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tome 1, Chapitre 15 tome 1, Chapitre 15

La respiration de Simon se coupa net. Il suffoqua quelques secondes avant de pouvoir à nouveau remplir d’air ses poumons. Le papier lui glissa des mains. Il le regarda tomber mollement comme une feuille d’automne qui quitte l’arbre douillet d’où elle recevait la sève. Tout en fermant les yeux, Simon se massa les tempes. Il se sentait pris au piège. Cette lettre l’attendait là, mais depuis combien de temps ?

Dans un premier temps, il voulut la laisser inviolée. Revoir les grandes lettres formées par la main de son père l’avait retourné. S’il n’était pas venu sur la tombe de sa mère, il ne l’aurait jamais trouvée. Alors, à quoi bon ? La situation était grotesque. L’un tuait l’autre et il se permettait encore de parader sur sa pierre tombale.

La curiosité, pourtant, eut raison de ses reproches. Il décacheta l’enveloppe et en sortit le mot. C’était un simple mot. De quelques lignes à peine.

« Je sais ce que tu penses et ça me fait de la peine à un point que tu ne peux imaginer. Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Un jour, peut-être comprendras-tu ces mots. Ton père qui t’aime et respecte ton recul. »

L’encre se dilua sous le plic ploc des gouttes salées. Il resta prostré, le regard fixe jusqu’à ce que la nuit vienne faire irruption.

Simon fourra le papier dans une poche et se leva, le corps endolori d’être resté sans bouger de longues heures dans le froid du cimetière. Le ciment des dalles n’arrangeait rien. Il allait reprendre le tram jusqu’à son quartier brestois quand il fit volte-face au dernier moment. Il n’avait plus d’argent, à peine quelques pièces, mais il n’hésita pas à entrer dans le pub écossais qui lui faisait face. Il demanda une bière. Il aurait pris n’importe quoi, du moment que l’alcool s’insinue dans ses veines.

— Salut mon pote, lui dit le patron, très commerçant, en lui tendant la main.

Ça étonnait toujours Simon, ces personnes qui vous saluent dignement de derrière leur comptoir. Il avait déjà vu ce comportement à d’autres endroits. Du côté du Guelmeur, par exemple. Les troquets, les pubs, les bars… Brest avait eu son heure de gloire et Simon les connaissait bien, même s’il s’alcoolisait en général seul, chez lui.

— Ça n’a pas l’air d’aller bien fort ! Continua l’homme de l’autre côté du comptoir.

— C’est le moins qu’on puisse dire, répondit Simon.

— C’est une femme, c’est ça ?

Simon n’avait pas une envie folle de déballer sa vie. Il se rappela alors que tous ses soucis venaient de ces non-dits. Lors d’une cure à l’hôpital de Bohars, la psy lui avait parlé de la psychogénéalogie, du poids des branches mortes de l’arbre ! Il n’avait pas pu lui raconter son père, il n’avait pas plus réussi à se sevrer. Sorti de Bohars, il se mit à boire de plus belle.

— En quelque sorte, marmonna Simon.

Mais devant des inconnus, c’est tellement plus facile… Il ressentit subitement l'envie de tout déblatérer.

— Non, corrigea-t-il, c’est plus compliqué que ça…

— Stop  ! Répondit le barman avec le léger accent de son pays d'origine. Avant de me raconter tes malheurs, je te sers mieux qu'une bière. Pour bien parler, il faut du Whisky. Un tourbé de derrière les fagots. Et c'est cadeau de la maison.

Se voir offrir un verre aux frais de la maison n'est pas chose coutumière. Si certains bars tiennent mieux que d'autres, il doit y avoir des raisons. L'ambiance, les gestes commerciaux n'y sont certainement pas étrangers. Cela arrangeait Simon, fauché comme les blés. Il remercia le patron en levant son verre. Celui-ci lui rendit la pareille et l'accompagna, tout ouïe.

— Vas-y mon pote, raconte-moi tes problèmes...

— J'ai couché avec ma belle-sœur...

— Si ce n'est que ça, c'est pas bien grave. Tu n'es pas le seul. Ni le premier, ni le dernier... À moins que t'en sois amoureux.

— Je l'suis, mec  ! Et pour enfoncer le clou, c'est aussi ma sœur.

— Quoi  ?! S'étrangla le patron.

— T'as bien entendu... C'est ma sœur... Ma sœur d'adoption, qui a fini par épouser mon frère.

— Houlà, ça m'a effectivement l'air bien compliqué.

Ce disant, il reprit une gorgée tourbée. De tous les whiskies, les Écossais aimaient leur terroir. Il y avait de nombreux styles. Mais ce petit goût corsé et fumé qui émanait de certains avait la préférence. Comme chez de nombreux amateurs du genre.

— Le pire, c’est que je suis persuadée qu’elle m’a fait un beau coup fourré…

— Tu crois qu’elle a fait ça pour foutre la merde avec ton frère ?

