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tome 1, Chapitre 19 tome 1, Chapitre 19

Virginie était allongée dans son lit douillet. Quand son mari vint la rejoindre, elle l’enlaça, plaçant adroitement ses pieds froids sur ceux de sa moitié. Il faisait une bouillotte parfaite. D’un autre côté, elle sentait bien qu’elle n’allait plus en avoir besoin pendant quelques mois.

C’était une jeune femme d’à peine vingt-neuf ans. Son mari en comptait un peu plus au compteur. Elle était rondelette. Sa peau avait la douceur de la pêche au plein cœur de l’été. Cet état de grâce ne durerait pas. D’ici plusieurs années, elle se regarderait flétrir à petit feu. Mais à cette époque, elle aura bien d’autres choses en tête. Ses cheveux châtains vinrent chatouiller le cou de son mari. Il les retira avec une extrême attention. Entre eux se déployait une harmonie de douceur. Certains les auraient même peut-être taxés de naïfs. Des naïfs, des bienheureux de la vie.

Sa bouche pleine s’entrouvrit avec sensualité. Son mari allait se ruer sur elle quand elle l’arrêta d’un baiser sur la joue.

— Tu crois qu’on peut leur annoncer ? Chuchota-t-elle.

Anthony Bazin reprit sa place à ses côtés, sur le dos. Son bras droit était passé sous les épaules de Virginie. Il la tenait fermement.

— Je crois que ce n’est pas le bon moment, mon ange.

Ce qu’elle venait d’apprendre depuis peu lui brûlait les lèvres. Elle s’était tue, le temps du deuil, qui ne dure pas bien longtemps à notre époque. Elle était persuadée que ça pourrait mettre du baume au cœur aux autres membres de la famille.

— Une bonne nouvelle… C’est plutôt bien, après un passage à vide, tu crois pas ?

— Mon ange, papa est peut-être enterré, mais ça ne s’arrête pas là. Il faut digérer sa maladie…

— Je sais, le coupa-t-elle. J’allais le voir tous les jours. Je l’ai vu s’en aller. J’ai vu son changement, ses joues creuses, ses douleurs. J’ai tout fait pour qu’il garde le moral. On dit qu’avoir la foi dans sa guérison, c’est déjà une bataille gagnée sur le cancer. Il paraît que c’est super important.

— Oui, mon cœur… et je ne te remercierai jamais assez de ce que tu as fait pour lui.

— Bon, alors, il est temps de passer à autre chose, maintenant. Bannir ces images morbides par des images de naissance. Un petit être tout neuf, tu te rends compte ?

Virginie roucoulait de plaisir en prononçant ces paroles. Elle allait mettre au monde un petit bout d’homme… Ou de femme. Peu lui importait, elle allait enfin s’accomplir dans la vie. Comme une mère. Son vœu le plus cher. Ils avaient tant galéré pour en arriver là. Et maintenant, elle devait garder le secret, tenir sa langue, cacher son ventre.

— On dit que quand un être s’en va, un autre arrive…

— Ce sont des superstitions, tout ça !

— Oui, mais t’imagines l’impact sur les autres ? Je suis certaine que ça leur ferait plaisir de le savoir. Allez, mon ourson… Laisse-moi le dire. S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît ! Le supplia-t-elle d'un ton mutin.

Anthony la regarda, l’air à la fois sévère et amusé.

— Non, non, non !

— Pourquoi ? Répondit-elle avec une pointe d’exaspération.

— Parce qu’il faut déjà dépatouiller l’héritage. Ça fait tout un patakèsse. D’ailleurs, se reprit-il dans un éclair de lucidité, j’ai oublié de te dire qu’on allait manger chez Gabriel, demain. On doit en parler.

— Chouette ! Comme ça, j’en parlerai à Isabella en catimini, sourit-elle, coquine.

— Oh toi ! Quand tu as quelque chose en tête !

