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Devenir proprio. Pff, tu parles d'une connerie.

On est complètement endoctriné sur la façon de réussir notre vie. Et j'ai été faible, je me suis laissé aller à penser comme tout le monde, à croire que ça ferait de moi un adulte accompli. Tout ça parce que je demande juste à être tranquille moi.

Oui, je le confesse, j'ai pas d'autres ambitions dans la vie que de pas me faire chier. Alors quand t'entends à chaque réunion de famille « ben alors titi, à ton âge tu penses pas à acheter ? Si tu le fais pas maintenant tu seras locataire toute ta vie ! », ça te pousse à la réflexion. « Et toi, tu continueras à m'emmerder chaque Noël ? » je me disais. Du coup j'ai cédé.

Bon c'est vrai, j'aurais aussi pu me trouver une nana, ça aurait fait taire ceux pour qui la famille est plus une réussite que l'argent. J'aurais plus entendu à longueur de temps « mais tu veux pas d'enfants ? C'est maintenant ou jamais ! », « tu sais, il est peut-être gay notre titi ! », « mais non, c'est juste qu'il s'y prend comme un manche avec les femmes ! Achète une baraque, tu verras ça leur plaira de voir que t'as du fric ». Retour à la case départ.

OK j'avoue. J'ai bien essayé de me trouver une gonzesse. Mais ça dure jamais bien longtemps. Faut dire que c'est quand même ultra chiant, et moi je veux pas me prendre la tête.

Bref je me suis rabattu sur l'achat de cette foutue maison résidentielle. Personne ne te prévient de ce qui risque de t'arriver, non au contraire, on te dit de foncer les yeux fermés.

Bien sûr je croyais avoir été prudent. Je me suis renseigné sur le quartier, le voisinage. J'ai regardé qu'il n'y ait pas de vice caché. J'ai demandé s'il n'y avait pas eu d'histoire sordide par le passé, comme un suicide ou un meurtre. Mais comment deviner que je passais à côté de la question la plus essentielle ?

Oui je l'admets, j'aurais dû me douter qu'il y avait anguille sous roche vu le prix affiché pour la transaction. Mais quand même !

Et maintenant me v'là assis face à tous ces petits messieurs engoncés dans leur costard trop grand pour eux, soucieux de découvrir comment j'ai pu accomplir un tel miracle.

Sans rire, je ne comprends pas moi-même.

Ça faisait pas trois semaines que je m'imprégnais de l'idée que la maison m'appartenait quand tout a basculé. J'avais à peine commencé à déballer mes cartons.

Je rentrais d'une longue journée de boulot bien relou. C'est le boulot qu'est relou, pas la journée. Je fais le piquet d'accueil dans un grand magasin de bricolage pour indiquer aux clients où se diriger.

OK. Pour dire bonjour aux gens quoi. C'est fou, tu te tiens droit face à l'entrée, ils te calculent même pas. Quelle bande de sales types. Au moins j'ai l'impression d'avoir un peu de considération quand les petits vieux viennent me demander de l'aide.

Mouais. Tout compte fait, c'est pas mieux. Je préfère encore qu'on me laisse pépère. Ils me font tous chier.

À bien y penser, ça fait que la journée aussi était pourrie du coup. Vu que tu passes la quasi totalité de ton temps au travail, ça pèse pour beaucoup dans la balance. Enfin bref.

Je rentrais donc chez moi, soulagé de retrouver enfin mon somptueux petit cocon. Ça sentait comme dans un atelier de construction. Ça y ressemblait aussi d'ailleurs. J'aurais peut-être dû déballer autre chose que la télévision ? J'avais quand même sorti aussi le lustre que je me traîne depuis toujours. Il est moche et je l'aime pas spécialement mais ça me fatigue de penser à aller en acheter un autre. Et puis merde, celui-là est déjà bien assez dur à fixer de toute façon, je vais pas me risquer à perdre mon temps avec un autre.

Oui et puis, quand je dis fixer, c'est façon de parler. J'ai beau bosser au milieu de tous les outils imaginables, je ne suis pas très manuel. Mais bon, tant que ça tient, ça me va.

Voir tout ce travail en perspective, tous ces cartons attendant d'être ouverts, me donnait une envie folle de ne rien faire du tout. Je ne procrastine jamais. Non, moi quand j'ai un truc à faire, je le fais direct. Pas ma faute si j'ai souvent envie de rien glander.

