Debout sur le perron de la Maison des Enfants, je vois la femme qui me sourit gentiment, elle ouvre la portière et me fais signe de venir vers elle et de monter dans la voiture.
N’aies pas peur semble-t-elle me dire, si seulement elle savait … Je ne sais pas ce que c’est la peur …
Et je ne suis pas sûre que de nous deux, ce soit à moi de craindre quoi que ce soit.
Quelques heures plus tôt, alors que je terminais mon petit déjeuner, Gisèle, l’éducatrice, était venue me chercher, interrompant ma discussion avec Lola ma meilleure amie et par la même occasion mon petit déjeuner … Elle avait vraiment décidé de me faire chier aujourd’hui !
Elle m’a demandé de la suivre, et on est sorties de la salle du restaurant. J’ai compris qu’elle m’emmenait vers le bureau de la directrice. Petit pincement au cœur, j’ai entendu les grands dire que des parents étaient arrivés ce matin, et si c’était mon tour ?
Je m’appelle Lucie Honoré, je suis née un 16 mai, c’est pour cela que je me nomme Honoré, ma mère, aussitôt le contenu de son ventre évacué, a pris la fuite. A l’état civil, on m’a donc offert le patronyme du saint du jour.
J’ai un peu plus de 6 ans et cela fait maintenant 4 ans que je vis à la Maison des Enfants. Quand on devient un peu vieux pour que le parent adoptif lambda soit attendri par nos petites bouilles de bébés, on nous déplace dans cet orphelinat, on y vit pas mal, la nourriture est correcte, le personnel, à défaut d’être aimant est au moins attentif.
Les grands ont pour coutume de dire que si on dépasse les 10 ans, on n’a plus aucune chance de décrocher des parents. Pour ma part, j’espérais voir arriver mes 10 ans en restant sur place, pas de bol, j’ai dû plaire à un couple à l’utérus en berne.
Les professeurs et la directrice disent souvent que je suis bizarre, je les entends chuchoter dans mon dos. Ils comprennent mal comment je fonctionne, je ne leur en veux pas, je ne les comprends pas plus, et je n’ai pas non plus le mode d’emploi de mes compagnons d’infortune.
Des parents, pour quoi faire de toute façon ? Quand on voit ce qu’ils nous ont fait, pourquoi on est là ? Si c’est pour devoir dépendre d’un couple qui viennent vous chercher les yeux humides et qui vous ramènent 2 mois plus tard des mots durs dans la bouche, à quoi ça sert ?
C’est arrivé à ma copine Lola et aussi à une grande, Hedwige. Elles sont parties un matin, des papillons dans l’estomac, leur petite main timide dans une grande pogne d’adulte, de “maman” ou de “papa”. L’air incrédule règne en maître à ce moment-là, le gosse n’y croyait plus, les parents prennent conscience que ça y est, ils ont un enfant. Ces quelques instants sont tout plein de sourire, de larme, d’émotions, ça fait presque mal à voir. Tout le monde semble pétri d’espoir et de projets d’avenir, ils ont à peine pris livraison de l’enfant qu’ils l’imaginent déjà faire de belles études et leur ramener tout un lot de satisfactions en pagaille, forcément, il sera le meilleur. Aucun parent ne pourra jamais être aussi fier qu’eux de leur enfant.
De ce que les copines ont raconté, les premiers jours se sont plutôt bien passés, mais petit à petit, ça s’est compliqué. L’adaptation à de nouveaux rituels, l’impression de devoir combler le vide ressenti par ces parents en mal de cajoleries.
Les adultes ont du mal à comprendre qu’on ne peut pas s’attacher ainsi, à la seconde. On est peut être petits et jeunes mais on a une sacrée mauvaise expérience des relations humaines et plus particulièrement avec les parents ! Comment voulez-vous qu’on se jette à cœur perdu dans un amour sans fin pour des gens qu’on vient à peine de rencontrer. C’est vrai qu’ils nous sortent de notre orphelinat, mais est ce qu’on y était si mal après tout ?
