L’ambiance, la nuit qui suivit, fut différente. Encore plus chargée en électricité que d’habitude, comme si j’étais prêt à le revoir, le monstre au masque de clown. Comme si je m’y attendais. Comme s’il allait revenir pour moi. J’avais un pressentiment, horrible, détestable, qui me rongeait l’estomac. Paulo Rad et moi nous étions séparés, comme chaque soir, pour avoir plus de chance de le trouver. Lui inspectait le sud de la ville, et moi le nord. J’avais fini par connaître Reveltown aussi bien que Londres, et j’aurais pu suivre le tueur n’importe où. Ce dédale de petites rues était devenu, pour moi, semblable au labyrinthe mortel qui cachait le Minotaure aux yeux des hommes.
Je sursautais à chaque bruit, portant la main au couteau que je portais à ma ceinture, par précaution, et prêt à me battre. Je m’étais pris plusieurs fois à menacer des chats errants de ma lame. Le vent n’arrangeait pas les choses, car il soufflait fort et faisait trembler les carcasses de cageots en bois et les ordures qui s’entassaient devant les portes des maisons. Je pouvais sentir sa présence, proche de moi, et j’avais l’impression qu’il se tenait dans mon dos, mais dès que je faisais volte-face, je ne voyais que la rue, vide. Mon esprit me jouait des tours et je pouvais enfin comprendre l’état de Paulo Rad, car le mien s’en rapprochait dangereusement. C’était la paranoïa, qui nous rendait presque totalement fous : l’impression d’entendre ses pas, derrière soi, celle de sentir son odeur – Son odeur de mort.
Cette nuit-là, l’angoisse était plus forte. Il allait revenir, pour moi, pour m’achever. Il me donnerait le coup de grâce, et je ne m’en relèverais pas. Et Clarence, malgré l’espoir que j’avais essayé de garder, car il me tenait en vie, devait être bel et bien morte.
Je la senti, cette impression étrange. L’atmosphère qui change, et puis, tout autour, le silence. Il était derrière moi, debout dans mon dos, ses yeux, comme des cannons de revolvers, rivés sur l’arrière de mon crâne, comme une exécution. Je me retournai lentement. Il me dépassait d’une tête, et j’avais l’impression que son ombre nous plongeait dans les ténèbres. Il était une voie sans issu, et j’étais coincé. Je fixai son masque, qui me souriait avec un air de moquerie, avant de voir qu’il tenait, au bout de sa main, une masse en bois.
Il lança le premier coup, me visant à la tête, mais j’esquivai de justesse. Il recommença, encore et encore, voulant, désespérément, écraser mon crâne. Il ne faisait pas le moindre bruit, silencieux et rapide, et il me faisait penser à de la fumée, m’échappant continuellement. Je le visais avec mon couteau, essayant de le trancher à la gorge, ou au moins de découper son masque, pour voir qui se cachait en dessous. Mais nous étions à forces égales, et ni l’un ni l’autre n’atteignait son adversaire. Je me battais avec rage, comme si cette envie de vivre m’avait enfin repris, mais je crois qu’au-delà de cela, c’était surtout l’envie de le voir mourir qui me poussait à éviter chacun de ses coups. J’étais bien plus agile que lui, étant avantagé par ma taille, et je me glissais facilement quand sa masse s’abattait sur moi avec une force et une violence rare. Mais jamais elle ne touchait le sol, si bien que les habitants alentour ne se réveillaient pas. J’aurais aimé qu’il y ait, au même instant, un insomniaque qui, par pur coïncidence, nous ait surpris. Alors ce héro que je m’imaginais serait descendu de chez lui et aurait poignardé le clown dans le dos – on n’a que faire de l’honneur, face à un monstre pareil. J’étais bien moins endurant que lui, et mes poumons de jeune fumeur me poussèrent à ralentir. Il profita de ma faiblesse pour m’attraper. J’étais dos à lui, et il me serrait fermement, essayant de guider mon bras pour que mon couteau s’approche de ma gorge. Je regardais partout, cherchant un moyen pour m’en sortir, et je vis la seule chose à laquelle je pouvais me raccrocher : un pan de nuque, laissé nu par la capuche trop large de son manteau. J’en approchais la tête, bouche ouverte, et je refermai les mâchoires du plus fort que je pu, le mordant jusqu’au sang.
Il hurla. Première erreur de sa part. Il hurla comme un loup hurle à la lune. Je ne lâchais pas ma frêle emprise, et je sentais sa chair se déchirer. Il lâcha mon bras, et me poussa au sol. Ma tête se cogna contre mur, et je sentais, dans ma bouche, le morceau de viande que je lui avais arraché. Sonné, je ne me relevai pas tout de suite, cherchant à tâtons une chose sur laquelle m’appuyer. Le clown profita de mon désarroi pour se dresser derrière moi, lever haut ses bras, qui tenaient fermement la masse, et abaisser celle-ci violemment sur mon crâne.