— Oh ! Il n’y avait pas besoin de ça, on ne s’entendait déjà plus depuis longtemps.

— Les histoires de famille, c’est toujours très compliqué, concéda le patron.

— Surtout s’il y a des cadavres dans les placards…

— J’espère que tu parles au figuré, mec !

— Pas tant que ça… Je suis persuadé que mon père a tué ma mère.

Le patron du pub écarquilla les yeux. De drôles de zigues, il en avait vu passer. Et pas qu’un peu. Mais là, ça dépassait les bornes. Celui-là, il était bien content de l’avoir rencontré. Ça allait divertir un peu sa soirée. Il en avait marre de taper la discute avec les habitués, plus enclins à s’éteindre devant une partie de fléchettes qu’en parlant avec lui.

— On dirait que tu en as, des choses à raconter. T’es déjà allé voir un psy ?

Simon vida la dernière goutte d’alcool que lui offrit son verre. Il hocha la tête. Des psys, il en avait côtoyé à plusieurs reprises. À chaque fois en cure de désintox. À chaque fois, il regimbait à leur raconter ce qu’il venait de sortir devant un parfait inconnu.

— C’est pour ça que tu bois ? Demanda le patron en remplissant à nouveau le verre.

— Ouais, c’est pour ça que plein de choses. Pas de femme, pas de boulot, pas de famille. Rien. Nada. Queutchi. Jamais pu me fixer quelque part ou avec qui que ce soit, avoua Simon, dépité de voir sa propre vie aussi minable. Tout ce que je fais bien, c’est de boire. Merci ! Dit-il en levant son verre.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant, mon gars ?

— Je vais aller la trouver…

— Allons, tu crois que c’est la meilleure chose à faire ? Ça va changer quoi, à part te faire du bien ?

— Il y avait un panier de bonbons sur la tombe de ma mère. C’est elle, j’en suis certain. Ca ne peut être qu’elle.

— Sur la tombe de ta mère ? Dis, tu crois pas que t’as assez bu comme ça ?

Simon sortit le bout de papier pour confirmer ses propos, sans se rendre compte que ça ne faisait qu’ajouter à l’incompréhension de son interlocuteur.

— À cause de la chanson de Brel, dit-il sur le ton de la confidence.

— Ne me quitte pas ? S’interrogea le patron.

— Non, celle des bonbons…

Simon se mit à fredonner l’air. Pour qui n’avait pas suivi la discussion, ça semblait partir dans tous les sens. Certains habitués les regardaient d’un air mi amusé mi-navré. Tandis que d’autres joignaient leur voix. Ça donnait un joyeux brouhaha dans le pub.

— Et pourquoi les bonbons, alors, je comprends plus rien à ton histoire ! Reprends depuis le début.

Quelques buveurs vinrent prendre place à leurs côtés, espérant ne pas perdre une miette de ce qui semblait être un échange passionnant. Enfin, un ivrogne qui n’a pas l’alcool méchant. Il ne semble pas trop chiant. Juste amusant. Divertissant. Simon ne voyait pas cet engouement envers lui d’un bon œil. Il remercia le patron avant de sortir, mais celui-ci lui servit une nouvelle fois un verre.

— Tu vas pas partir comme ça. Je veux comprendre, moi !

Simon, pris par les sentiments, resta un verre de plus.

— Quand on était petits, avec ma sœur, on chantait souvent cette chanson devant ma mère. Depuis qu’elle est morte, je ne suis plus allé la voir. Mais après avoir couché avec elle, j’ai comme envie d’aller lui parler, à ma mère. Et là, j’ai vu cette boîte avec ses bonbons. Dedans, il y avait un mot de mon père, écrit de sa propre main, à mon intention. Y avait mon nom écrit dessus. Y a que Isa pour penser à le mettre comme ça, avec les bonbons. Elle seule savait que je regarderais. Car elle seule savait ce qui nous rapprochait. Ce papier, c’est elle qui l’a mis là pour moi.

— Bon, et alors, il est où le coup foireux ?

— Le coup foireux ? C’est qu’elle savait très bien que je ne voulais plus voir mon père !

— Celui qui aurait tué ta mère ?

— Oui ! Parce qu’il l’a tuée et que je n’ai rien dit… Je voulais plus le voir. Tu comprends ça ?

Simon s’échauffait. L’alcool jouait certainement un rôle à cela, mais bien plus, on pouvait imputer son agacement sur le compte de la bile qu’il venait de libérer.

— Ouais, ouais, j’comprends. Ne t’énerve pas. Et pourquoi tu n’as rien dit ? Pourquoi t’es pas allé voir la police ?

— Parce que j’étais jeune et que j’avais peur des conséquences. Je voulais pas que ça foute ma vie en l’air. Ni celle de mes frères et de ma soeur.

— C’est pas con. Alors, t’as vécu avec ça dans la tronche tout ce temps ? Ça remonte à quand ?