Ils firent l’amour pour clôturer la discussion. C’est tout de même bien mieux que de fermer les yeux sur une dissension. La savoir enceinte ne changeait rien à leur appétit. Bien au contraire…

Simon mit du temps à rentrer. Il était venu en stop de Brest à Landeda. Depuis, la nuit était tombée et les voyageurs étaient frileux à embarquer quelqu’un dans le noir. Surtout avec sa dégaine de pochtron. Il ramassa ses cheveux en queue. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais il le fit pour se donner toutes les chances. C’est une jeune fille qui finit par avoir pitié de cet homme en prise aux assauts du froid. Elle s’arrêta sur le bord de la route et l’invita à pénétrer dans l’habitacle. Simon était tout sourire. Il avait un poids de moins sur la poitrine. La discussion prit une tournure personnelle. La fille était très ouverte d'esprit. Elle aimait les marginaux. Elle-même avait failli vivre quelque temps dans la rue, par choix non par obligation. Elle n’avait pas osé. Alors, elle se vengeait en côtoyant les squatteurs du coin.

Ils se cherchèrent par la parole, par le regard, par les frôlements de doigts sur le côté de la cuisse. Ils se souriaient. Ils riaient à gorge déployée des vannes de l'autre. Au détour de phrases anodines, les sous-entendus étaient pesants.

Avant d’arriver à destination, la voiture fit un arrêt impromptu dans les petites routes de campagne qui menaient à la voie rapide, ersatz d’autoroute. Ils ne prirent même pas la peine d’enlever leurs vêtements. La nuit était fébrile. L’excitation au summum. Elle vint, la jupe relevée, s’asseoir sur ses genoux. Sur la place du mort, ils consommèrent ce qu’ils purent de l’autre. On appelle ça baiser, la plupart du temps. Pas eux. Ils dégustaient avec passion. Ils se dévoraient comme après une diète trop importante. Ils se soûlaient l’un de l’autre. Ils ne pensaient plus. Ils n’étaient plus que des corps. Des sensations. Plus rien à avoir avec des êtres pensants. Les neurones se reconnecteraient plus tard. En laissant des traces ou pas.

Simon lavait en cette fille, dont il ne connaissait même pas le nom, les pensées d’Isabella.

Le lendemain, Virginie avait astiqué la maison de fond en comble. Elle était épuisée. Une grossesse, ça fatigue. Elle pensa à sa sœur qui ne faisait que dormir. Question d’hormones. Les siennes avaient un effet caféine très marqué.

Elle se reposait quand Anthony rentra de son travail. Il avait les traits tirés. Toujours les hormones… Virginie l’avait à plusieurs reprises réveillé dans sa nuit.

— Tu as l’air fatiguée, ma chérie, s’inquiéta-t-il en l’embrassant.

— Mouais… Un peu. Mais j’ai toujours assez d’ardeur pour…

— Pour t’habiller et aller dîner chez Gabriel ? La coupa-t-il. Tu n’as pas oublié, mon cœur, n’est-ce pas ?

— Non ! L’assura-t-elle dans un mensonge à peine masqué.

— Allez, alors, au galop ! On doit y être dans une heure.

À la hâte, elle passa le jet d’eau de la douche sur tout son corps. Surtout sur son ventre qui ne montrait rien d’autre que ses rondeurs habituelles. En s’essuyant, elle se regarda dans le miroir. Elle poussa le ventre en avant, histoire de se rassurer. Elle attendait impatiemment le moment où elle arborerait le symbole arrondi du cercle des futures mamans. Sa garde-robe contenait déjà quelques robes de grossesse et les tee-shirts que toutes les femmes dans son état possédaient. Ces tee-shirts sobres avec quelques indications sur le sexe de l’enfant, sur le fait qu’en dessous se nichait un petit nid douillet. Dans un mois, elle pourrait passer une échographie un peu plus approfondie. Elle en était toute excitée. Pour l’heure, elle devait encore s’habiller. Parlerait-elle à Isabella, elle n’avait pas encore décidé. Elle le souhaitait. Pas Anthony. Il avait peut-être raison. Ce n’était pas le moment le plus approprié. Quoique…

Une heure plus tard, Anthony et sa femme se présentaient devant la porte de monsieur et madame Bazin Gabriel. Quelle tête avait Isabella ! Remarqua Virginie. Elle avait des cernes sous les yeux. Ils étaient gonflés, gorgés d’eau. Il y avait du Simon dans l’air. Virginie ne savait pas tout, suffisamment toutefois pour avoir senti l’émoi qui avait pris possession de sa belle-sœur. Elle pouvait le comprendre. À l’instar de son mari, Virginie était une femme compréhensive. Elle ne reprochait pas grand-chose à qui que ce soit.

