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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Tout cela, pour moi, commença par une prière. Un Ave Maria que je prononçai à voix basse, dans un souffle, comme une confidence entre le monde divin et moi-même. J’ai toujours détesté n’être qu’un homme. J’aspirais à plus. Je voulais, moi aussi, avoir ma place parmi les Dieux. Les antiques, ceux auxquels on ne croyait plus, et ceux auxquels on croyait toujours. J’avais la foi pour toutes les divinités de toutes les religions, présentes ou passées, et je me sentais fort, épaulé par tout les Dieux et toutes les Déesses du ciel.

Cette prière, je l’avais prononcée dans le train qui me conduisait à Reveltown. Un train de nuit, qui transperçait la campagne anglaise, endormie et silencieuse, du vacarme de ses rouages et de ses coups de sifflet. Seul, dans la cabine à quatre couchettes, agenouillé, face à la fenêtre qui laissait entrevoir la rapidité à laquelle nous déchirions le paysage, les yeux clos et les mains pieusement jointes, j’avais récité cette prière, sans grande conviction. Une fois que je l’eus terminée, j’avais levé les yeux pour regarder le ciel. Jamais je n’en avais vu un plus beau, ou ne serait-ce qu’égalable, de toute ma vie citadine Londonienne. Si loin de la capitale, de sa puanteur et de ses vices, les nuages semblaient voguer à leur aise, et ces grandes masses d’eau en suspension avaient totalement pris le contrôle des cieux. Je me souviens encore de leur éclat, comme si ces images étaient restées figées dans mes rétines : des nuances blanchâtres, percées par l’or de quelques rayons de soleil, et se mouvant graduellement dans un gris foncé inquiétant, comme si le cumulonimbus était prêt à exploser à tout instant.

Après avoir poussé un soupir de lassitude, car à cette époque, et malgré mon jeune âge, j’étais las de tout – de la vie et du poids des jours, je m’étais relevé et m’étais assis sur une des couchettes du bas, que j’avais investie. Mes deux valises étaient posées dessus. J’avais pris, dans la poche intérieure de ma veste, mon paquet de cigarettes et m’en était allumée une, sur laquelle je tirais chaque bouffée avec lenteur. C’était mon habitude : j’essayais d’imiter mon père, quand il fumait ses cigares et qu’il en recrachait la fumée avec ce que j’estimais alors être de l’élégance.

C’était une lettre, qui m’avait conduit à Reveltown. Une lettre signée de la main gracieuse de Clarence, ma sœur aînée. Depuis le jour où nous l’avions reçu, elle était restée dans la poche coté cœur de ma chemise. Je la relisais dès que l’envie me prenait, si bien que j’avais fini par en apprendre les quelques lignes par cœur. Elle disait ces mots :

« Chère mère, cher père et chers frères.

« Je viens d’arriver dans cette petite bourgade près des rives de la mer du nord. Reveltown, cela sonne doux, comme un songe, ou comme une promesse. J’ai une chambre dans une auberge, face à la plage, tenue par la très douce Madame Solus. Le ciel est pur et l’air est frais. Ce séjour de repos s’annonce agréable. Plus les minutes passent et plus je remercie tante Eleanor de m’avoir conseillé d’y séjourner.

« Je serais de retour dans deux semaines, chère famille, et je l’espère totalement reposée. Je reviendrais les bras chargés de présents pour vous tous en l’honneur des fêtes de Noel, j’ai infiniment hâte que nous les passions ensemble.

« Je suis à peine installée que vous me manquez déjà.

« Je vous embrasse très fort et vous serre dans mes bras.

« Clarence ».

Clarence n’était pas rentrée. Ni une fois les deux semaines passée, ni pour fêter Noel. Mes lettres étaient toutes restées sans réponse. Mes parents se répétaient qu’elle avait tout simplement prit goût à l’air du bord de mer, et qu’elle nous écrirait quand elle en aurait le temps, mais l’inquiétude n’a jamais fait partie de leur mode de vie, de même que la parentalité. J’avais donc pris la route, seul, et m’était acheté le billet de train le moins cher pour Reveltown. Cela ne faisait pour moi aucun doute que mon absence ne serait pas remarquée avant mon retour à la maison, même si je partais des années entières. Que ce soit Père, Mère, ou Julius, mon frère cadet, il n’a toujours compté pour eux qu’eux-mêmes. Il n’y a que Clarence, pour qui les autres avaient de l’importance. Et à mes yeux, elle était tout.