— Quelque chose comme trente ans.

— Y a pas prescription après un certain nombre d’années ?

— Je sais pas. De toute façon, ça sert plus à rien de remuer la merde. Mon père est mort il y a quelque chose comme trois semaines.

— Et il ne t’a rien dit avant de mourir ?

— Puisque j’t’ai dit qu’on ne se voyait plus. De toute façon, je ne voyais plus personne, dans la famille. J’étais devenu le paria. Et ça m’arrangeait bien. Aucun contact. Rien besoin de dire.

— Ils n’ont jamais essayé de te revoir ?

— Si… mais ils m’ont pas trouvé. Faut dire, ils ont pas beaucoup cherché, non plus. Mon frère, celui qui est marié avec ma soeur, c’est devenu un p’tit bourgeois. Un bon chic bon genre tout ce que je déteste. On se serait de toute façon frités.

— Mais alors, si tu ne voyais plus personne, comment t’as pu coucher avec ta soeur ?

Les auditeurs savouraient les propos. De vraies brèves de comptoir. Enfin, des brèves pas brèves pour un sou. Des rengaines désarticulées. Pour continuer à ne pas en perdre une miette, ils faisaient, chacun à leur tour, signe au patron pour qu’il rajoute une bonne rasade au gus dépenaillé. Il avait tout l’air d’un ivrogne notoire, pourtant quelque chose leur soufflait qu’il était différent. Quoi ? Personne n’arrivait à mettre la main dessus. C’était comme ces mots qui vous échappent. On les a sur le bout de langue et rien à faire, ils ne veulent pas monter jusqu’au cerveau et encore moins sortir de la bouche.

L’ambiance dans le pub s’allégeait.

— Je l’ai revue à l’enterrement.

— De qui ?

— De mon père !

Simon faillit rajouter « connard, essaie de suivre un peu ». Il le pensa très fort et se tut.

— Mais… le patron était complètement paumé… je croyais que tu voulais plus le voir.

— Je l’ai pas vu, il était mort !

— C’est pas faux. Mais alors, t’as vu tes frères aussi.

— Ouais, mais je les ai évités jusqu’à ce que le plus grand ne vienne me narguer. J’étais dans le jardin avec sa femme, alors le grand jaloux n’a pas réussi à tenir bien longtemps avec les vestons gris à l’intérieur de la baraque.

— En même temps, qu’est-ce que tu foutais dans le jardin, un jour d’enterrement, avec ta belle-sœur ? Tu cherches les ennuis, toi.

— Je te rappelle que c’est… c’est aussi ma sœur… enfin, en quelque sorte...

La langue pâteuse de Simon commençait à avoir du mal à se mouvoir dans sa bouche. Et les idées plutôt confuses s’entremêlaient. Simon gardait toujours le cap, mais tout en s’exprimant, il s’écoutait comme le faisaient les traîneurs maintenant scotchés au bar. Il s’écoutait et entendait l’énormité de ses propos.

— Bon, si je résume bien, tu as baisé avec ta sœur, qui est en fait ta belle-sœur, il n’y a pas longtemps. Alors t’es allé tout raconter à maman, qui est morte depuis trente ans, tuée par ton père. Lui aussi vient de mourir… Et tes bonbons dans tout ça ?

Simon secoua la tête, d’un air dépité. En fin de compte, c’était bien ça, le résumé de sa vie. Ça semblait tellement irréel qu’il se mit à rire. D’un rire tonitruant qu’il ne se connaissait uniquement que quand il avait dépassé la dose prescrite. Et c’était le cas depuis un bon moment déjà. Sans qu’il s’en rende compte, et fait étonnant sans qu’il ait à débourser quoi que ce soit, les verres se remplissaient à une vitesse époustouflante. À peine avait-il entamé son verre que le patron refaisait le niveau.

— Je crois que j’ai trop bu…

— Je crois aussi… Conclut le patron.

Simon ne sut dire si cette dernière sentence découlait de son physique ou de son histoire à dormir debout. Tous commencèrent à s’ébrouer et à reprendre qui sa partie de fléchettes, qui la contemplation de sa Guiness. Le bar reprit doucement sa petite vie pépère.

— J’espère que tu conduis pas, mon pote, s’inquiéta le patron.

— Pas de thunes pour une bagnole. Juste une belle carte de transports en commun.

— Même ça, dans ton état, c’est pas top. Dites, les gars, cria-t-il à l’assemblée, y a pas quelqu’un pour rentrer sur… T’habites où, mec ?

— Rive droite… Du côté de Kerargaouyat.

— Moi, lança un petit homme d’une quarantaine d’années.

Il semblait connaître le patron, ainsi que plusieurs des habitués. Il était malingre, mais n’inspirait pas la méfiance. Ce ne serait pas pire que de rentrer à pied. Avec toute la faune qui traîne le soir…


Texte publié par Migou, 6 mai 2014 à 18h07
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