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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Je me retrouvai sur le quai de Newcastle, une valise à chaque main. Les autres voyageurs courraient dans les bras de ceux qui les y attendaient, assaillis par des dizaines de journalistes qui, carnets et crayons à la main, leur posaient des questions sur ce voyage phénoménal. Ces misérables se sentaient important, d’aider ainsi la presse, et certains devaient même penser que ce serait pour eux le début de la gloire. Ces malheureux me faisaient pitié. Deux journalistes s’approchèrent de moi, mais je ne levai même pas les yeux vers eux, et continuai ma route jusqu’à la sortie de la gare.

Des calèches vides attendaient devant celle-ci. Je m’approchai d’une, tenue par un homme gras, rouge, et transpirant. Je m’étais dit qu’un homme à l’aspect si repoussant devait avoir si peu de clients que ses prix devaient être les plus abordables et qu’il accepterait de me mener où je le voulais. Je ne m’étais pas trompé, et il accepta de me conduire à Reveltown pour seulement six sous. Un autre conducteur en aurait prit le double, voir le triple. A ma grande tristesse, l’homme était du genre bavard, mais, las de devoir faire semblant, je ne lui répondais même pas, quand il s’adressait à moi. Cela dût le vexer, car il finit par se taire. Je voyais à son dos sa mine renfrognée, et il avait rentré son cou dans ses épaules.

Nous arrivâmes à Reveltown trois heures plus tard. Le village était charmant et doux, cela se voyait tout de suite. Les maisons étaient blanches ou grises, et ces couleurs pâles, comme effacées, leur donnait un air fantomatique, presque irréel. Les habitants marchaient dans les rues avec humilité, portant à bout de bras, sur leur dos, ou sur leurs épaules, des paniers de poissons. Ils avaient l’air vide, et cela me marqua, comme s’ils étaient morts, mais qu’ils se forçaient à vivre. Pauvres hommes. Mais n’était-ce pas cela partout ? Car même à Londres les gens ont cette attitude, mais leur fierté les pousse à la masquer. A Londres on ment, à Reveltown on assume. Le gros homme de la calèche me déposa sur la place centrale du village, sans rien me dire, et, sans rien lui dire non plus, je lui donnai ses six sous, et lui tournai le dos. Je n’avais aucune idée d’où se trouvait l’auberge où Clarence avait séjourné, et je me contentai de marcher dans les rues pavées au hasard. Tout était gris et clair, à Reveltown, comme s’il s’agissait d’une goutte d’eau tombée sur l’aquarelle de Dieu, et qui avait donné au village cet aspect délavé. Les villageoises me dévisageaient avec méfiance, quand je passais devant leur porte, où elles s’asseyaient sur des chaises à bascules pour dépecer des truites, en crachant d’énormes glaires sur mon passage. Les hommes me dévisageaient avec haine, quand je passais devant la terrasse des bars où ils buvaient des litres de bière en jouant aux cartes. Les enfants s’arrêtaient de jouer et me dévisageaient avec défi, quand je passais par les petites rues où ils courraient en criant comme des diables. J’arrivai finalement au port, et cette vue de la mer me fit frissonner. Une étendue infinie grise, toute aussi grise que le ciel uniforme qui la recouvrait, et, au loin, des bateaux de pêcheurs, comme des mirages, car cela pouvait-il être plus ? Tout, à Reveltown, respirait le songe, et on ne pouvait plus différencier le rêve de la réalité.

Je longeai le quai jusqu’à la plage. Clarence disait, dans sa lettre, que l’auberge n’en était pas loin. Et je la trouvai finalement, plantée au milieu du sable, et un peu penchée, comme un jouet d’enfant oublié et laissé là. Un petit chemin de dalles plates conduisait de la rue jusqu’à l’entrée de la demeure. La porte était surmontée d’une inscription en grosses lettres rouges : Auberge Solus. Seule touche de couleur de tout ce que j’avais vu du village.

J’entrai dans l’auberge. Elle était sobre et triste. Le parquet était fait dans un bois clair, le même que celui du comptoir derrière lequel attendait une forte femme, aux épaules larges et carrées, les cheveux tirés en un chignon si serré qu’il levait ses sourcils haut sur son front, si haut que cela lui donnait un air étonné. Elle fumait la pipe, de la même façon que les marins. Elle se contenta de me suivre des yeux, quand je me dirigeais vers elle, en croisant les bras. Cette femme était plutôt âgée, mais debout elle devait bien faire deux fois ma taille et trois fois mon poids. Elle ressemblait bien plus à un homme qu’à une dame.