Lola, elle, se sentait mal à l’orphelinat, elle est partie main dans la main avec sa maman de remplacement, la poitrine gonflée de joie et d’espoir, elle pensait “à la vie à la mort” avec ses nouveaux parents, elle avait des rêves d’éternité et des projets pour remplir une vie entière à trois …
Elle n’a pas eu de chance, Lola. Ses adoptants essayaient d’avoir un enfant depuis 6 ans, ils avaient tout tenté et rien n’avait fonctionné, ils se sont donc résolus à adopter et sont venus prendre livraison de leur chère tête blonde, prêts à lui apporter le meilleur.
3 semaines après son arrivée, la nouvelle maman de Lola avait commencé à vomir convulsivement tous les matins, puis bientôt, elle rejetait tout ce qu’elle avalait. Elle avait d’abord pensé au stress de l’adoption et avait laissé courir un peu mais devant la persistance des symptômes, elle avait fini par consulter, se disant que c’est maintenant qu’elle était enfin mère qu’elle allait se taper une saloperie de maladie, un cancer digestif ou un truc du genre … Elle était ressortie de l’hôpital complètement ahurie après qu’on lui ait appris qu’elle était enceinte de 6 mois. La vie est décidément bien farceuse parfois … Le temps qu’elle rentre chez elle, son ventre, jusque-là inexistant avait commencé à tendre son chemisier et elle avait dû dégrafer son pantalon.
Lola s’était précipitée sur elle dès la porte franchie mais son adoptante l’avait repoussée aussi sec, se précipitant dans la cuisine pour lâcher à son mari un “je suis enceinte” tremblotant. Lola tenta de s’approcher de lui, elle avait besoin d’être rassurée mais il ne la vit même pas, le regard focalisé sur le ventre pointant sous de la chemise étirée, il tomba à genoux et serra sa femme tout contre lui.
Plus tard dans la soirée, ils avaient expliqué à Lola qu’ils ne pouvaient se permettre de la garder plus longtemps. Un bébé, ça coûte si cher et ça demande tant d’attention, puis, celui-là était leur bébé, celui qu’ils espéraient depuis des années, tandis qu’elle …
Elle nous a souvent raconté comment elle avait crié, pleuré, essayé d’attendrir ces adultes qui se réclamaient être ses parents, mais rien n’a pu y faire. Ils ont contacté la directrice de la Maison des Enfants pour lui faire marcher le SAV. Comme elle tentait de leur faire entendre raison, ils lui ont rappelé que de toute façon elle n’avait pas les moyens de leur intenter un procès. Et c’est ainsi que 2 mois après avoir quitté la Maison les yeux pleins de papillons, Lola était revenue, la tête basse. Sa confiance envers les adultes en avait pris un sacré coup.
C’est en pensant à tout ça que je me laisse conduire au bureau. Je me demande s’il est encore possible de faire marche arrière, peut être que si je me comporte vraiment mal, si je fais la mal élevée, si je mange mes crottes de nez, ils partiront sans moi.
Arrivée devant la porte, mon regard se tourne vers Gisèle, l’éducatrice attendait avec mes quelques affaires devant le bureau de la directrice, elle me sourit en me souhaitant bonne chance. Je ne l’ai jamais aimée Gisèle, son air imperturbablement gentil m’a toujours fait peur. On dirait qu’elle n’éprouve qu’une seule et unique émotion et qu’un masque de bonté est peint sur sa face du soir au matin. Je comprends qu’il est inutile de tenter ma chance auprès d’elle alors je pousse enfin la porte.
Madame Redaingotte, la directrice, est plantée derrière son bureau, ses petits yeux de fouine sont enfoncés si profond dans le haut de ses pommettes qu’on pourrait penser qu’on les a incisées pour y insérer les deux globes. Seul un sourire pincé vient apporter un semblant d’humanité sur son visage fermé.
Mon observation est interrompue par un bruit mouillé sur ma droite. Tendue comme une corde prête à se rompre, je me tourne mécaniquement pour découvrir l’origine du gloussement.