Le temps était passé, et les nuages, dans le soleil couchant, avaient virés au rose et à l’orange. Je sorti ma montre à gousset pour regarder l’heure, et cela me paressant raisonnable, je me dirigeai vers le wagon-restaurant. Le long et maigre couloir du train trahissait la luxure de celui-ci : les murs étaient en bois vernis, un tapis de velours rouge le parcourait sur toute sa longueur, des dorures ornaient les bords du plafond, et les lampes à gaz, placées régulièrement sur les murs, étaient dans un cuivre des plus scintillants. Il était désert, à tel point que cela en devenait effrayant. Je traversais les wagons, les uns après les autres, dans l’unique bruissement de mes pas foulant le tissu du sol. A chaque passerelle que je passais, le vent m’agressait et le défilement du paysage – chaque arbre, chaque chaumière, chaque colline et chaque buisson, à cette vitesse ahurissante, me tournait la tête.

L’air du wagon-restaurant était enfumé par tous ces gentlemen fumant pipes, cigares cubains et fines cigarettes. Leur femme se tenaient bien droites, et étaient toutes apprêtées de leur plus belle toilette. Rien, dans leur attitude à tous, ne laissait paraître l’épuisement que produisait un voyage aussi long que celui-ci. Le train, en effet, traversait toute la Grande-Bretagne, de Londres jusqu’à Newcastle, dans un voyage de plusieurs jours. Il desservait une vingtaine de gares, plus ou moins connues, plus ou moins grandes, et un tel trajet était une innovation dans l’industrie du chemin de fer mondial. La fierté des hommes, de participer à cette avancée technique dans le transport d’êtres humains d’un point à un autre, se lisait sur leur face bouffies et rougies par le gin qu’ils buvaient à grandes gorgées. Je traversai la voiture, passant entre les tables aux nappes blanches qui se succédaient à ma droite et à ma gauche, jusqu’à un comptoir surmonté d’une étagère en ébène affichant avec ostentation des dizaines de bouteilles d’alcools différents. Une telle diversité de boissons me fit frémir. Je pris place sur l’un des hauts tabourets, et le serveur s’approcha de moi. Il avait un air malicieux, comme celui de ces joueurs de poker qui prennent un malin plaisir à dépouiller les hommes assez saouls pour accepter de jouer contre eux, et son visage fin, long et creusé, accentuait son apparence de bohémien. Il avait un étrange sourire, dessiné sur ses lèvres, qui tirait le coin droit de sa bouche vers le haut. Ses yeux étaient vitreux et avaient la couleur du whisky.

« Qu’est-ce que j’vous sers ? Me demanda-t-il avec un fort accent étranger.

– Du rhum, s’il-vous plait. » Le serveur se contenta de hocher la tête, et se baissa pour attraper un verre sous le comptoir. J’avais reconnu son accent comme étant originaire du Sud de l’Europe. L’Espagne, peut-être, ou bien le Portugal. Il avait la peau brune et cramée par le soleil antique des pays chauds. Il déposa sous mon nez un verre à moitié plein du liquide ambré, aux effluves épicées, et je lui donnai en retour de quoi payer ma consommation. Toutes les personnes présentes dans le wagon parlaient bruyamment, riaient, et l’ambiance était festive. Il y avait, de l’autre côté du bar, deux jeunes filles qui me fixaient, l’air émoustillé, en ricanant. Je leur adressai un hypocrite signe de la main, accompagné d’un de mes sourires factices, avant de porter la coupe à mes lèvres et d’en boire le nectar sucré.

« Vous semblez avoir du succès dans le cœur des jeunes-femmes. » Je tournai la tête. Un homme, assis à côté de moi, avait prononcé ces mots sans même me regarder. Il était vêtu d’un épais costume sombre, qui tranchait avec la chemise blanche que l’on apercevait sous sa veste, et son visage était masqué par l’ombre du haut-de-forme qui tombait sur son front, lui cachant les yeux. « Ainsi que chez les moins jeunes, ajouta-t-il en désignant de la tête une femme d’âge mûr qui gardait ses yeux rivés sur moi, ses lèvres, fanées par les multiples baisers qu’elle avait dû donner dans une jeunesse trop vite passée, légèrement entrouvertes.