— Bonjour, dit Isabella d’une voix lasse. Entrez, je vous en prie.

Un sourire tenta d’améliorer l’accueil. Isabella sentit que c’était peine perdue. Elle était trop marquée pour arriver à cacher les stigmates de sa déprime. Elle n’avait qu’à jouer sur le chapitre du deuil, avait suggéré Gabriel. « Ils n’y verront que du feu. »

Gabriel, à l’inverse, arborait un grand sourire. Virginie se tourna vers son mari, l’air de dire : « tu vois, je peux leur dire, la mort est oubliée ». Anthony secoua discrètement la tête avant de serrer la main de son aîné.

Dès l’apéritif, les deux hommes entrèrent dans le vif du sujet. L’héritage. Tous deux n’étaient pas hommes à grappiller tout ce qu’ils pouvaient. La teneur des propos n’allait pas dans le sens de savoir qui avait eu le plus ou le moins et de négocier les miettes restantes. La seule chose qui les animait était la maison. Ce n’était pas la plus grosse part du gâteau. Mais c’était un symbole. Leur maison d’enfance, leur maison de famille. Dans leurs rêves, et même dans la réalité, puisqu’ils avaient déjà évoqué le sujet, ils espéraient la garder pour en faire une maison de vacances à vocation familiale. Il y avait là-bas assez de place et de chambres pour que les deux couples s’y retrouvent ensemble. Le simple fait de changer de lieu de résidence, aller quelques kilomètres plus au nord ou au sud, c’était déjà changer d’ambiance. Ça permettait un break rapide pour des mid-weeks.

— Écoute Gabriel, j’ai bien réfléchi. On peut voir à discuter avec lui. C’est aussi notre frère, après tout.

— Anthony, Anthony… Voyons ! Aurais-tu oublié ses frasques de jeunesse ? Son absence durant tout ce temps ? Tu trouves juste qu’il reçoive d’un homme qu’il a banni de sa vie un bien aussi…

Gabriel ne trouvait pas ses mots. Anthony tenta la conciliation. C’était sa nature.

— Tu n’es pas obligé de me parler sur ce ton, Gabi. Je n’ai plus cinq ans. Et parce que je suis un adulte réfléchi, je me dis qu’il est normal que Simon ait aussi une part de l’héritage.

— Je suis adulte, aussi. Et je ne trouve pas ça normal du tout.

— Essaie de ne pas te braquer, voyons. Si papa avait voulu se souvenir en dernière minute de Simon, tu ne crois que le mieux à faire était de lui laisser la maison ? Qu’aurait-il fait avec de l’argent ?

— Il peut toujours vendre la maison et boire l’argent.

— Oui, mais dans ce cas, on n’a qu’à l’acheter. Nous avons certainement un droit de préemption. Sais-tu à combien le notaire la valorise ?

— Pas la moindre idée.

— On a bien réfléchi, Virginie et moi, et on s’est dit que…

— Arrêtez avec votre gentillesse ! S’emporta Gabriel. Je ne sais pas si c’est de la naïveté ou de la lâcheté qui te retient de faire des choix. Il faut savoir trancher dans le vif, Anthony. Arrêtez de tendre la joue droite quand des emmerdeurs viennent vous gifler sur la gauche. On n’est pas dans le monde des bisounours. Youhou ! Réveillez-vous !

Virginie et Anthony se plongèrent tous deux dans leur verre. Ils faisaient leur possible pour ne brusquer personne et ça leur retombait dessus. Quant à Isabella, aucun secours à attendre de son côté. Elle était littéralement absente. S’il fallait ne plus faire attention aux autres, alors Virginie avait pris sa décision.

— Je suis enceinte, lança-t-elle, autant pour changer de sujet que pour assouvir enfin ses propres désirs.


Texte publié par Migou, 6 mai 2014 à 18h23
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