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tome 1, Chapitre 26 « Borya, le contremaître » tome 1, Chapitre 26

Engagé, on lui attribua une chambre dans une maison située à l'orée du bois où il était assigné à travailler. Chaque matin, il s'y rendait accompagné d'autres gens comme lui, puis de concert ils abattaient ensemble les arbres malades, ou trop grands, empêchant par là les jeunes de grandir. Le midi, il partageait avec eux son déjeuner, échangeant sur la vie qu'il menait ici. Ainsi que le lui avait expliqué cette femme sur le sentier, la tâche était fort pénible, mais la paie bonne ; il comprenait pourquoi tous ces pauvres gens arrivaient en masse ici pour les travaux des champs. Sa journée achevée, seul en sa demeure, quand l'obscurité devenait totale, il ouvrait la fenêtre de sa chambre et contemplait le ciel. Tous les soirs, il la contemplait, planant au-dessus du village, si proche et si lointaine à la fois. Néanmoins, un matin éveillé plus tôt que de coutume, alors que l'aube dardait tout juste ses premiers rayons, il crut surprendre un bruit en provenance du château, dont la silhouette inquiète écrasait l'horizon. Les volets entrouverts, il aperçut une jeune fille, l'échine courbée, qui marchait sur le pont-levis, tandis que les formidables battants se refermaient sur elle. Étonné, il la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle s'éclipsa à l'angle du moulin. Le soir venu, il déclina l'invitation de ses compagnons et s'enferma dans sa chambre guettant, de derrière la fenêtre, son retour. Ainsi qu'il l'avait escompté, sitôt que le ciel se parait des couleurs du crépuscule, elle apparut. Elle portait, au bout de ses bras, un large panier d'osier garni de viandes et de tubercules. Dans l'instant, le pont-levis franchi, les portes massives se refermaient. Intrigué, il s'en ouvrit à demi-mot à ses camarades qui lui expliquèrent qu'elle était la servante attitrée de la fille de Dame Sirin, Gamayun. Cependant, avaient-ils ajouté, personne n'avait le droit de lui parler sous peine d'avoir la langue tranchée. Seule la vieille Kalina pouvait s'entretenir avec elle, car elle était sourde et muette.

Le lendemain, il se proposa d'aller chercher leurs paniers au réfectoire. Penchée sur sa marmite, Kalina ne le remarqua pas et manqua de peu de la renverser, alors qu'il lui adressait la parole. Apaisée, elle s'empara aussitôt d'une antique ardoise :

— Que me veux-tu ? Tu n'as pas le droit d'être ici.

— Parle-moi de la jeune fille qui tous les matins sort du château à l'aube pour n'en revenir qu'à naissance du crépuscule.

Bien que sourde et muette, Kalina n'en lisait pas moins sur les lèvres. Pâle, elle secouait la tête avec énergie.

— Je ne peux rien te dire, écrivait-elle d'un geste saccadé.

— Ta maîtresse n'en saura rien, insista-t-il.

Mais elle secoua la tête derechef.

— Notre maîtresse voit tout !

Puis elle dessina, avec maladresse, un oiseau semblable à un corbeau. Vuk s'empara alors de sa bourse, avant d'en sortir la plume dorée qu'il avait trouvée à son éveil dans la forêt. En face de lui, Kalina ouvrit de grands yeux. La main tendue vers l'objet, elle hésita un instant, puis reprit son ardoise.

— C'est une plume de Gamayun !

— Tu connais son pouvoir, n'est-ce pas.

Kalina acquiesça d'un vigoureux hochement de tête, avant d'entraîner Vuk dans la réserve.

— Je connais beaucoup de choses au sujet de Gamayun et j'en ai vu beaucoup d'autres. Je sais que sa mère l'a puni parce qu'elle est tombée amoureuse d'un mortel. Maintenant, elle l'oblige à porter des fers la nuit ; le jour, elle est une servante qui officie au château, même si elle ignore pourquoi.

Frénétique, les mots apparaissaient sur son ardoise, aussi vite qu'ils disparaissaient. Soudain, elle s'arrêta. Les yeux posés sur Vuk, elle poursuivit.

— C'est toi, n'est-ce pas.

Silencieux, le jeune homme acquiesça.

— Elle m'a souvent décrit ton visage, surtout tes yeux aux couleurs changeantes.

— Kalina ! Peux-tu m'aider à entrer au service de Dame Sirin ?

— C'est la mort qui t'attend, sache-le ! Néanmoins, je sais que rien ne te détournera. Va-t'en trouver Borya. Demande-lui qu'il t'engage. Insiste jusqu'à ce qu'il cède ; c'est lui qui te fera entrer dans le château de Temnota.

Vuk la remercia. Mais alors qu'il s'apprêtait à quitter les lieux, Kalina le retient d'une main sur le bras.

