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tome 1, Chapitre 3 tome 1, Chapitre 3

Deux coups de sifflet, indiquant qu’il valait mieux se reculer du bord des rails, retentirent. Un train de marchandises, en partance pour Liverpool, allait démarrer sous peu. Sir Lochland, debout sur le quai, droit, dans son habit de voyage, et sa valise à la main, assistait à ce spectacle qui, selon lui, tirait sur le surhumain. Cet immense et époustouflant mélange d’acier et de bois, lourd comme au moins trois églises, était en train de démarrer, glissant, dans un cri strident à en déchirer les tympans des anges, sur des rails de fer, poussé par la seul de force de quelques hommes s’épuisants à porter des pelles et des pelles de charbon dans une chaudière. Il faut bien peu de choses pour réaliser des miracles, pensa-t-il, et il était impressionné par la vitesse à laquelle le monde avançait. Si vite qu’il le perdait de vu. Baissant les yeux vers ses chaussures rutilantes, Sir Lochand ajouta pour lui-même que la vieillesse était un fardeau, une odieuse punition pour les péchés que nous commettons dans notre jeunesse. Et après, vient la mort. Si Sir Lochland avait bien peur d’une chose, c’était de cela : mourir. Disparaitre, n’être rien de plus que quelques images sur des portraits, quelques souvenirs flous, pour les gens qui ont partagés votre vie, ou ceux qui vous ont croisés, puis s’envoler des mémoires, doucement, et lentement, comme consumé par le feu du bûcher du temps qui passe. Quelle odieuse chose que la vie ! Etre, puis ne plus être. Cela est fugace, cela passe aussi vite qu’une pluie au mois de mars, qu’une histoire d’amour de jeunesse, qu’une ombre dans la nuit, et, finalement, qu’un souffle. Une expiration, légère, qui s’échappe et qui fait frémir un pan de tissu, ou un pan de peau nue. Ce n’est que cela. C’est un miracle, et c’est bien peu de chose.

Sir Lochland mit la main dans la poche de sa veste et en sorti une montre à gousset, en argent brillant et sur laquelle étaient gravées ses initiales, qui étaient avant lui à son père : E.L. Les aiguilles indiquaient deux heures moins le quart. Son train n’allait pas tarder à entrer en gare. Le Rocketship Express, une invention à la fois élégante et étonnante. Un train d’une longueur jamais vue auparavant : pas moins d’une trentaine de voitures – voiture-couchette, voiture-restaurant, voiture-salon…– s’y succédaient. Et le trajet que cette machine du diable allait parcourir était aussi une première. Un voyage de trois jours, à travers toute une partie de la Grande-Bretagne, puisque celui-ci courrait pour la première fois de Londres jusqu’à Newcastle. Rocketship Express, ce nom lui allait à merveille : assez pompeux pour une invention d’une telle prétention. Quand le Sir regardait autour de lui, sur le quai de la petite gare de Bedford, il retrouvait dans l’expression de chaque personne qui s’apprêtait à prendre le Rocketship Express la marque incrustée de cette prétention. Une expression noire et sale, comme de la crasse. En observant cela, Sir Lochland ferma ses paupières, pour ne plus rien voir, et soupira. De lassitude. Car il était devenu, au fil des ans, las de tout.