Je croyais comme un idiot que j'allais pouvoir être enfin tranquille et que je pourrais comater devant la télé. Je m'étais assis sur le carton qui me servait de coussin, mais ne remettais pas la main sur cette fichue télécommande. Des fois ça me prend comme ça, c'est moi qui me fais chier. Je me relevais donc en soufflant, sans imaginer une seconde que ce qui me semblait très important alors allait très vite se reléguer au second plan.

J'ai vu un mec tout en noir s'approcher doucement de moi comme si c'était chez lui. Quand on est saoulé on a peur de rien. Je m'apprêtais à lui gueuler dessus quand il a levé un pistolet et l'a braqué droit sur moi.

« Paulo Serkis te salue ».

Cette fois, c'est la peur qui m'a fait réagir. Et j'ai ouvert la bouche sans réfléchir.

« Paulo qui ? ». Faut vraiment être con pour demander ça à un gars qui vous menace avec une arme.

« Joue pas au con » m'a répondu le type. Comme quoi, j'allais crever d'un instant à l'autre, mais au moins j'avais raison.

N'empêche, quand on sent notre fin approcher, on sait vraiment pas comment on va se comporter. J'aurais bien aimé dire que j'ai écarté le pistolet d'un revers de la main. Ou du pied, ouais c'est plus cool le pied, et que j'ai maîtrisé l'intrus.

Mais au lieu de ça j'ouvrais tous les tiroirs de ma mémoire un à un pour essayer de me souvenir où est-ce que j'avais bien pu entendre ce nom auparavant.

Paulo Serkis... Paulo Serkis...

Et tout à coup, le flash !

Je me remémorais les images aux infos. C'est le boss d'un cartel de drogue qui a été appréhendé récemment. Ça a fait tout un foin. Le mec était impossible à coincer depuis des lustres. Tout se serait joué grâce à un témoin clé tenu secret. Malheureusement ça n'avait pas permis de faire tomber l'ensemble du groupe, et la police soupçonnait son acolyte Gianni Ferti de tenir les rênes en l'absence du patron.

Moi qui suis incapable de me souvenir ce que j'ai mangé hier, c'est fou ce que le cerveau choisit de conserver dans sa base de données.

En tout cas tout ça n'avait pas duré plus d'une seconde en réalité. Et j'ai senti un sentiment nouveau monter en moi. Pourquoi ? Pourquoi il fallait que ça m'arrive à moi ? Que foutait ce mec ici ? Je n'avais rien à voir dans tout ça !

Alors, bien évidemment c'est d'un classique rasoir, mais je lui ai posé ladite question.

« Tu sais pourquoi » m'a répondu l'autre.

J'avais l'impression d'être bloqué dans un mauvais film d'action, où les répliques sont nulles, et les mêmes que dans tous les autres du genre. Sauf que j'allais vraiment mourir.

« Adieu ».

Je ne suis pas un as du rangement ça c'est sûr. N'empêche que ça m'a sauvé la vie. À ce moment-là j'ai plongé entre deux piles de cartons pour éviter le tir.

C'est dingue la violence et le souffle d'un coup de feu. L'air a tremblé d'une force, je te dis pas la sensation dans les tympans. Là ça confirme que t'es pas dans un film. C'est du bidon les silencieux. Encore qu'après le premier coup, je serais pas étonné que tu puisses plus entendre les suivants.

Mais bref, c'est là que le mec s'est fait surprendre. Les vibrations ont un peu trop bousculé le lustre qui est tombé en plein sur le crâne du pauvre gars avec un sale bruit de chewing-gum à la menthe qui craque sous la dent. Ceux qui sont tout mous coulants au milieu.

C'est quand même incroyable. C'est systématiquement quand on se dit que ça n'arrive que dans les films que finalement la réalité dépasse la fiction.

En tout cas je me suis relevé sans me faire dessus, ce qui était déjà assez surprenant. Mais pas en dix secondes non plus. Faut être un surhomme pour maîtriser ses nerfs et se remettre à bouger aussi vite dans une telle situation. J'ai bien dû rester, je sais pas moi, vingt bonnes minutes face contre terre avant de trouver la force de bouger.

Franchement, respect à vous, John McClane, Beatrix Kiddo, Ellen Ripley et autres warriors. Mais après faudra pas venir me dire que les films sont pas là pour nous culpabiliser sur notre nullité affligeante en situation réelle.

Une fois debout je me suis approché du bonhomme qui n'était ni plus ni moins qu'un cadavre. Je suis pas légiste mais c'est difficile d'en douter quand tu vois un truc pas vraiment rouge s'échapper par l'oreille.