— Il faut que je te prévienne d'encore une chose. Depuis le printemps, Gamayun ne m'a plus jamais parlé de toi. Je pense que sa mère lui a volé sa mémoire, bien qu'il lui restât quelques rares souvenirs, ainsi qu'en témoigne la présence de cette plume.

Ses doigts enfoncés dans sa chair, il sentait les tremblements qui l'agitaient.

— Merci, Kalina, murmura-t-il en lui rendant son étreinte.

De retour dans la forêt, il donna à ses compagnons des paniers plus garnis que de coutume, afin de se faire pardonner de son retard. Feignant l'enthousiasme, il partagea avec eux son repas, plus préoccupé par les confidences de Kalina. Ainsi qu'elle l'avait averti, il avait remarqué la présence insistante d'une corneille non loin de leur chantier. Le soir venu, il l'aperçut encore qui volait au-dessus du potager, puis du verger. Au crépuscule naissant, il la vit partir la direction du donjon, tandis qu'il prenait le chemin de l'auberge.

— Tu ne pourras pas le confondre, lui avait expliqué Kalina. Un jour qu'il travaillait sur l'extension de la mine, une explosion l'a soufflé et une barre de fer lui a traversé la figure.

À peine avait-il franchi le seuil, saisi à la gorge par les odeurs fortes de sueur, d'herbes fumées et d'alcool distillé, qu'il reconnut l'homme. Le visage défiguré, il dardait sur l'assemblée son œil sanglant, l'autre n'était plus qu'une orbite béante et fracassée.

— Tu es Borya, n'est-ce pas, l'interpella Vuk, comme il se hissait sur un tabouret à côté de lui.

Sa prunelle écarlate fixée sur lui, l'homme le toisa un instant.

— Peut-être. Et qu'est-ce que cela m'apporterait si je l'étais ? lui jeta-t-il, comme il avalait d'un trait un verre empli d'une liqueur ambrée.

Cependant, Vuk ne se démonta pas.

— À toi, rien. Mais à moi il m'importe que tu sois Borya.

L'œil torve, le géant esquissa un sourire mauvais.

— Supposons, comme tu sembles le croire, que je sois Borya. Que demanderas-tu à Borya, puisque tel semble être le sens de ta présence ?

— Je veux entrer au service de Dame Sirin ! lui rétorqua Vuk avec aplomb.

— Entendez-vous ça, vous autres ! s'esclaffa-t-il, tandis que la salle partait d'un immense éclat de rire. Ce damoiseau ! Il veut entrer au service de Dame Sirin ! Il n'a même pas de poil sur le menton.

Mais Vuk demeurait là, assis sur son tabouret, fixant le géant à l'œil aveugle.

— Qu'y a-t-il qui prête autant à rire ? J'ai dit que je voulais entrer au service de Dame Sirin. Tu es Borya, celui qui choisit ceux qui entrent à son service.

— En effet, je suis Borya et je choisis qui mérite d'entrer à son service.

— Alors, engage-moi.

Hilare, il s'empara d'un nouveau verre et le vida d'un trait, avant de darder sur lui un regard torve.

— Et, pourquoi t'engagerai-je ?

— Parce que je suis le seul à vouloir dans cette foule, me semble-t-il.

— C'est vrai, concéda-t-il. Parce que personne n'est assez fou pour s'y risquer, car ils savent ce qui les attend au bout.

— La mort, si l'on échoue.

— Sans doute pire, ricana Borya. Mais comme tu me parais décider, je vais te donner une chance de me prouver que tu en vaux la peine. Boris m'a dit que tu avais réussi à bûcher ce vieux cerisier, avant qu'il n'ait achevé sa ligne de patates. J'ai un travail qui sera à la hauteur de ton exploit. Après tout, ce n'était qu'un arbre malade. Rejoins-moi demain matin à l'aube, à l'entrée de la mine, j'aurai quelque chose pour toi.

Aussitôt, un silence de mort s'abattit sur la salle. Un sourire mauvais illuminait désormais la figure du contremaître.

— Très bien, Borya. Je serai là demain aux premiers rayons du levant.

Sur ces mots, Vuk se leva, puis quitta la salle lourde des odeurs fauves. Dehors, un vent glacé soufflait. Les yeux tournés vers le ciel, il aperçut deux ombres qui filaient ; dans sa poitrine, son cœur se raidit.

— Gamayun, songea-t-il, tandis qu'il remontait le sentier en direction de son dortoir.

Toutefois, il avisa une ruelle étroite et s'y glissa. Assuré que personne ne l'avait suivi ou remarqué, il se métamorphosa, puis s'envola en direction de la mine, avant de s'en revenir quelque temps plus tard.


Texte publié par Diogene, 17 septembre 2022 à 22h12
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