Un des contrôleurs de train, dans son bel habit beige et bleu, se mit à hurler que le Rocketship Express allait entrer en gare, et que les passagers devaient se tenir prêts. La machine immense, toute en rouages neufs, apparut sous leurs yeux. Une locomotive de qualité, d’un beau vert émeraude, avec, gravé sur ses côtés en lettres d’ors le nom de ses créateurs : Desmund, Shoshanna & Co., tirait derrière elle son long corps, recrachant une épaisse fumée noire par sa cheminée nasale, comme si cet engin avait, en fait, été un animal. Desmund, Shoshanna & Co. était une compagnie de construction de matériel ferroviaire non seulement reconnu dans le monde entier – pour la précision de leur travail ainsi que la qualité et l’élégance des matériaux utilisés – mais aussi particulièrement originale puisqu’elle était dirigée par un homme et une femme. Lady Shoshanna était, depuis son plus jeune âge, une passionnée des voies ferrées et elle était devenue maitresse dans l’art de la technique et de la technologie mécanique des trains. Et cette femme, qui était de celles au caractère fort et volcanique, n’avait eu aucune peine à se faire une place parmi les grands hommes. Sir Lochland et sa femme avaient croisés Lady Shoshanna à une soirée mondaine, quelques mois auparavant. Cette dandy au féminin, car c’est là ce qu’elle était, était dotée d’une forte sociabilité, et elle considéra tout de suite Emely Lochland comme une amie. Après une conversation entre les deux femmes, au cours de laquelle cette dernière eu confié à Lady Shoshanna l’admiration que son mari vouait pour la qualité de son travail, elle se proposa de leur offrir deux billets pour le tout premier trajet de sa toute nouvelle invention : le Rocketship Express. Sir Lochland accepta, et cela tombait juste car il devait aller rendre visite à un vieil ami, à Nottingham, dont la gare en était desservie. Emely Lochland refusa, car elle n’était pas femme de voyage.

Seul, sur le quai de la petite gare de Bedford, Sir Lochland regardait le fameux train arriver. Il avançait lentement, comme un ver, dans un crissement suraigu et détestable. Voilà la bête, pensa-t-il, celle dont tout le monde parle. Il ne put s’empêcher, en admirant cet amalgame du beau et du pratique, cette charmante innovation, toute de fer forgé et de boiseries, de se dire que l’esprit humain était magnifique. Il se demanda ensuite comme de telles idées pouvaient bien sortir de l’esprit de certains hommes – en l’occurrence, certaines femmes – qui étaient pourtant dotés du même cerveau que les autres. Cela devait être, selon lui, une question de réseaux synaptiques. Les connexions devaient se faire différemment d’une personne à une autre, et ce devait être la raison pour laquelle nous voyons tous les choses de manières différentes.

Desmund Grant, l’associé de Lady Shoshanna, avait choisi pour ce train une façon originale d’attribuer à chacun une place, assise ou en couchette. En effet, l’engin était composé ainsi : La première voiture après la locomotive était une voiture-salon. Les quatre qui suivaient comportaient une vingtaine de places assises chacune, réparties en deux rangées, pour les voyageurs dont le trajet était le moins long, et les cinq d’après étaient des voitures-couchettes. Il y avait ensuite la deuxième voiture-salon suivit du premier wagon-restaurant, qui faisait la taille de deux voitures-couchettes côte à côte. Les sept voitures d’après étaient de nouveau des voitures-couchettes, séparées des huit dernières, de la même fonction, par à nouveau une voiture-salon suivie d’une voiture-restaurant. Le tout dernier wagon était aussi le tout dernier salon du train. Trente voitures accrochées les unes aux autres par des jonctions métalliques que l’on pouvait détacher et rattacher à son aise, en fonction du voyage. Desmund Grant était un des plus grands architectes anglais de l’époque, et il était connu notamment pour son extravagance. Il avait construit les choses d’une façon à la fois organisée et raffinée. Les quatre salons, en partant du tout dernier, s’appelaient respectivement Eau, Terre, Feu, et Air, et les restaurants, dans le même ordre, étaient Sols et Cieux. Desmund Grant avait fait les choses ainsi pour que, si l’on partait du trentième wagon et que l’on remontait l’ensemble du train jusqu’à la locomotive, nous puissions voyager depuis le monde des mortels jusqu’au monde divin, comme si la locomotive à vapeur – élégamment nommée Athéna – nous conduisait jusqu’au paradis. Chaque voiture-couchettes était divisée en trois cabines : une d’une place, une de deux et une de quatre. Ces wagons-couchettes étaient séparés en trois catégories : le tout dernier était Rampants, le suivant, celui du milieu, était Marchants, et le premier était Volants. Chaque cabine de chaque wagon portait le nom d’un animal correspondant à la catégorie, et avait été aménagé par certains des plus respectables décorateurs, en fonction de celui-ci. Les quatre voitures avec les places assises étaient d’une catégorie tout autre qui se nommait : Mythiques. Et chaque siège portait le nom d’un être divin antique, dans un ordre aléatoire, allant de Poséidon à Gaia, en passant par Lélantos, Séléné, Thétys, et soixante-quatorze autres. Il était écrit sur le billet de Sir Lochland qu’il devait se rendre aux Marchants et trouver la cabine Sanglier, qui lui était réservée.