– Profitez-en, continua-t-il, sans lever les yeux de la flûte de champagne qu’il tenait fermement entre son pouce et son index. Le temps ne fait pas de cadeaux. Il passe bien trop lentement, et les attentes sont longues et nombreuses, mais il passe aussi à une allure défiant toute concurrence. Jamais il n’y aura sur terre un train capable de le rattraper, et même celui dans lequel nous nous trouvons à présent est beaucoup, beaucoup trop lent. » Il tourna finalement la tête vers moi, me laissant voir sa face ridée de vieillard et sa moustache drue, blanche comme neige. « J’en sais quelque chose, croyez moi jeune homme. Et si la vie m’a apprit une chose c’est que le passé est définitivement perdu et qu’aucune seconde ne se récupère. » Ne sachant quoi lui répondre, et surpris par son allure grave, infiniment sérieuse, je restai muet, le dévisageant. Mais son expression changea brutalement, et le vieillard se mit à rire. Il eut alors l’air d’un joyeux grand-père, et sa moustache s’agitait en laissant découvrir une dentition des plus sommaire. « Pourquoi n’allez-vous pas vers ces jeunes filles, pour leur proposer un agréable moment en votre compagnie ? Elles semblent n’attendre que ça.

– Ces filles ne m’intéressent pas, lui répondis-je en riant à mon tour, mais légèrement, comme je l’avais toujours fait.

– Elles ne vous intéressent pas ? Faut-il que vous soyez fou ! Si j’avais eu votre âge, et votre beauté, pour sur j’aurais accouru vers elles. Mais, peut-être, êtes-vous… ? » Je m’étouffai dans une gorgée de rhum et recrachai le tout sur le comptoir. Le vieil homme se mit à rire de plus belle et m’adressa une forte tape sur l’omoplate : « Allons, allons, jeune-homme ! Ne soyez pas si choqué ! Vos douces et neuves oreilles sont-elles si prudes ? » Je lui souris, et tenta de m’essuyer la bouche avec une serviette en coton que venait de me tendre le serveur, non sans une pointe de moquerie que je pensais discerner dans son regard. Le vieil homme me tendit la main : « Sir Enosh Lochland, de Bedford.

– Damian March, de Londres.

– March… Des compagnies de textile March ? » J’acquiesçai d’un hochement de tête. « Eh bien, mon cher Damian, votre famille est à la tête d’une vraie fortune !

– En toute confidence, était, Sir. Mes parents ont presque tout dilapidé dans la plupart des casinos du monde, et c’est seulement les quelques entreprises que les huissiers ont eu la générosité de ne pas saisir qui nous tiennent en vie chaque année. Personne n’a jamais remarqué notre si fragile condition, car nous avons un talent rare pour les faux-semblants et pour jouer sur les apparences. » Ce fut à son tour de rester muet, et au mien de saisir son intérêt. Après une courte pause, j’ajoutai sur un ton de plaisanterie : « C’est un don familial, que nous nous transmettons à chaque génération, chez les March » Un air charmé s’afficha sur sa face ridée. J’ai toujours été fasciné par cette capacité que j’ai à plaire aux gens, même sans le vouloir, même sans que je n’éprouve le moindre intérêt pour eux.

« Vous semblez être un fameux personnage, me dit-il, l’air ravi. Je suis, voyez-vous, un passionné de l’espèce humaine, et quand je rencontre un phénomène tel que vous je me sens obligé de l’étudier. Pourrais-je avoir le grand honneur de vous inviter à souper ? Les coûts seront à ma charge, cela va sans dire.

– La proposition est fort alléchante, lui répondis-je, avec un large sourire.

Un des serveurs de la voiture-restaurant nous conduisit à une table, contre laquelle le carreau d’une fenêtre nous laissait entrevoir la verdure somnolente de la compagne vide – des étendues d’herbe à pertes de vue, et silencieuse – pas un son venant de l’écosystème que nous traversions. Nous nous assîmes face à face, séparé par une bouteille d’un grand cru français et par deux élégants verres à vin.

– Donc mon cher ami, dit Sir Lochland, si ces jeunes et charmantes donzelles ne vous plaisent pas, j’en déduis que vous devez être un grand romantique.

– Romantique, je ne pense pas, Sir. » Le vieillard saisi la bouteille, et la robe rouge bordeaux de la boisson envahit lentement mon verre.

« Puis-je savoir, si cela n’est pas trop indiscret, quel est votre genre de femme ? Me demanda-t-il.

– Je suis du genre à aimer celles qui ne sont pas comme les autres. » Son épaisse moustache étouffa un éclat de rire, guttural, qui sorti, comme un râle, du fond de sa gorge.

