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VDM : VIE DE MOULE

C'était un jour vide et ennuyeux comme tous les jours vides et ennuyeux qui l'avait précédé.

Dès que l'aube se levait et arrosait l'océan de rayons de lumière, le même spectacle se répétait jusqu'à ce que la nuit tombe : l'eau verte s'agitait à mesure que les poissons circulaient au-dessus de sa coquille, se heurtant les uns contre les autres pour profiter de la vitesse du courant. Le bal des déchets s'abattait alors sur le Rocher : écailles, morceaux de coraux ou de poissons mal digérés, sable. Un idiot avait un jour dit que le récif était le cœur pulsant de l'océan, silencieux et majestueux. Peut-être que s'il avait baissé les yeux, il se serait rendu compte que tous ses habitants n'étaient pas logés à la même enseigne. Le récif était surpeuplé, et le Rocher, l'endroit où toutes leurs déjections retombaient.

Si Bouchot devait être honnête, il était vrai que le rôle de son espèce n'était pas très important au milieu des coraux. Pas de pattes, de nageoires ou de branchies. Seulement une coquille noire attachée à un caillou de la même couleur. Si tous les poissons avaient un rôle à jouer dans l'océan, la colonie de moules restait là, à attendre que le temps passe, jusqu'à ce que la nuit tombe et que les coquilles se referment. Et le manège se reproduisait aussitôt que l'aube se levait de nouveau. Une vie inutile pour des créatures inutiles.

Souvent, Bouchot rêvait de partir au loin. Mais tout comme elle n'avait pas de nageoires, elle n'avait pas d'ailes. Elle faisait partie de la vingt-deuxième génération de moules vivant sur le Rocher. Elle avait grandi toute sa vie au milieu de ses frères et sœurs et avait tout appris sur la vie à leur côté. Ce n'était pas comme si elle avait eu le choix. Les autres moules, les adultes et les anciens, avaient été repoussés vers les parois les plus éloignées du Rocher lorsqu'elle avait grandi, ce qui rendait toute communication compliquée. Les messages circulaient mal, et le temps qu'ils arrivent d'une moule à une autre, son sens pouvait avoir été complètement modifié. Ce n'était pas comme s'il y avait beaucoup à apprendre de toute façon. Lorsque le plancton arrivait, il fallait ouvrir grand la coquille pour en aspirer un maximum. Et une fois qu'il n'y en avait plus, fermer pour digérer. Et… C'était tout. Pour Bouchot, ce n'était pas suffisant. Elle voulait plus. Elle voulait quitter le Rocher, trop petit pour ses rêves de liberté, et rejoindre les poissons qui nageaient au-dessus d'elle, dans leur ballet hypnotisant et chaotique. Loin, loin, très loin du Rocher où sa famille l'étouffait. Elle le souhaita de toutes ses valves.

Alors qu'elle rêvassait de ce que sa vie pourrait être dans le vaste océan, une ombre titanesque recouvrit soudain le récif. Tout le monde, poissons, crustacés et autres fruits de mers se figèrent à l'unisson pour dévisager l'intrus. Il s'agissait d'une créature à la peau d'une matière étrange, qui n'était faite ni d'écailles, ni de coquille. Quatre fascinantes extensions s'agitaient sous et le long de son corps, ce qui lui permettait de nager dans leur direction. Effrayés, les poissons plongèrent dans les abysses pour se cacher. Vulnérable, le Rocher ne bénéficiait plus d'aucune protection.

Une vague de panique gagna la colonie. Le monstre fonçait droit dans leur direction ! Incapables de fuir, les moules firent cliqueter leurs coquilles avec l'énergie du désespoir, pour essayer de le chasser au loin. Mais la créature était plus déterminée qu'elles. Avec l'une de ses horribles excroissances, elle saisit quelques cousins éloignés de Bouchot et les arracha de la roche.