C’est les yeux rivés sur le sol, et les épaules basses, qu’il se dirigea donc vers le milieu du train. Il était écrit, sur chaque wagon, le nom des trois cabines qui s’y trouvaient. Il trouva la sienne entre celle de l’Eléphant et de la Loutre. Une cabine d’une place, dans des tons de bruns dégradés, allant du beige jusqu’à un marron franc et sombre. Une couchette occupait l’un des murs, qui étaient tapissés de papiers peints montrant des scènes de vie de l’animal. Un petit bureau était placé sous l’unique fenêtre, qui était opposée à la porte d’entrée, et il se trouvait, sur le quatrième mur, un petit évier de porcelaine.

Sir Lochland s’assit sur le petit lit aux draps blancs et à la couverture marron claire. Il posa sa valise à ses pieds. Il retira son haut-de-forme et le mit sur le bureau. Il prit alors, dans la poche intérieure de sa veste, une petite enveloppe qu’il ouvrit avec délicatesse et attention. Il s’y trouvait, à l’intérieur, un petit papier et une photographie, pliée en deux, cornée et abimée par endroits. C’était une habitude de sa femme, de lui laisser une lettre lorsqu’il partait en voyage, et de la poser sur le buffet près de l’entrée de leur maison. Sir Lochland, lorsqu’il quittait la maison, s’arrêtait toujours devant celui-ci, pour prendre son chapeau et la petite enveloppe. C’était devenu mécanique, comme si cela était plus qu’une habitude. Comme si cela faisait parti de ces choses de la vie quotidienne que l’on fait sans même s’en rendre compte – boire son café, le matin, prendre le journal, embrasser sa femme sur le front, et puis l’embrasser encore, comme si cela pouvait faire renaître l’amour, réciter ses prières, sagement et pieusement, se mettre au lit, le soir, et, parfois, prendre l’enveloppe.

A chaque fois c’était une photographie différente, une de leur passé commun. Cette fois là, ce fut une d’eux deux et de quelques uns de leurs amis proches, prise dans un parc du cœur de Londres, une des rares fois où Emely avait accepté de quitter sa maison. Elle datait d’il y a vingt ans. Quand Sir Lochland la regardait, il ne regardait que sa femme. Elle était belle, pensa-t-il, avant que les rides ne s’accaparent son doux visage. Elle l’était moins maintenant, même à ses yeux à lui. Il lut le mot qui accompagnait l’image – image figée dans le temps d’un instant fugace. Juste une ligne, une phrase brève. Emely était douée pour ses mots d’amour courts et synthétiques, qui disaient tout en en disant le moins possible : « Reviens-moi vite, les jours sans toi sont les plus longs ».