Un couple se tient debout face à moi, ils me regardent avec une intensité douloureuse, je vois les joues de la dame qui brillent et je comprends que le bruit mouillé, c’est un sanglot qu’elle a laissé échapper quand je suis entrée dans la pièce. Elle est assez quelconque, pas très grande, ni grosse ni mince, elle transpire la normalité et la discrétion, la seule petite touche d’originalité réside dans la barrette en forme de lapin qu’elle a glissé dans ses cheveux. Pour me plaire peut être ? Elle s’est dit que si elle affichait une petite touche enfantine, elle me serait immédiatement sympathique ? Si c’est ça, c’est raté !
Lui est tout à l’opposé, il a la gueule du chouette type, toujours prêt à faire rire la galerie. Je vois un morceau de tatouage qui s’échappe de la manche de son pull et son oreille gauche porte 3 anneaux, un gars qui ne doit pas entièrement accepter de rentrer dans le troupeau mais qui se rend bien compte qu’on doit tous s’y plier un tant soit peu.
Ils me sourient et ils ont des airs de gosses devant la vitrine d’un glacier. La glace est toujours dans le pot mais bientôt, contre la petite pièce qui va bien, elle va migrer dans un cornet qui atterrira dans leur main. La glace, c’est moi et j’ai pas particulièrement envie de me faire lécher par deux frustrés de mioche.
Je les détaille du regard et je sais que je n’ai pas envie de me faire câliner par ces deux orphelins d’enfants, je lis dans leur regard. Ca transpire de leurs pores, ils vont m’aimer, d’ailleurs, ils m’aiment déjà, ils ont du mal à se retenir de se jeter sur moi pour me couvrir de caresses et de baisers, j’ai envie de vomir rien qu’à imaginer ça.
Pour couper court, je fais pipi sur place, un petit ruissellement se fait entendre et je souris enfin, libérée, je pense avoir trouvé le moyen de leur faire ravaler leur enthousiasme !
Contre toute attente, leurs visages se remplissent d’encore plus de gentillesse, la femme ouvre son sac et en sort un sachet de mouchoirs en papier, elle se lève et les étale à mes pieds, me regarde, des sourires pleins les yeux et me presse doucement la main. Elle n’a pas encore de mots à me donner mais ce geste en dit déjà long sur toute l’attention qu’elle a en réserve pour moi.
La vieille Redaingotte me foudroie du regard, je finis par craindre qu’elle ne s’étouffe de rage, je vois ses lèvres qui s’étirent, elle est prête à me gratifier d’une remarque cinglante quand l’homme intervient “Madame Redaingotte, je crois que Lulu a besoin de vêtements secs, pourrions-nous régler les derniers problèmes administratifs ?”.
Lulu ???? Lulu !!!! Ce type m’a appelée Lulu … Je me suis rarement sentie aussi humiliée, si j’avais su, j’aurais fait pire que pipi !
La directrice reprend contenance, elle se racle la gorge et plonge son vieux nez dans mon dossier, il semble complet, reste plus qu’à signer tout ça et à prendre livraison de “Lulu”.
Ma nouvelle maman me sourit encore de toutes ses dents et se désole de mon inconfort, pour un peu, elle culpabiliserait presque de m’avoir intimidée au point de me donner envie d’inonder mes chaussures.” Rassures toi” qu’elle me dit, ”Ta garde-robe est déjà toute prête dans ta chambre, un bon bain moussant qui sent bon et un pyjama moelleux te feront oublier ce malencontreux incident.”
L’affaire se termine sur une poignée de mains et des sourires de circonstances, la vieille Redaingotte est libérée d’un des moutards, les nouveaux parents ont enfin un enfant et l’orpheline que je suis devrait être ravie d’avoir enfin trouvé parents à son pied.
Sauf que, je ne suis pas ravie, je ne voulais pas d’une famille !
Je me dirige vers la sortie à la suite de mes parents. “Je m’appelle Line, et mon mari Paul”, ils m’emmènent vers la porte, ils m’arrachent à ce lieu que je connais sur le bout des doigts, que j’aime presque, qui me sécurise et où j’ai mes habitudes pour m’emmener vers un ailleurs, vers l’inconnu, je ne suis pas sûre d’être prête à franchir cette porte et pourtant, je passe l’encadrement et me retrouve à l’air libre.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3088 histoires publiées 1358 membres inscrits Notre membre le plus récent est Mimi0210 |