Autour de la petite moule, tout le monde criait. Mais pas elle. Bouchot était excitée. Enfin quelque chose de nouveau ! Enfin quelque chose qui valait la peine d'être vu ! Bien sûr, la situation se révélait dramatique, mais pour la première fois depuis sa naissance, elle pouvait voir les moules des parois extérieures. Elle arrivait même à percevoir le dessous de leurs coquilles alors qu'elle n'avait jamais vu la sienne.

Son enthousiasme retomba bien vite quand ses plus proches frères et sœurs commencèrent à se faire déloger. D'aussi près, il était vrai que la créature était un peu effrayante. Mais que pouvait-elle bien faire de toute manière ? La colonie continuait de supplier pour être épargnée, et la bête ne paraissait pas les entendre.

Lorsque l'une des étranges excroissances s'abattit sur elle, Bouchot hurla comme les autres. Sa coquille grinça contre la roche et bientôt, elle volait au-dessus du récif. Pour la première fois, elle voyait tout ! Chatka le crabe, leur colocataire, en train de protéger ses œufs, les poissons, plus bas, qui se faufilaient entre les coraux. Elle pouvait même sentir l'eau s'écouler le long de ses valves. Malheureusement, son merveilleux voyage était sur le point d'être écourté de manière dramatique. Le monstre portait un grand trou noir où toute sa famille était en train de paniquer. Bientôt, elle se retrouverait de nouveau étouffée par une cacophonie de coquilles et de lamentations. Elle se résigna à son sort.

C'était sans compter sur une erreur de la créature. Lorsqu'elle aperçut Chatka, elle tenta de s'en saisir. Le vieux crabe bougon n'était pas de cet avis. Il réussit à coincer un des vers frétillants au bout d'une des excroissances entre ses pinces acérées. Personne ne touchait aux œufs de Chatka, pas même les poissons. Il avait la réputation d'être un coriace adversaire. Le monstre n'aima pas l'attaque sournoise. Il agita son membre, Chatka toujours accroché au bout. Bouchot sentit la grippe autour d'elle glisser. Elle tenta de s'accrocher, mais les mouvements trop brusques eurent raison d'elle : elle regarda, horrifiée, la créature lâcher prise. Elle referma sa coquille juste avant de heurter le bord du Rocher, sur lequel elle rebondit avant de sombrer dans les profondeurs, plus bas encore que l'endroit où les poissons se cachaient, là où tout était obscur et inconnu.

Bouchot s'écrasa au fond de l'océan dans un petit nuage de sable. Paniquée, elle refusa d'ouvrir sa coquille pour voir où elle se trouvait. Elle avait peur. Elle avait si peur et personne ne pouvait venir à son secours maintenant. La moule tenta de s'enterrer dans le sable pour se cacher, mais celui-ci lui parut étrange, un peu trop dur. Elle hurla de plus belle quand il se mit à gigoter sous sa coquille. Deux grandes ailes se dégagèrent du sol. Bouchot voulut fuir, mais avant qu'elle en eût l'occasion, elle volait de nouveau au-dessus du sol. Elle entrouvrit la coquille. Un poisson. Elle était sur un poisson plat.

— Pitié, ne me faites pas de mal ! supplia-t-elle, tremblante. Je ne suis pas bonne à manger !

Le poisson s'arrêta. Deux choses qu'elle avait pris pour des antennes se retournèrent sur elle : deux yeux globuleux, surpris.

— Oh ! Je suis confuse ! Je ne savais pas que j'avais un passager aujourd'hui. Est-ce que je peux t'aider ? Les moules ne vivent pas dans le sable, d'ordinaire.

— Je suis tombée du Rocher, répondit Bouchot, un peu mois sur la défensive. Vous pouvez m'y raccompagner, s'il vous plaît ?

— Bien sûr, c'est la moindre des choses. Je m'appelle Sole. Je suis une limande.

— Bouchot.