Le train se mit à démarrer, lentement, et Sir Lochland se leva d’un bond. Décidant de remettre sa mélancolie à plus tard, il reprit son haut-de-forme et sortit de sa cabine. Ce train innovant méritait d’être visité. Face au long couloir qui s’étendait sous ses yeux, il hésita quelques instants. Le dilemme était celui-ci : devait-il aller à droite, ou devait-il aller à gauche ? Il se dit finalement que cette question était sans importance, et il partit à gauche. Il traversa plusieurs wagons, similaires, de la catégorie des marchants. Des noms d’animaux à pattes défilaient sous ses yeux. Vache, Dromadaire, Loup, Chimpanzé, Mouton, Chien… Il arriva finalement devant une porte sur laquelle une plaque de cuivre indiquait : Wagon-restaurant Sols. Il y entra. Un décor d’une grande finesse. Un lustre en cristal pendait du plafond, mais ceux-ci avaient été teint en brun, si bien que l’on aurait pu croire que ce fusse des morceaux d’argile. La base des murs était peinte en couleur terre, jusqu’au milieu de celui-ci, où, entre les longues fenêtres qui laissaient apercevoir le défilement fugace du paysage, étaient représentées des grains d’herbe montant jusqu’au plafond dans de fines courbes gracieuses, et cela faisait si vrai que l’on pouvait croire les voir danser dans les courants d’air. Les nappes étaient du même ocre rouge que les tables et les chaises. Sir Lochland, admirant chaque détail de la pièce – des lampes, en formes de branches d’arbres et qui étaient accrochées aux murs comme telles, jusqu’à la fine moquette d’un ocre jaune qui rappelait les terres brûlées des pays où le soleil est le plus haut – la traversa jusqu’à la voiture suivante. Salon Terre. Cette fois-ci, les murs représentaient une immense fourmilière : des centaines de fourmis à échelle humaines s’activaient sur un fond brun. Le lustre était le même, mais les tables à manger avait étaient remplacé par des fauteuils, placées en demi-cercles de deux ou trois au centre desquels se trouvaient un cendrier haut. Les trois quarts de la pièce avaient été investis par des familles de voyageurs. Des hommes et des femmes, aux mines heureuses, se relaxaient tandis que leur progéniture courrait, piaillait, jouait avec les fourmis peintes et se roulaient par terre. Sir Lochland se dit que c’était un spectacle désolant. Il n’aimait pas les enfants, et fort heureusement, Emely et lui n’en avait jamais eu. Le vieil homme se dirigea vers l’un des coins de la pièce, où des sièges restaient disponibles. Une alcôve qui en comptait trois, en avait deux de libres, le troisième étant occupé par un jeune-homme qui lisait, concentré, un gros ouvrage en fumant une cigarette.

« Excusez-moi, jeune-homme, ces places sont-elles libres ? » Le garçon ne leva pas les yeux et lui répondit que oui, elles l’étaient. Sir Lochland prit donc place, en tachant de garder un siège vide entre le jeune-homme et lui. Il sortit sa pipe de sa poche, la bourra de tabac, et l’alluma. Il essaya de lire le titre du livre de son compagnon solitaire : Pensées et Vérités sur les Philosophes et Grands Penseurs Antiques, d’un certain Arthur B. Doyns, dont le nom lui était inconnu. Sir Lochland rit pour lui-même. Ce garçon doit-être un poète, pensa-t-il, tout comme moi dans ma jeunesse. Cela l’amusait de l’étudier, et il observa avec attention la façon qu’il avait de tenir l’ouvrage, d’en tourner les pages, et de porter sa cigarette à ses lèvres. Mais dès que celle-ci fut finie, le jeune-homme l’écrasa avec désintérêt, referma son livre, et partit, celui-ci sous le bras, sans un mot ni un regard. L’attitude désinvolte de ce garçon impressionna et fascina Sir Lochland, qui se dit qu’il était un étrange échantillon de l’espèce humaine.