« Bonjour madame, lui dis-je, avec la plus grande politesse, êtes vous Madame Solus ? » elle recracha un épais nuage de fumée qui m’enveloppa le visage. « C’est elle-même. Que voulez-vous ?

– Je suis à la recherche d’une jeune femme qui a séjourné chez vous, et j’espérais que vous puissiez me dire où elle se trouve.

– Ah ça ! Vous n’êtes pas le seul homme à venir me voir pour retrouver une demoiselle. Comment qu’elle s’appelle ?

– Clarence March.

– Clarence March, vous dîtes ? Et elle est venue ici, dans mon auberge ?

– Oui, un peu avant les fêtes de Noel.

– Ah mais ça fait des lustres, ça, dites-moi ! Et vous pensez que je m’en rappelle ? Il y en a tellement des jeunes-filles un peu perdues qui viennent chez moi pour retrouver leurs esprits loin de leurs époux. Et je les comprends ! Ah ça, je les comprends, pour sûr. Cela dit, ajouta-t-elle après un court silence, je peux toujours chercher dans le registre, si cela vous dit » Quelle femme idiote. Je venais pour chercher quelqu’un et elle se demandait si cela me disais qu’elle regarde dans le registre. Elle prit donc le gros cahier qui était posé sur le comptoir et en tourna les pages jusqu’au mois de décembre. Elle le lit, ligne après ligne, ce qui prit bien peu de temps vu le nombre de client qu’elle semblait avoir.

« Ah, ça y est ! Clarence March, arrivée ici le cinq décembre.

– Et quand est-elle repartie ?

– Elle n’est pas repartie. Enfin, je veux dire, elle n’a pas signé le registre.

– Elle est toujours ici ?

– Eh bien non. Enfin, peut-être que si, mais elle n’est plus là, à l’auberge.

– Vous êtes en train de me dire qu’elle est toujours là, mais pas à l’auberge, mais qu’elle n’a pas signé le registre de départ ?

– Voilà.

– Vous vous moquez de moi ?

– Mais enfin, sur un autre ton, hein ! Dites donc, vous. J’essaie de vous aider, moi ! Ce que je veux vous dire, c’est que cette Clarence, là, votre femme ou je-ne-sais-quoi…

– Ma sœur.

– Votre sœur, donc, et bien elle n’est plus là, parce que je m’en rappelle maintenant, j’avais été surprise de ne pas la voir rentrer, un soir, ni même le lendemain, ni même le surlendemain, ce qui fait que quand même, dans l’espoir, j’ai gardé ses affaires, comme celles de toutes les autres, dans un des placard de l’étage, mais votre sœur, comme elle n’a pas signé le registre, c’est fort probable qu’elle n’ait pas quitté Reveltown. » J’attendis un instant de faire le tri dans tout ce que me disais la vieille femme. Je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, comme s’il était le clocher d’une église et qu’il sonnait les douze coups de minuit.

« Depuis combien de temps êtes vous arrivé à Reveltown ? Finit-elle par me demander.

– A peine une heure ou deux.

– Ah bah c’est normal, alors ! Vous n’êtes pas encore au courant.

– Au courant de quoi ? »

Madame Solus prit un air grave, et mystérieux, et regarda autours d’elle, comme pour vérifier s’il n’y avait aucune oreille indiscrète qui trainait dans les parages. Un regard à droite, un regard à gauche, puis un vers la porte d’entrée. Puis elle se redressa de la chaise sur laquelle elle était assise, et qui craquait à chaque mouvement qu’elle faisait, prête à s’effondrer sous son poids, et s’approcha de moi, en se penchant par-dessus le comptoir. Elle tira une bouffée sur sa pipe, et en recracha la fumée en me disant à voix basse – comme une confidence, et d’un ton sec – comme une vérité immuable :

« Le village est maudis. »

Cette vieille femme était folle, cela ne faisait aucun doute. Mon rythme cardiaque ralentit, et la situation me fit même sourire, nerveusement. Maudis, quelle idée ! Il n’y a que les fous et les simples-d’esprit, pour être superstitieux. Je la regardai avec un air de dédain, celui que je réserve aux êtres qui me font plus de peine qu’autre chose. « Ah, vous ne me croyez pas, je le vois à votre regard !

