La température, dans la cave d’Alexander, était glaciale. Celui-ci, Sir Lochland et Lady Shoshanna étaient tous trois enveloppés dans d’épais pulls et gilets de laine. Edgar, lui qui ne ressentait plus le froid –lui qui, d’ailleurs, ne ressentait plus rien – restait debout devant les marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Sa présence, au milieu de ces trois scientifiques, était des plus inutiles. Même si Edgar n’avait jamais été très loquace, il l’était encore moins depuis qu’Alexander, qu’il avait toujours servit fidèlement, allant même parfois bien au-delà de ses responsabilités de chauffeur, avait invité chez lui son vieil ami Sir Enosh Lochland, et qu’il avait accepté que Lady Shoshanna se joignent à eux. Il faut dire qu’elle était une belle femme, et Alexander devenait un homme faible, quand il en croisait une. Ces trois-là, de leurs mains gelées qui rendaient leurs mouvements moins précis et tremblants, s’afféraient autours d’une longue table. Ils manipulaient tubes et récipients, tous remplis de liquides colorés, les transvasant de l’un à l’autre dans une sorte de chorégraphie maladroite qui leur semblait, du moins à eux, d’une grande logique. Parfois, l’un d’eux s’arrêtait. Soit saisit d’une hésitation, il cherchait une réponse à une question connue de lui seul dans toutes les feuilles de papier éparpillées autours d’eux, soit, saisit de fatigue, il baillait un instant avant de reprendre son travail.
Cela faisait déjà plusieurs jours qu’ils ne dormaient que très peu. La préparation de la potion, dans un subtil mélange de chimie et d’alchimie, devait être réalisée dans le plus grand sérieux. La moindre erreur de produit, la moindre erreur de dosage, la moindre erreur de calcul, et tout était fossé. Il faudrait alors jeter aux égouts les débuts de ce qu’ils avaient préparé alors, et tout reprendre. Ce rythme les épuisaient, et, à part dans la cave, ils ne se voyaient que très peu. Ils se relayaient pour dormir ainsi que pour manger, car il devait constamment avoir au moins une personne en train de surveiller, d’un œil attentif, l’avancée de leur travail.
Ils passèrent plusieurs jours à concocter la première potion. C’est Shoshanna qui, la voix tremblante, s’écria un soir : « C’est prêt ! ». Le liquide contenu dans le petit récipient était d’une couleur violette et une légère fumée rosée s’en échappait. Shoshanna le tenait à bout de bras, devant elle, comme pour l’admirer. Ses deux associés s’étaient tournés vers elle. Aucun des trois ne savait quoi dire. Le silence, qui dura quelques minutes, fut brisé par Alexander qui déclara : « Un de nous doit y goutter. » C’était le moment tant attendu, mais malgré l’émoi de la réussite, l’attente de cet instant, et le terrible désir qu’ils nourrissaient de pouvoir enfin gouter à cette chose irréelle et limite inconcevable de la vie éternelle, la peur les empêchaient de prendre le récipient, et de la boire. Ils hésitaient, chacun les yeux rivés sur le liquide violet. Finalement, Shoshanna qui était une femme de surprise, dit « Je vais le boire, honneur aux dames. » Elle esquissa un petit sourire en coin, un de ces sourires qui lui était propre, avant de baisser son bras et de porter le flacon à ses lèvres. Elle eut une seconde de frayeur, quand sa bouche toucha le froid du verre, mais elle se força à aller plus loin et à laisser la potion couler sur sa langue, contre son palais, et le long de son œsophage. Douce sensation : le liquide était tiède et fruité. Elle avala la dernière gorgée et reposa le flacon sur la table où ils l’avaient préparé. Elle se sentait différente, comme plus forte, mais cette sensation était ambigüe, et elle ne pouvait dire si elle se l’imaginait ou non.
« Alors ? Demanda Alexander, comment te sens-tu ?
– Je me sens… très bien.
– Ah oui ? N’as-tu pas de fourmillements, de brûlures, ni de douleurs ?
– Non, rien du tout.
– Oh mon Dieu, ça a marché. »
Le scientifique couru vers Shoshanna et la serra dans ses bras, et Sir Lochland restait là, bouche-bée devant le flacon vide. Ses yeux allaient de celui-ci à la jeune-femme, puis de la jeune-femme à son ami. Puis il se mit à rire, sous son épaisse moustache, car il n’y croyait pas.
« Attendez ! Il faut faire un test. Alexander, tire-moi dans la tête.
– Tu veux que je te…
– Tire dans la tête, oui. Vas-y, fais-le.
– Mais je ne sais pas si j’oserais faire une chose pareille !
– Tu le fais tout le temps sur Edgar, et regarde-le ! Il va très bien ! Moi aussi il faut qu’on me tire dessus si on veut être sûr que la potion fonctionne.
– Mais, Shoshanna, dit Sir Lochland, imagine qu’il y a eu une erreur et qu’elle n’ait pas fonctionné ?
– On a tout suivi à la lettre et le résultat était exactement similaire à celui qu’avait obtenu Alexander avec la première potion. Il n’y a eu aucune erreur. Maintenant, si tu ne me tire pas dessus, Alexander, c’est moi qui le ferais ! »
La jeune femme se tenait à moins d’un mètre de celui-ci, les bras croisés et avec l’expression de la femme à laquelle on obéit. Alexander, qui n’aurait pu, à un tel moment, lui dire non, sortit doucement son révolver et commença à lever le canon vers le front de son amie. A une si courte distance, la balle allait directement entrer entre ses deux yeux et traverser son cerveau ainsi que sa boite crânienne, avant de ressortir de l’autre côté.
Elle n’avait même pas tressaillit, quand il l’avait pointé de son arme, comme si toute peur en quoi que ce soit l’avait quitté. C’était cela, qui l’avait motivé : ne plus jamais avoir peur, car ce sentiment odieux l’avait toujours consumé.
Elle regardait, dans les yeux, ce canon et elle y voyait ces jours où elle n’avait pas osé sortir de chez elle. Elle voyait la frayeur qu’elle pouvait ressentir, face à un regard, ou un mot, même des plus banals. Elle voyait ses angoisses, son cœur qui se serrait, l’air qui l’étouffait et ses yeux qui s’embrumaient, quand, tout à coup, elle était parfois prise de vertiges.
Tout cela, se disait-elle enfin, allait disparaître, et alors elle pourrait vivre.
Elisabetha m’a embrassé sur le front avant d’aller dormir. Nous allons partir dans la nuit, alors il nous faut nous reposer un peu. Je ne trouverais pas le sommeil. Je vais me retourner dans mon lit, encore et encore, attendant que minuit sonne. A minuit commencera un autre jour. A minuit commencera bien plus que cela : un départ, un commencement. Nous allons partir, tourner le dos à tout cela, et alors nous pourrons vivre.
Alexander pressa la détente, et le coup parti. Shoshanna eut le temps de voir la balle sortir et foncer droit entre ses yeux, avant de tomber à la renverse, et de s’écraser par terre. Elle ne se releva pas.
« Shoshanna ? » Sir Lochland accouru vers elle et se jeta à genoux. Il prit son poignet et le serra, à la recherche de son pou. Il ne trouva rien, alors il posa sa main sur son cœur. Il se tourna vers Alexander, qui était devenu blême, et, dans un murmure qui sonna aussi fort qu’un hurlement, il lui dit simplement:
« Elle est morte. »
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