La limande remonta, prenant garde à ne pas faire tomber son invitée. Il parut à la moule que la remontée prit moins de temps que la chute. En quelques brassées, elle était de retour. Sauf qu'il n'y avait plus personne ici. L'immense créature avait disparue, et avec elle, sa famille. Bouchot lâcha un sanglot d'horreur. La limande se contorsionna pour lui tapoter gentiment le haut de la coquille et la réconforter. Elle lui demanda de lui raconter ce qui s'était passé, et la moule s'exécuta. Elle avait besoin de vider ses valves sur quelqu'un.

— Je connais quelqu'un qui pourrait t'aider ! s'exclama Sole une fois qu'elle eut terminé. Tu as besoin de rejoindre la grande porte qui sent mauvais, tout proche de la côte. Je peux t'y emmener, mais tu devras ensuite voyager par toi-même à l'intérieur. Avec le courant, ça ne devrait pas poser trop de problèmes.

Bouchot ne trouva pas les mots pour remercier sa nouvelle amie. Comme promis, la limande nagea droit devant elle pendant plusieurs heures. Sur son dos, la petite moule prit le temps d'apprécier le paysage et posa plein de questions à Sole sur ce qu'elle voyait. Patiente, la limande se fit bonne professeur. Avant la fin de la journée, elles étaient arrivées à destination.

La grande porte qui sent mauvais portait bien son nom. C'était une porte. C'était grand. Ça sentait mauvais. L'eau avait changé de couleur pour un vert plus obscur, plus trouble et visqueux également. Il était difficile de voir devant elle et sa coquille grattait. La limande évita de nombreuses méduses mortes, de différentes formes et couleurs. Certaines débordaient de choses effrayantes qu'elles semblaient avoir avalé jusqu'à ce qu'elles n'en puissent plus.

Sole s'arrêta devant l'entrée, une espèce de grille ronde enfoncée dans une roche lisse.

— Nous y voilà, petite moule. Laisse le courant te porter vers l'est. Ma bonne amie Shein vit à l'intérieur. On dit qu'elle a des pouvoirs magiques. Peut-être qu'elle pourra t'aider. Bonne chance. J'espère que tu retrouveras ta famille !

Bouchot remercia son amie un millier de fois, puis se laissa tomber de son aile. Le courant la happa presque immédiatement à l'intérieur de la porte qui sent mauvais, droit vers l'inconnu. L'eau devint rapidement sale et boueuse, encore pire que ce qu'elle était à l'entrée. Bouchot ferma sa coquille et se laissa porter. Il n'y avait pas grand-chose qu'elle pouvait faire pour contrôler vers où elle se dirigeait de toute manière.

Après un long moment à se demander si elle allait du bon côté, Bouchot heurta quelque chose. Avec timidité, elle ouvrit sa coquille pour faire face à une gueule terrifiante couverte de dents pointues. Elle lâcha un cri aigu et retourna se mettre à l'abri, tremblante.

— Ne crains rien, ma petite, dit une voix féminine. Je t'attendais.

— V… Vraiment ? répondit Bouchot de l'intérieur. Vous êtes qui ?

— Je suis la grande sorcière-crocodile Shein. J'ai entendu parler de ta tragique histoire et j'ai décidé de t'aider.

— Pourquoi est-ce que vous feriez ça ? Je ne vous connais même pas.

Bouchot entrouvrit ses valves pour regarder l'inconnue. La moule ne savait pas ce qu'était un crocodile, mais ce qu'elle avait devant elle en avait bien l'allure. Shein était entièrement blanche, yeux inclus, et reposait hors de l'eau sur la berge, à l'exception de sa queue gigantesque qui empêchait la moule de dériver plus loin. Elle était aussi grande qu'un requin et avait aussi ses dents. Effrayant.

— Je peux lire le jugement sur ton visage. Ta colonie ne t'as jamais appris à ne pas se fier aux écailles du poisson ?

— Je suis une moule, madame. Juger est ce que l'on fait de mieux.

— Je vois. Souhaites-tu retrouver ta famille ?