– Vous croire ? Pardonnez-moi, mais je ne crois pas à toutes ces histoires de sorcières.

– Histoires de sorcières, contes de fées, fables, racontars de vieille folle ! Vous êtes tous les mêmes ! Vous dîtes tous cela, alors que moi, j’essaie juste de vous aider. Et puis, quand la police vous conduit à la morgue pour vous montrer le corps nu et froid de votre bien aimée, de votre fille, de votre nièce, de votre mère, de votre cousine, de votre bonne, de votre maitresse, ou de votre sœur, tout de suite, vous finissez par y croire, à mes histoires de sorcières ! » Son discours me saisit. Avais-je bien compris ses mots ? J’espérai que non. Le doute me fit trembler, et, sans que je le veuille, ma bouche demanda :

« Vous êtes en train de parler de morts ?

– De mortes, monsieur ! Au féminin ! Et des tas, en plus ! Des tas et des tas de jeunes-filles ! » J’ouvris grands les yeux. J’en oubliai même de respirer. Elle, se recula et se rassit sur sa chaise, un grand sourire malicieux se dessinant sur son visage, et elle continuait de tirer sur sa pipe avec les manières d’un homme :

« Et bah alors, que vous arrive-t-il ? Vous avez-vu un fantôme ? Ou peut-être que c’est moi qui commence à vous intéresser ? »

Elle me raconta ce qu’était la malédiction de Reveltown, qui avait commencé un an auparavant, et je compris l’attitude des villageois. Cependant, dans cette histoire de monstre à laquelle tous semblaient croire, je ne voyais qu’une sombre affaire de meurtres en série. Selon la vielle Solus, il y avait un esprit frappeur qui parcourrait les rues du village, une fois la nuit tombée. Il traquait les jeunes-femmes, pour se venger d’une belle sorcière dont il était tombé amoureux des siècles et des siècles avant le début des meurtres, et qui l’aurait éconduit d’une manière quelque peu brutale. Il leur mordait le ventre, de ses dents acérées, et tailladait leur corps de ses griffes. Des jeunes-femmes disparaissaient. Qu’elles soient nées ici, à Reveltown, ou simplement de passage. L’esprit venait les chercher jusqu’à dans leur lit, alors qu’elles dormaient, si bien qu’elles n’étaient plus en sécurité nulle-part. Il pouvait se passer des mois entiers, avant que l’on ne retrouve le cadavre de l’une d’elles – et encore, si on le retrouvait, car le monstre, après leur avoir ôté la vie, les jetait du haut de la falaise jusque dans les vagues de la Mer du Nord. La vieille aubergiste avait ajouté que selon elle, et selon les plus vieux du village, la pluie qui tombait sans-cesse des nuages gris était les larmes de ces pauvres filles disparues, que l’écume était leur bave, celle qui coulaient de leur bouche au moment de la mort, et que le bruissement du vent, quand il soufflait dans les voiles des navires, était le murmure de leurs plaintes.

J’avais pris une chambre chez Madame Solus, et celle-ci m’avait apporté les affaires de Clarence. Une valise, contenant quelques robes, plus ou moins chaudes, et toutes dans ces tons bleus ciel qui lui vont si bien. Des affaires de toilette, avec un peu de maquillage. Deux livres, des histoires d’amour dégoulinante de niaiserie. Ce genre d’histoire lui plaisait, et elle se nourrissait de cet amour fictif pour combler celui qu’elle n’avait jamais trouvé.

Je ne pouvais pas croire que Clarence soit morte. Cela m’était impossible. Je l’aurais sentit, si c’avait été le cas. Mon cœur, d’un coup, se serait mit à battre d’une façon différente, comme s’il se mettait à ne battre que pour moi, et non plus pour nous deux. Je priai beaucoup, le soir de mon arrivée. Je priai pour que Clarence me revienne, je priai pour qu’elle me donne signe de vie. La vieille aubergiste m’avait conseillé d’aller voir au commissariat, dès le lendemain. Selon ses dires, des tas d’hommes et de femmes, aussi désespérés que moi, partaient à la recherche de leurs disparus jusqu’à Reveltown. Et pour beaucoup d’entre eux, la route s’arrêtait ici.