Bercé par le ronronnement des roues, le mouvement du train, et le bruit de fond des conversations des autres passagers, Sir Lochland ferma les yeux, comme un enfant épuisé, et s’endormi, comme un vieillard, sa pipe à la bouche. Il se réveilla en sursaut. Le ciel, par la fenêtre, s’était obscurcit, et la nuit était presque tombée totalement. Sa montre à gousset affichait neuf heures et deux minutes. Le vieil homme se sentit stupide, à être tombé ainsi dans les bras de Morphée. Encore ensommeillé, il regarda partout autours de lui. Le salon était vide. Tout le monde devait être soit à table, en train de festoyer, soit couché, pensa-t-il. Il se leva alors, et passa ses mains sur ses vêtements, pour les repasser furtivement. Il se rendit compte que sa pipe était toujours dans sa bouche, alors il en profita pour la rallumer. C’est ainsi que, l’air faussement détaché pour cacher sa gêne, il se traversa une partie du train dans l’autre sens. En passant devant sa cabine, il continua tout droit, car il voulait visiter le second restaurant. Cieux. Il y entra et put ajouter sa propre fumée à celle de ces gentlemen fumant pipes, cigares cubains et fines cigarettes. Leur femme se tenaient bien droites, et étaient toutes apprêtées de leur plus belle toilette. Il avança jusqu’au bar, car il n’était pas encore tout à fait d’humeur à souper. Il commanda un verre de champagne. Le serveur, aux traits fins et à l’air rachitique, comme celui d’un chien errant, lui répondait avec un accent espagnol très prononcé. Deux jeunes filles étaient accoudées au bar, un peu plus loin, et elles parlaient en riant. Sir Lochland les regarda, et se dit que s’il avait eu trente ans de moins, elles l’auraient remarqué. Mais il était devenu invisible, et il ne comprenait plus la jeunesse moderne. Seule sa femme, le voyait encore, et c’était agréable d’avoir encore de l’intérêt pour quelqu’un. Etre vu par les yeux d’Emely avait toujours été un compliment, pour le peu qui avaient accès à cette grâce, et il en avait toujours été fier. En pensant à cela, le vieil homme faisait rouler sa coupe entre son pouce et son index.

« Qu’est-ce que j’vous sers ?

– Du rhum, s’il-vous-plaît. » Sir Lochland tourna la tête. L’homme qui venait de s’assoir à côté de lui était celui de tout à l’heure, qui lisait son livre sur les philosophes avec le plus grand intérêt. Ce garçon, pensa Sir Lochland, a l’air extrêmement tourmenté. Et en effet, car même s’il semblait ne s’occuper de rien, dans ce qu’il se passait autours de lui, il se tordait les mains sans cesse et se rongeait les lèvres. Il aperçu à son tour les jeunes-filles, qui devaient avoir son âge, et qui le dévisageait à présent, et leur adressa un amical signe de la main.

« Vous semblez avoir du succès dans le cœur des jeunes-femmes, lui dit Sir Lochland. Ainsi que chez les moins jeunes, ajouta-t-il, car il venait de remarquer une dame mariée, et surement mère de famille, à qui il faisait autant d’effet. Profitez-en. Le temps ne fait pas de cadeaux. Il passe bien trop lentement, et les attentes sont longues et nombreuses, mais il passe aussi à une allure défiant toute concurrence. Jamais il n’y aura sur terre un train capable de le rattraper, et même celui dans lequel nous nous trouvons à présent est beaucoup, beaucoup trop lent.

– Ces filles ne m’intéressent pas. » Le jeune homme lui avait répondu simplement, et en riant avec délicatesse, et il lui paru d’emblée sympathique. Ils échangèrent leur nom, et il s’agissait de Damian March, fils des propriétaires des compagnies de textile March, qui étaient, selon Damian lui-même, en faillite. Le jeune homme, au fil de la conversation qu’ils échangèrent, attisa de plus en plus sa curiosité, et Sir Lochland se proposa donc de l’inviter à souper. Il accepta avec politesse, et le Sir se dit qu’un garçon si bien élevé était une perle rare, en des temps pareils. Ils parlèrent beaucoup, en mangeant, et de tout : du temps qui passe, des femmes, et des raisons qui les ont chacun poussé à prendre le Rocketship Express. Le jeune Damian descendait au terminus, à Newcastle, pour retrouver sa sœur.

« Moi c’est une amante, qui m’a conduit à faire ce voyage. La science.

– La science, Sir ?

– La science. Je descends à Nottingham pour y retrouver un ami de longue date, qui est homme de science. Le pauvre homme croit avoir trouvé le secret de la vie éternelle, et il m’a supplié d’aller lui rendre visite pour admirer sa découverte. Cet homme est fou, il perd la tête, mais le doute d’une réelle, et si admirable, découverte m’a convaincu d’aller le retrouver. » Une fois son assiette finie, le jeune-homme se leva de table.