— Comment est-ce que vous savez que j'ai perdu ma famille ?

— Je sais tout.

— Ah… D'accord.

Un long silence envahit l'espace. Bouchot n'était plus certaine que ce soit une très bonne idée.

Shein se pencha brusquement au-dessus d'elle. La moule glapit de peur lorsqu'une de ses dents la frôla. Elles étaient aussi grandes qu'elle ! Elle ne pouvait même plus voir au-delà. Le crocodile souffla bruyamment.

— Veux-tu mon aide ou non ? grogna-t-elle, agacée.

— Je… Je suppose ?

— Bien. Ne bouge pas. Enfin… Ne ferme pas ta coquille, ça suffira.

La sorcière secoua son corps, comme possédée, et produit un grognement terrifiant. Pétrifiée, Bouchot ne pouvait bouger une valve. Elle essaya, mais c'était comme si sa coquille s'était changée en pierre. Soudain, les yeux du reptile fondirent sur elle, brillants comme une perle d'huître. Mais comment Bouchot pouvait-elle voir ses yeux alors qu'elle ne faisait que la taille de ses dents quelques secondes plus tôt ? Elle réalisa bientôt qu'elle grandissait. Encore, et encore, encore plus grande que la plus grande des palourdes. Sa coquille se fissura dans une lumière aveuglante, et des choses poussèrent le long de son corps de mollusque. Les mêmes excroissances qui se trouvaient sur la bête qui avait volé sa famille. Debout sur deux bâtons de chair instables, Bouchot souffrait d'un terrible vertige. Ses environs s'étaient métamorphosés, remplis de couleurs qu'elle ne connaissait pas et de nouveaux sons. Bien qu'elle perçût les choses avant, un tout nouveau monde s'ouvrait à elle.

— Je… Je ne me sens pas très bien, madame.

— Tu ne ressembles pas à quelque chose de bien non plus. Tu es humaine à présent. Rends-toi à la surface et suis les mouettes. Elles te guideront à ta famille. Elles adorent les moules.

— Vraiment ?

— Elles les digèrent bien, oui. Et ensuite, je les digère. C'est le cercle de la vie.

— Vous mangez des moules ? s'exclama Bouchot, reculant d'un pas.

— Je mange les mangeurs de moules. Tu manges du plancton et tu ne lui as jamais demandé s'il avait des sentiments, ne me juge pas.

Elle avait un point.

Bouchot essaya de faire un pas en avant. Un des bâtons sous elle trembla et elle s'effondra la tête la première sur le sol. Ça faisait mal ! Shein grogna étrangement, comme si elle… riait ! Elle se moquait d'elle ! Bouchot croisa ses excroissances avant, boudeuse. Le crocodile caressa gentiment son visage avec sa queue.

— Tu devrais y aller à présent. Avant de partir, cependant, j'ai une faveur à demander. Comme tu le vois, je suis aveugle et ne serait jamais capable de voir la beauté du monde. Je suis née ainsi. Une fois que ton voyage sera achevé, reviens à moi et raconte-moi quelle est la plus belle chose que tu as vu à la surface. C'est le prix à payer pour ma magie.

— Je reviendrais, promit Bouchot.

— Oh, et reste loin de l'eau. Si tu touches de nouveau de l'eau, tu redeviendras toi-même. Maintenant, va.

Bouchot remercia le crocodile, puis marcha avec difficulté au bout du tunnel, qui ouvrait sur la sortie.