Qui n'aurait pas eu la nausée à ma place ? La tête me tournait et j'ai tout balancé dans le carton renfermant les cadeaux pour fêter mon emménagement. Pas grave, de toute manière c'est toujours de mauvais goût et on sait jamais quoi en faire.

Quand enfin mon estomac s'est stabilisé, j'ai commencé à penser à tout ce qui allait suivre. Il allait falloir que j'appelle la police, il y aurait une enquête, il faudrait que je trouve un autre logement pour la nuit, que d'emmerdes en perspective. J'étais pris d'une flemme, mais d'une flemme !

À un moment j'avoue m'être demandé si je pouvais pas repousser ça au lendemain. En plus, en appelant les flics au petit matin, ça m'aurait fait louper une nouvelle journée de boulot, circonstances atténuantes. Mais bon c'était vraiment pas sérieux, je l'ai plus envisagé pour plaisanter. Enfin...

Oui d'accord j'admets. J'aurais peut-être vraiment fait ça si le téléphone du type avait pas sonné d'un coup. Et comme un couillon, je me revois le saisir machinalement pour décrocher.

Ayant malgré tout conscience que j'étais en train de jouer ma vie, je n'ai rien dit du tout. C'était aussi le silence à l'autre bout du fil. Ça a duré un temps. Pas long. Quelques secondes à peine. Juste un court instant quoi. Mais ça semblait une éternité.

Et puis une voix bien crapuleuse de vieux fumeur de cigares m'a demandé alors :

« C'est fait ? ».

Là ça se bousculait dans ma tête. Je me posais mille et une questions, je pesais le pour et le contre.

Oui ? Et le mec comprendrait que je lui mentais en ne voyant pas revenir son homme de main ou en ne reconnaissant pas son timbre de voix. Mauvais plan.

Non ? Et ça aurait été comme signer soi-même son préavis de décès.

Du coup j'ai tout bêtement répondu ce qui me passait par la tête à ce moment-là.

« Sans vouloir vous brusquer, allez-vous enfin nous révéler ce que vous lui avez dit ? » me presse un homme en complet cravate chaussettes assorties.

Je le trouve pas spécialement élégant. Dans mon idée les gars du FBI avaient quand même la classe.

« Écoutez Thibault, il faut nous comprendre. Ce suspens est insoutenable pour nous. Qu'avez-vous bien pu lui répondre pour qu'ensuite le cartel se divise ainsi en deux groupes et se fasse la guerre ? Pour que leur organisation toute entière s'effondre comme un château de cartes ? Pour que Paulo Serkis lui-même tire un trait dessus et nous livre des informations importantes sur leurs partenaires ? Bordel, que lui avez-vous répondu à la fin ? ».

Ils me font chier. Il est six heures du matin. Je suis fatigué. Le cartel est tombé tout seul il y a quelques heures, ils peuvent pas se contenter de ça ?

Ils m'ont appris que l'indic qui leur a livré Paulo Serkis avait été placé témoin protégé dans ma maison, avant que je n'en fasse l'acquisition. Mais un soupçon de fuite les avait décidés à déplacer ledit témoin. Le sbire envoyé me faire la peau croyait régler ses comptes avec ce gars-là.

Je savais qu'il fallait me méfier du prix d'achat de la maison. Mais faut en vouloir pour se renseigner sur un passif aussi inimaginable. Et j'aurais pu crever quand même ! Ça me donne pas vraiment envie de les aider pour la peine. Après tout, ils ont pas de remords d'avoir risqué ma vie en me laissant devenir propriétaire juste après cette affaire.

Mais d'un autre côté je sens que c'est mon moment. Qu'on est suspendu à mes lèvres. Que j'ai l'importance que je n'ai jamais eue au magasin de bricolage. Alors je concède à leur révéler ce que j'ai répondu au téléphone.

« Gianni Ferti te salue ».

Les mecs écarquillent les yeux. Se regardent les uns les autres comme s'ils venaient de découvrir que la terre n'est pas plate.

« Mais ce mec est un génie » laisse échapper le plus mal sapé de tous.

Et je les vois tirer des plans sur la comète, à vouloir me faire intégrer leurs services, à m'imaginer responsable des opérations stratégiques à haut risque.

Devenir proprio, quelle plaie. J'te jure c'est pas une vie. Fait chier.


Texte publié par Baptiste A., 21 décembre 2021 à 17h51
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