« Et bien, Sir, je vous souhaite que ce trajet de Bedford jusqu’à Nottingham ne s’avère pas inutile. Je vous remercie pour ce délicieux repas, et si vous voulez bien m’excuser, je vais retourner à ma couchette m’offrir quelques heures de sommeil.

– Si tôt ? Mais il n’est même pas dix heures du soir ! Ne voulez-vous pas m’accompagner dans un dernier verre ?

– Navré, Sir, mais je suis épuisé. Très heureux d’avoir fait votre connaissance. »

Sir Lochland le regarda s’éloigner, dans sa démarche raide, et se dit que ce jeune homme n’avait même pas prit de dessert. Et puis, de toute façon, lui-même n’en avait pas envie. Il se contenta alors de finir son verre de vin, et il se leva à son tour. Il regagna sa cabine sanglier où l’attendait son petit lit. Il se déshabilla, s’aspergea le visage avec l’eau du lavabo, et se mit en pyjama. Un ensemble en lin blanc rayé de fines bandes bleues. Un souvenir qu’il avait ramené d’un voyage en Egypte. Il avait rapporté le même à Emely, et ils se sentaient beaux, même maintenant, même après tant d’années de mariage, même du haut de leur vieillesse, quand ils allaient se coucher ensemble, assortis de la sorte.

Sir Lochland se glissa sous les draps, et relu, une dernière fois, les mots de sa femme avant de s’endormir. Une pensée le fit sourire : celle de se dire que ses rêves étaient à l’unisson avec ceux d’Emely.

Le Rocketship express arriva en gare de Nottingham le seize janvier 1862 à neuf heures et douze minutes du matin. Sir Lochland avait quitté sa cabine et les sangliers qui en ornaient les murs. Il était descendu sur le quai, enfumé par la locomotive du train, de cette ville qu’il n’avait pas revu depuis des années. Il avait sa valise à la main, et les épaules basses, exactement comme lorsqu’il y était monté. Il avança vers la sortie de la gare, croisant les visages de passagers qu’il avait aperçus à l’intérieur du train. Il vit soudain un homme d’une quarantaine d’années, très mince, et très grand, qui portait une pancarte sur laquelle était écrit en grosses lettres Enosh Lochland. Sir Lochland le reconnu tout de suite.

« Edgar ! S’écria-t-il, comme un enfant.

– Enosh ! Cria un autre homme.

– Alexander ! » Alexander VanMurien était le petit homme qui se tenait à côté du plus grand, Edgar, et ce dernier en était le chauffeur.

« Enosh ! Cria de nouveau Alexander.

– Alexander ! »

Les deux hommes se serrèrent dans les bras l’un de l’autre. Alexander était le plus vieil ami de Sir Lochland, et ils avaient fait leurs études de médecine ensemble. Les deux hommes ne s’étaient plus vus depuis près d’une décennie. Après les embrassades, et alors que l’émoi des retrouvailles faisaient encore effet, ils se tenaient face à face, chacun par les épaules, comme pour juger les marques que la vie avait laissé sur chacun. Alexander était presque chauve, il n’avait plus que quelques cheveux blancs raccrochés à la peau de son crane. Il était petit, et lui arrivait au menton. Sir Lochland nota aussi que l’embonpoint de son ami s’était vigoureusement développé.

« Les français s’embrassent, pour se dire bonjour, dit Alexander, qui avait cette capacité à dire tout ce qui lui passait par l’esprit. C’est idiot. Une poignée de main bien franche est tout aussi courtoise et bien moins vulgaire.

– Les français s’embrassent tout le temps, de toute manière.

– Ah, les français ! Les français aiment l’amour, et le vin !

– Et toi tu aime l’amour, le vin, et souper ! »

Les deux hommes montèrent dans la calèche qu’Edgar avait attelée. Ils s’éloignèrent de la gare, du quai, et du train, dans le doux soleil de l’après-midi anglais.

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Texte publié par ElishaJohnson, 25 avril 2014 à 18h21
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