La surface s'avéra… intéressante. Bouchot n'était pas certaine si elle aimait ce qu'elle voyait ou non. Le soleil se reflétant sur sa peau faisait du bien, mais tout était si… bruyant ! Elle pensait que le Rocher était insupportable, elle n'avait pas idée qu'ici était pire ! D'étranges baleines de métal couinaient dans sa direction à mesure qu'elle avançait dans la dense circulation. Un énorme poisson de métal - probablement un poisson-lune, elle avait entendu un de ses frères parler d'eux - s'arrêta à quelques centimètres de son visage. Il lui donna une idée. Elle escalada l'immense créature pour avoir une meilleure vue sur ce qui l'entourait. Bouchot tourna sur elle-même, à la recherche des mouettes. Elle en avait déjà vu. L'une d'elle avait attrapé un poisson juste sous ses yeux une fois. Il y en avait toute une troupe au loin, volant au-dessus d'une grosse construction. Ça ressemblait au Rocher, mais en plus carré et plus lisse.

Bouchot décida de s'y rendre. Alors qu'elle descendait, une créature similaire à celle qui avait volé sa famille, avec plus de chair, vociféra à l'intérieur du gros poisson de métal. Elle ne comprit pas très bien ce que la chose lui voulait. Elle parlait de « bloquer le trafic » et de « mais qu'est-ce que vous foutez sur mon camion, descendez ! ». Incompréhensible. Elle sourit, et, comme Shein, caressa ce qu'elle pensait être la tête de la créature avec une de ses excroissances. La bête cessa de parler, ça devait être efficace ! Bouchot continua son chemin.

Elle marcha jusqu'à son objectif suivant. Des créatures comme celles qu'elle venait de croiser erraient ici et là et regardaient des poissons. Des poissons ! Peut-être qu'elle pouvait leur demander de l'aide ! Heureuse, Bouchot sautilla jusqu'à une limande. Son amie Sole avait été si gentille avec elle, peut-être que les autres membres de son espèce pourraient l'aider aussi !

— Bonjour monsieur ou madame limande ! Je suis perdue, est-ce que vous pourriez m'aider ?

Aucune réponse. Bouchot fronça des sourcils, contrariée. C'était impoli. Elle utilisa une de ses excroissances pour tapoter le dos du poisson et se figea. La limande était très froide, et si Bouchot devait deviner, elle avait l'air assez morte également. Horrifiée, elle se tourna vers les autres poissons. Elle secoua plusieurs d'entre eux, les larmes aux yeux, mais ils étaient tous morts ! Elle hurla. Pourquoi quelqu'un aurait assassiné autant de poissons pour les exposer de cette manière ? Ils auraient dû être rendus à leurs familles !

En colère, elle s'apprêta à expliquer aux horribles créatures que ce qu'elles faisaient était mal, mais elle remarqua qu'elles étaient déjà toutes en train de la dévisager. Elle rougit, timide.

Un mouvement derrière la foule la déconcentra. Une des créatures venait de poser une de ses peaux sur le sol, la même que portait le ravisseur de sa famille ! Elle poussa les bêtes qui lui bloquaient le passage et se rua vers la chose. Il était là ! Le trou noir qui avait emporté la colonie ! Les moules étaient toutes encore à l'intérieur ! Et même Chatka le crabe, les pinces entravées par de curieuses bandes colorées. Les larmes coulèrent toutes seules. Elle était tellement soulagée de les revoir. En tendant l'oreille, elle put même les entendre murmurer entre elles.

— Est-ce que vous pensez que Bouchot va bien ? Peut-être qu'elle va venir nous sauver !

— Et si Bouchot était morte ? Tu l'as vu tombé dans les abysses tout comme moi…

— La pauvre enfant doit être terrifiée, toute seule dans le grand océan.

Bouchot en resta coi. Elle avait passé tant de temps à trouver un moyen de s'enfuir du Rocher qu'elle n'avait jamais remarqué à quel point sa famille tenait à elle. Elle ne connaissait même pas les noms de ceux qui venaient de parler, sans doute de lointains parents ou cousins. Elle se sentit terriblement coupable.

Toutefois, il y avait encore un moyen d'arranger les choses. Bouchot attrapa le trou noir et s'enfuit à vive allure avec. Plusieurs créatures sonnèrent l'alarme immédiatement.

— Qu'est-ce que vous faites ? Au voleur !

— Attrapez le voleur !