Le commissariat se trouvait en centre ville, près de la mairie. Il était petit, et il n’y avait que deux policiers, qui y travaillaient, ainsi qu’une secrétaire. Cette dernière me fit patienter sur un banc dans le hall d’entrée, le temps que l’un des deux hommes soit prêt à me recevoir. Il arriva finalement, sans uniforme et simplement vêtu d’une chemise à carreaux, d’un pantalon noir, et d’une veste en tweed brune et légèrement râpée au col. Il s’avéra qu’il était plus détective que policier. Il s’approcha de moi et me tendit la main. Il devait avoir la quarantaine, et ses cheveux grisonnaient par endroits. Il avait le visage fatigué : ses traits étaient tendus et il avait de profonds cernes, sous ses yeux sombres et injectés du sang qui trahit celui qui ne dort plus. Il s’appelait Paulo Rad. Il me conduisit jusqu’à un petit bureau, à l’étage du commissariat. Les deux fenêtres de celui-ci donnaient sur le bâtiment de derrière, et je pouvais y voir une vieille dame en train de passer le balais dans ce qui devait être une chambre d’enfant. Paulo Rad sortit un gros dossier, d’un tiroir, et le posa sur son bureau. Des tas et des tas de feuilles volantes, de photographies de disparues, de photographies de corps retrouvés, de témoignages de villageois, de rapports de médecins légistes… Un solide dossier, froid et professionnel, comme ils le sont tous, sur une légende fumeuse.

« Alors. Vous cherchez quelqu’un ? » J’hochai la tête. « Ca m’étonne pas. Enfin, ca ne m’étonne plus. Toutes ces disparitions… C’est à en devenir fou. » Je me fichais des autres disparitions. Qu’elles fussent des dizaines, des centaines, ou même des milliers, ce qui m’intéressait, moi, c’était ma sœur. « Je suis à la recherche en Clarence March. C’est ma sœur. Elle était de passage ici en décembre dernier. Elle devait revenir à Londres pour les vacances de Noel, mais elle n’est pas rentrée. » Le policier tenait des feuilles entre ses mains. Il les regardait, avec une expression affolée – un air de n’en plus pouvoir : « Elles sont trop. Elles sont bien trop, à disparaître, et à mourir. » Je ne répondis rien, car qu’aurais-je pu dire ? Cet homme avait l’air de laisser ses nerfs le lâcher. Je les jugeais, lui et ses mains tremblantes, et ils me paraissaient faibles. Bien trop pour chercher ces femmes, et bien trop encore pour les trouver. De toute façon, aussi bien que je n’aurais pu compter que sur elle, Clarence ne pouvait compter que sur moi. « Vous savez, finit par me dire Paulo Rad, vous devriez aller voir à la morgue, si on l’a pas repêché. On en repêche beaucoup, enfin quelques unes, et on n’arrive pas toutes à les reconnaître. Parfois, c’est parce que les poissons bouffent leur visage, alors on les retrouve toute grignotée, mais d’autres fois, c’est juste parce qu’on les connaît pas. Et on la connaît pas, votre sœur, alors il y a peut-être une chance. Allez-voir à la morgue, c’est pas loin. Allez-y voir, et revenez après, pour me dire si vous l’avez trouvé dans les cadavres ou non, comme ça on ajoutera votre déposition au dossier. Allez à la morgue, et dites à Flume que vous venez de ma part. C’est le médecin légiste, Flume, il vous aidera. Demandez à la secrétaire comment on y va, à l’hôpital, elle vous indiquera le chemin. Vous savez, elle a perdu quelqu’un, elle aussi, et une sœur, comme vous. Sa petite sœur. Elle n’avait pas quinze ans. Mais on l’a repêché, elle, et on a pu l’enterrer au cimetière, comme il se doit, à côté de leur mère. Elle est morte jeune, leur mère, mais ça, c’est une autre histoire. »

La secrétaire aussi avait cet air mort. L’air de ceux qui n’ont plus d’espoir.

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Texte publié par ElishaJohnson, 25 avril 2014 à 18h22
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