aucune conscience.

— Fort bien, madame. Il en sera fait selon vos désirs.

Alanguie, elle leva un bras, vêtu de noir.

— Trois jours te seront plus que suffisants, n’est-ce pas, soupira-t-elle. Trois jours, c’est le temps que tu as mis à défricher le jardin.

— Parfaitement, ma dame.

— Il serait dommage que le malheur s’abatte sur toi, ajouta-t-elle.

Les lèvres pincées, Vuk gardait le silence.

— Ne me déçois pas… éclata-t-elle soudain de rire, pendant qu’elle le congédiait d’un geste de la main.

— Non, ma dame, glissa Vuk comme il se retirait.

Dans le corridor, il croisa Jagoda. Elle poussait devant elle un chariot sur lequel était disposé un plat en argent couvert d’une cloche. D’un hochement de tête, il la salua. Indifférente, elle poursuivit sa route en direction de la bibliothèque, où se reposait sa maîtresse. Le pas incertain, il marchait vers la serre, où œuvrerait encore Nemandja. Sirin n’aura pu lui ôter la vie ; il le lui avait affirmé. Arrivé face la porte vitrée, il n’aperçut tout d’abord personne, sinon une silhouette trapue, recroquevillée contre un plan de travail. Cependant, il reconnut aussitôt la forme si particulière de crâne avec son front haut, ses os déformés et ses arcades saillantes. Discret, il frappa quelques coups sur le montant, puis pénétra à l’intérieur. Nemandja ne l’avait pas entendu, penché sur les racines d’un arbre nanifié, il en choisissait certaines tandis qu’il en coupait d’autres. Soudain, il sursauta, puis se recula dans un étrange grincement.

— Vuk ? articula-t-il avec difficulté.

— Que t’est-il arrivé, Nemandja ? souffla ce dernier, comme il découvrait le fauteuil dans lequel était assis le géant.

Semblable à une chaise à bascule, on lui avait adjoint des roues qu’il tournait pour se déplacer.

— … uni, rauqua-t-il.

— Notre maîtresse ? s’enquit Vuk, d’une vois ténue.

Un sourire triste sur le visage, le géant acquiesça, puis haussa les épaules. Vuk lui glissa alors la sphère de Stratim entre les mains.

— Oh ! s’étonna-t-il. Tu l’as emporté avec toi. Merci.

— Elle t’a brisé les jambes.

Nemandja secoua la tête.

— Les genoux, à cause de ma négligence. Mais tu as réussi, n’est-ce pas.

Vuk, étonné, ouvrit de grands yeux

— Comment le sais-tu ?

— Alors qu’elle me châtiait, je l’ai senti ailleurs, comme si quelque chose lui manquait. Ne l’as-tu point remarqué toi aussi ?

Nemandja s’empara d’une rose, dont il huma un instant le parfum.

— Vuk, je ne regrette rien, puisque je suis là au milieu de mes roses.

Une main posée sur son épaule, Vuk l’enlaça.

— Maintenant, va, Vuk ! Je devine qu’une nouvelle tâche t’attend.

La figure tournée vers l’étang, Vuk acquiesça en silence.

— Merci, Nemandja, murmura-t-il tandis qu’il quittait les lieux.

Dehors, le soleil avait réchauffé l’atmosphère, tandis que du jardin montait un parfum délicat de fleurs printanières, hélas gâchées par les exhalaisons fétides qui flottaient dans les environs. Assis sur la berge, Vuk contemplait les flots verdâtres d’où émanaient des volutes aux relents d’œuf pourri. Songeur, il se remémorait son entrevue avec Sirin, sa rencontre avec cette jeune servante qui l’avait sauvé ce matin. Négligent, il ramassa une pierre, puis la lança. Elle vola un instant, puis retomba avec un bruit mou au milieu des mortes-eaux.

Jagoda l’observait-elle par l’une des fenêtres du donjon ? Sirin le surveillait-elle depuis sa bibliothèque ?

Quelque part au fond de lui, peu lui importait. Debout, il tourna le dos au château, puis s’enfonça au cœur du dédale végétal. Un moment, il s’égara à hauteur de ce singulier statutaire perdu au milieu des haies de prunus, puis il s’engagea dans le tunnel qui le mènerait à Iria. Assis dans la salle de jeu, devant l’échiquier aux pièces manquantes, il ouvrit sa bourse et en sortit le fou blanc, qu’il disposa à côté de son roi. Dans le ciel, le soleil étirait ses derniers rayons, bientôt il ne serait plus et la nuit deviendrait obscure, car ce serait la nouvelle lune. En face de lui, Stratim contemplait de même le firmament rougeoyant.

— De bien beaux souvenirs, murmura-t-il à son adresse. Merci, Vuk.

Plus vieux que son frère Ptitsa, il n’en paraissait pas moins plus jeune, que lors de leur précédente rencontre.

— Oh, tu te demandes pourquoi je te semble moins âgé. Mais je doute que ce soit là ton principal sujet de préoccupation.

Vuk s’était saisi du cavalier noir, désormais inerte.

— Je dois rendre vie à l’étang et lui redonner sa forme originelle. Mais il n’y a pas que cela.

— Non, confirma, un pli sombre dessiné sur le front, Stratim. La mémoire de notre sœur.

Silencieux, Vuk acquiesça.

— En effet, avec l’aide de Ptitsa et de Nemandja, j’ai pu subtiliser son œil de verre et le détruire, mais Gamayun n’a pas recouvré tous ces souvenirs.

— Loin de là mon garçon. Comme mon frère, je me rappelle de ce jour d’automne où notre mère tempêta contre elle. Elle était dans une telle rage qu’elle en avait brisé l’un de ses crocs. Elle m’a alors ordonné, parce que j’étais très adroit de mes doigts, de lui en confectionner un autre pour le remplacer. Par chance, j’en ai conservé un. Comme elle le trouvait raté, j’ai décidé de le cacher dans coffre, lui-même placer au fond de la rivière qui coule en contrebas de la mine. En fait, j’ai surtout fait tomber dessus un énorme rocher.

— Que j’ai brisé… il y a peu. Hélas, si quelqu’un s’en était déjà emparé.

À ces mots, Stratim éclata d’un rire tonitruant.

— Emparé, dis-tu ? Personne n’oserait traverser cette rivière, car c’est la mort assurée, son courant est bien trop violent. En revanche, comment t’y prendras-tu pour procéder à l’échange ? Mère l’enlève la journée ; sa magie n’a pas prise dessus. Elle ne le chausse qu’une fois parée de sa forme d’ombre.

— Nemandja, chuchota Vuk.

Assombri, son teint était soudain devenu cireux.

— Oh ! Nemandja, le jardinier, puni parce qu’il a trop parlé. Pauvre homme. Que lui est-il arrivé ?

— Votre mère lui a brisé les genoux parce qu’il avait omis de clore la fenêtre dans sa salle d’eau afin que, la nuit venue, je puisse m’introduire dans sa chambre et échanger son œil contre sa copie.

Silencieux, Stratim avait tourné son regard vers le firmament, désormais habité d’étoiles ; des perles brillaient au coin de ses yeux.

— Vuk ! Va-t’en cherche son croc ! Puis revient ici. Tu profiteras du lieu pour te reposer, pendant ce temps j’accomplirai ce que tu appellerais un miracle.

— Merci, Stratim, murmura Vuk, comme il libérait le pouvoir.


Texte publié par Diogene, 12 novembre 2022 à 21h11
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