Bouchot évita les nombreuses excroissances visqueuses qui tentèrent de l'arrêter. La mer n'était pas très loin, juste derrière les poissons morts. Elle s'arrêta au bord, retourna le trou noir et fit pleuvoir les moules au-dessus de l'océan. Elles retombèrent dans l'eau dans un concert de hurlements. Une fois la dernière d'entre elles sortie, Bouchot plongea dans l'eau. Dès que sa peau devint humide, elle se changea de nouveau en moule.

La chute fut vertigineuse, mais elle n'avait plus peur. Quand sa coquille toucha le fond, toute la colonie l'encerclait, éparpillée partout autour d'elle. Les moules discutaient les unes avec les autres, ravies d'être enfin libérées. Dès qu'elles s'aperçurent que Bouchot était là, elles claquèrent leurs valves dans sa direction pour la féliciter de ce sauvetage héroïque. La petite moule ne sut que faire de cette soudaine attention.

Soudain, le sol vibra sous sa carapace et deux yeux globuleux émergèrent du sable. Bouchot ne put retenir son cri de joie. Il s'agissait de Sole, son amie ! Elle l'avait attendue, juste devant la grande porte qui sent mauvais où elle et les siens venaient d'atterrir. Face au chaos, la limande se proposa pour ramener tout le monde sur le Rocher. Elle insista pour que Bouchot soit la première à faire le trajet, mais la petite moule déclina gentiment.

— Je suis désolée, mon amie. Il me reste une dernière chose à faire avant de rentrer.

Bouchot sauta de son aile et laissa le courant l'emporter à travers la grande grille. Elle patienta, apprécia l'eau glissant sur sa coquille, jusqu'à ce qu'elle heurte une nouvelle fois un obstacle écailleux. La moule ouvrit ses valves en grand, excitée. Shein n'avait pas bougé et lui sourit avec douceur. Tout du moins, avec autant de douceur qu'une gueule de crocodile pouvait l'être.

— Je peux sentir que tu as accompli ta mission, petite moule. Est-ce que tu as quelque chose de spécial pour moi ? Quelle est la plus belle des choses que tu as vues là-haut ?

Bouchot réfléchit pendant un court instant.

— Je pense que c'est la dédication de ma famille. Même si je ne le voyais pas, elle a toujours été attachée à moi. J'étais aveugle parce que je voulais partir, mais maintenant je réalise que les moules sont plus fortes si elles restent ensemble. Mon espèce n'est pas très importante, mais ma famille l'est.

— Hum, c'est… profond. Quand je disais la plus belle chose de la surface, je pensais plus au soleil ou aux poubelles de ce fast-food juste à la sortie du tunnel, mais je suppose que ça fonctionne aussi. Merci d'être revenue.

Sur ces mots plein de sagesse, Shein plongea dans l'eau boueuse et disparut dans un grand éclat de lumière blanche, sans même dire au revoir. Bouchot resta coquille bée pendant de longues minutes avant de se décider à rentrer, en s'accrochant à une méduse de plastique qui partait en direction de la grande porte qui sent mauvais.

Dehors, Sole l'attendait, le dos chargé de moules. Elle était la dernière à embarquer. La limande les ramena tous au Rocher, où chacun reprit sa place originelle. Bouchot étira sa coquille pour gagner quelques millimètres alors que ses frères et sœurs la félicitaient encore.

— Si tu souhaites repartir à l'aventure, n'hésite pas à m'appeler ! lui cria Sole, qui replongea vers le fond.

Bouchot sourit. Et dire que si elle avait demandé plus tôt à aller faire un tour, quelqu'un l'aurait sans doute entendue et l'aurait emmené. Ça lui aurait économisé beaucoup de route. Maintenant qu'elle savait qu'elle pouvait partir dès qu'elle le voulait, peut-être que sa vie deviendrait enfin un peu plus intéressante.

FIN.


Texte publié par Myfanwi, 13 janvier 2022 à 10h55
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