Lochland et Alexander avaient attendu quelques heures, en faisant les cent pas autours du corps, dans l’espoir qu’elle ne se réveille. Elle n’en fit rien, et ils savaient tous deux ce qu’ils leur restait à faire. Edgar alla chercher trois pelles, dans le jardin, et quand il revint, Alexander avait déjà trouvé le meilleur endroit de la cave pour creuser. Un coin tout au fond de la pièce, là où le sol terreux était le moins dur. Les trois hommes délimitèrent un périmètre de la taille du corps de la jeune-femme, et enfoncèrent leur pelle dans le sol pour commencer à creuser. La honte et les regrets qu’ils éprouvaient s’exprimaient par les gouttes de sueur qui coulaient sur leur front, quand ils se forçaient, coup après coup, à creuser la terre humide. C’était leur punition, qu’ils trouvaient bien maigre comparée à l’erreur qu’ils avaient commise. Ils ne purent se dire le moindre mot, ni même se regarder, car chacun savait ce qu’ils étaient en train de construire : une tombe. Cette pensée était gênante, car jamais Shoshanna, qui, par sa bonté et l’affection qu’elle portait à tous, ne connaîtrait un enterrement digne de ce nom, auquel elle avait droit. Ils creusèrent une grande partie de la nuit, jusqu’à ce que la profondeur soit suffisante pour les éloigner le plus possible de leur crime. Edgar et Alexander sortirent du trou, portèrent le corps de la jeune-femme qu’ils avaient recouvert d’un drap blanc, et le passèrent à Sir Lochland qui l’y déposa. Il resta un instant à regarder la dépouille, toujours dans l’espoir de voir le drap se soulever et s’abaisser au niveau de sa bouche, ou de surprendre le tressaillement d’un muscle. Mais cela était peine perdue, et comme il en était conscient, il sortit également de la tombe de fortune et se dressa aux côté de son ami. Les trois hommes, surplombant la jeune femme de près de deux mètres, fermèrent les yeux et se mirent à prier. Alexander prit la parole : « Lady Shoshanna, je ne vous connaissais que depuis peu, mais vous auriez mérité de vivre, et même bien plus que nous. Vous aviez cet esprit, cette lueur dans votre regard, et cette façon de voir les choses qui trahissent un espoir inconditionnel envers la vie et l’humanité. Les gens comme vous sont rare, et ils redonnent du courage à ceux comme nous, qui n’arrivent plus à voir ni le beau ni le bien en quoi que ce soit. Par ma faute, vous vous êtes éteinte, et le monde n’en sera que plus laid. Le poids de mon crime et de sa dissimulation me suivra à jamais, me hantera comme un fantôme, et je l’accepte, car c’est là tout ce que je mérite. J’espère juste que depuis l’endroit où vous êtes à présent vous verrez l’ampleur du regret qui me ronge les trippes et que vous trouverez la force de me pardonner. Adieu. » Il donna un coup de coude à Sir Lochland, lui signifiant que c’était son tour. L’homme, d’ordinaire bavard, ne trouvait jamais les mots dans des situations aussi sentimentales, et il ne put que dire « Shoshanna, tu peux être sûre qu’Emely me tuerait si elle savait. »
Les trois hommes se retrouvèrent dans la cuisine de la maison. Edgar était debout devant les fourneaux, en train de préparer du café. Sir Lochland était assis, et il regardait par la fenêtre le jour qui commençait à poindre. C’était un nouveau jour, et il s’annonçait laid et gris. Alexander était debout, entre les deux hommes, et il parcourrait la pièce de long en large, se tenant les mains dans le dos, les yeux rivés sur le sol, et se parlant à lui-même. Il grommelait des mots et des bouts de phrases compris de lui seul, jusqu’à ce que tout à coup il s’arrête près de la porte, regarde tour à tour Edgar et son expression impassible à toute épreuve, et Enosh, avec cet air épouvantablement mélancolique qui lui était rare. Ces deux hommes étaient ses amis, les seuls en qui il vouait une confiance infinie et pour lesquels il éprouvait un profond et sincère respect. Et à présent il savait, comme si cela était ancré dans son esprit, qu’ils allaient tous trois se séparer et ne plus jamais se revoir. Une telle fin était inévitable, et Alexander, qui ne voulait pas être celui qui dirait tout haut la chose que tous pensaient, se contentait d’attendre, nerveux, que l’un des deux autres ne prenne la parole.
« Le café est prêt. » Edgar servit trois tasses qu’il posa sur la petite table en demi-lune qui était collée à la fenêtre par laquelle Sir Lochland regardait encore. Alexander et lui prirent place sur les chaises laissées vides, à la droite et à la gauche de Lochland, et plus les minutes passaient, plus le silence était lourd pour Alexander. Il se demandait si ses amis ressentaient les choses de la même façon, et si eux aussi attendait ce moment fatal qui scellerait la fin de leur relation. Si cela était le cas, se disait-il, ce serait alors à lui de sauter le pas et de dire adieu. Fixant sa tasse qu’il ne pouvait se résoudre à boire, il prit une profonde inspiration et s’apprêta à ouvrir la bouche pour parler, mais Lochland lui coupa la parole :
« Je crois que nous allons devoir nous dire au revoir. Je repars tout à l’heure pour Bedford, et je ne sais pas si je reviendrais par ici. C’est mieux comme cela, je pense. » Alexander, surpris par les paroles de son ami qui l’avait devancé, ne su quoi dire. « Je vais partir aussi, dit Edgar, j’ai de la famille à Chester et je vais aller là-bas quelques temps. » Il se tourna vers son employeur et continua : « Je partirais demain, pour être sûr que vous pourrez vous débrouiller sans moi. » Alexander allait se retrouver seul. C’était ce qu’il avait toujours le plus détesté, la solitude, et il se sentait soudainement dénudé, comme s’ils étaient déjà loin. Il mourrait d’envie de les supplier, de les convaincre, mais le visage de Shoshanna, lorsqu’elle souriait, lui vint à l’esprit, et il se contenta de leur répondre : « Oui, vous avez raison, c’est mieux ainsi. »
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