« Ah, mon cher Damian ! J’étais comme vous, moi aussi. Croyez-le ou non, séduisant, raffiné, et avec le monde – et les femmes – à mes pieds. Mais tout cela n’avait guère d’importance à mes yeux et j’attendais mon grand amour. Je savais parfaitement qu’il viendrait un jour, et c’est ce qu’il fit. Elle s’appelle Emely, et voici quarante-trois ans que nous sommes mariés ! Mais, quelques années après les noces, et une fois l’amour envolé, je me suis aperçu que les autres femmes – toutes celles que j’aurais pu avoir, toutes celles que je voulais à présent – me manquaient. Mais il était trop tard : j’étais déjà vieux. » Le serveur posa devant nous deux assiettes de poulet que nous lui avions commandé. « Bien triste histoire, Sir.

– Bien triste, en effet. Et cela m’attristerait encore plus si elle devait s’appliquer aussi à vous. » Nous attaquâmes nos assiettes. Quelques tables plus loin, un groupe d’homme d’affaire se mit à entonner quelques couplets paillards, mâchonnant dans leur grosse bouche leurs mots et leurs syllabes, qui se laissaient piéger dans leur épaisse salive visqueuse. Sir Lochland ne semblait même pas les remarquer, et il gardait les yeux obstinément rivés sur moi.

« Vous me rappelez moi, dans ma jeunesse, finit-il par dire, après une courte pause. Je ne pense pas me tromper en affirmant que vous devez être un penseur, un homme de réflexion. Un peu philosophe, un peu poète, et surement un peu fou.

– Vous avez visé juste, Sir. » Je lui répondais sans croiser son regard, bien trop occupé par mon assiette, car il ne m’intéressait pas, et même plus, ce vieil homme familier et légèrement grossier m’ennuyait. Mais il a toujours été pour moi très difficile de refuser une invitation à dîner, surtout si celui-ci est offert, quand bien même l’homme en face de moi aurait assassiné toute ma famille. Sauf Clarence. S’il avait tué Clarence, je l’aurais tué en retour. « Dans quelle gare descendez-vous ?

– Celle de Newcastle, lui répondis-je.

– Ah… La fin du trajet. Vous n’y serez qu’après demain.

– En effet, Sir.

– Qu’est-ce qui vous conduit aussi loin de Londres ?

– J’ai quelqu’un à aller voir.

– Une femme ?

– Une femme.

– Une amante ?

– Non, ma sœur.

– Moi c’est une amante, qui m’a conduit à faire ce voyage. La science.

– La science, Sir ?

– La science. Je descends à Nottingham pour y retrouver un ami de longue date, qui est homme de science. Le pauvre homme croit avoir trouvé le secret de la vie éternelle, et il m’a supplié d’aller lui rendre visite pour admirer sa découverte. Cet homme est fou, il perd la tête, mais le doute d’une réelle, et si admirable, découverte m’a convaincu d’aller le retrouver. » Je posai mes couverts dans mon assiette, m’essuyai la bouche et me levai : « Et bien, Sir, je vous souhaite que ce trajet de Bedford jusqu’à Nottingham ne s’avère pas inutile. Je vous remercie pour ce délicieux repas, et si vous voulez bien m’excuser, je vais retourner à ma couchette m’offrir quelques heures de sommeil.

– Si tôt ? Mais il n’est même pas dix heures du soir ! Ne voulez-vous pas m’accompagner dans un dernier verre ?

– Navré, Sir, mais je suis épuisé. Très heureux d’avoir fait votre connaissance. »

J’étais parti sans lui avoir laissé le temps d’insister plus. Je n’étais pas épuisé, mais le fait de devoir encore l’écouter me parler de son inintéressante vie, morne et fade, avec son air de tout connaître, et de devoir répondre à ses incessantes questions dans son flot de parole continu, me donnait la nausée.

Arrivé à ma cabine, et après m’être mis en tenue de nuit, je me couchai dans une des couchettes du haut et m’allongeai sous les couvertures. La lumière éteinte, il n’y avait plus que la lune pour m’aider à trouver mon paquet de cigarettes et mon briquet. La dernière de la journée, celle que je fume avant de dormir, a toujours été la meilleure de toutes. Et ce soir là, en même temps que le filet de fumée bleuâtre qui s’évadait par la fenêtre entrouverte, mes pensées s’envolèrent vers Clarence.

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Texte publié par ElishaJohnson, 25 avril 2014 à 18h19
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