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tome 1, Chapitre 14 tome 1, Chapitre 14

Simon se resservit un verre de whisky et leva son verre en direction d’Isabella. Elle lui donna la réplique en miroir. Une certaine gêne venait de s’installer entre eux. Nus comme des vers, ils étaient semblables à des adolescents qui ne savent que faire de ces corps encombrants.

— Je ne regrette rien, trancha Isabella, plus pour se rassurer que pour affirmer son ressenti.

Simon revint s’allonger auprès d’elle.

— Et maintenant, on fait quoi, Isa ?

— On en profite pleinement…

Ce soir-là, Isabella ne rentra pas chez elle. C’était la première fois qu’elle découchait. Son téléphone sonna toute la nuit, il fut saturé de messages sur son répondeur. Isabella ne le sut que bien plus tard. Elle lui avait très rapidement coupé le sifflet. Toute la nuit, ils discutèrent. De leur vie respective, et de l’éventualité d’une vie commune. Plusieurs fois, leur conversation fut interrompue par un besoin trop pressant de se posséder. Par vagues successives, ils firent l’amour. Le petit matin eut raison de leur nuit blanche.

Deux jours durant, ils restèrent cloîtrés. Mais pour l’un comme pour l’autre, aucune décision ne devait être prise à la hâte. Le troisième jour, Isabella se décida à rentrer au bercail.

Lorsque Simon se retrouva seul, il mesura l’énormité de ce qui venait de se passer. Jusque là, il n’avait jamais pu trouver d’équilibre tant dans sa vie professionnelle que dans sa vie sentimentale. En creusant un peu, ce n’était pas bien difficile de voir le poids des événements légués par son père. Comment se construire une vie normale lorsqu’on voit son père assassiner purement et simplement sa propre mère, une femme aimante, toujours présente dans la maison. L’amour qui les unissait, son père et elle, semblait un lien indéfectible et pourtant, il l’avait détruit. Il l’avait détruite. Un simple verre de liquide transparent, qui contenait une dose suffisante pour ne pas qu’elle se réveille. Simon ne sut jamais exactement de quoi sa mère était morte, il était trop jeune pour que le médecin légiste lui en parle directement. Et ses frères n’avaient rien vu. Queudal !

Après un passage sur le palier pour se remettre les idées en place sous une eau chaude, Simon se vêtit d’un jean et d’un pull bariolé. Sa veste n’était pas de première fraîcheur, mais elle ne laissait justement passer aucune fraîcheur. Avec une écharpe autour du cou, il était paré pour affronter les gelées qui persistaient à donner un air de blancheur à la ville. Le tramway l’emmena vers le nord de la ville. Tout le long du chemin, Simon se remémorait cette chanson des Matmatah. « Si t’as quelque chose fêter, viens donc faire un tour à Lambé ». Simon n’avait rien à fêter. De toute façon, il s’arrêta bien avant le quartier de Lambézellec. Il descendit au lieu-dit du Pilier rouge pour entrer dans le cimetière de Kerfautras. Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’il y avait remis les pieds ?

Il lui fallut un bon moment pour se rappeler de l’endroit exact. Le cimetière était assez grand, mais en une petite demi-heure, il en avait fait le tour. Et dans l’une des allées, il s’arrêta devant une pierre tombale. La photo ne laissait aucun doute. En grandissant, Simon se rendit compte à quel point il lui ressemblait. Jacqueline Bazin arborait un sourire éternel. Ses yeux débordaient d’amour. Cette photo avait été prise bien avant leur naissance à tous. Son père leur avait expliqué à quel point ils s’aimaient tous les deux. À la demande des trois plus grands, il leur avait raconté leur rencontre. La plus simple du monde. Mais un vrai coup de foudre. Cet éclair de sentiments qui les transperça ne fut pas suivi d’un feu de paille, comme ça arrive malheureusement souvent. Ce fut une union passionnelle. Lorsqu’il écoutait son père le leur raconter, sa mère roucoulait de plaisir. Ils ne se lâchaient pas des yeux et se tenaient la main avec une infinie tendresse. En général, c’était le soir. L’histoire se terminait toujours par un « allez, c’est l’heure d’aller vous coucher ! Poen eo mont da gousket, marmouzigoù ! » Ce qui se jouait ensuite, une fois les enfants au lit, Simon n’en doutait pas un instant, du haut de ses jeunes années.

— Bonjour maman, dit-il en s’adressant à la photo sur la pierre tombale.

Il se trouvait là, planté, comme un petit garçon devant le maître d’école à qui il doit réciter sa leçon. Il ne savait par où commencer.

— Ça fait longtemps… commença-t-il… En fait, je ne suis jamais revenu te voir…

« J’avais honte. Honte de ce que papa t’a fait. Et honte de ne rien dire…

« Qu’est-ce que cela aurait changé à ta situation, de toute manière ? Les choses sont irréversibles.

Simon soupira. Il se voyait en train de parler à une pierre. Il était agnostique. Ni croyant, ni incroyant. Il ne savait pas ce qui se passait après le grand saut. Il n’était pas foutu de dire si sa mère entendait ses paroles ou si celles-ci se perdaient dans le néant. Néanmoins, ça lui faisait un bien fou.

« Maman… Tu m’as tant manqué. Pourquoi a-t-il fallu que ça arrive ? Pourquoi a-t-il fallu qu’on t’arrache à nous ? Si tu nous voyais, maintenant, sans aucun garde-fou, en train de nous déchirer…

« Pires que des animaux ! Tu aurais honte de nous. Parce qu’on a manqué de toi. De ton amour. De tes leçons. Et de tes punitions, très certainement…

« Je me demande pourquoi papa nous a trahis comme ça. Qu'est-ce qu'il cachait-il ? À moins que ce ne soit toi ? Maman, peut-être tu avais un amant ?

« Je pense qu’il voulait faire main basse sur l’argent que tu avais. J’ai su que la maison était à ton nom. J’ai su que ta dot avait été importante. C’est d’ailleurs pour ça qu’on vivait bien. Il t’a fait partir pour rafler la mise.

« Maintenant, il est loin de nous. Mais peut-être est-il proche de toi. Si le paradis existe, alors il n’y est certainement pas. Tu dois être au calme, là où tu es.

« Maman… C’est bizarre, mais je n’ai que peu de souvenirs de toi. Je suppose qu’avec le temps, la mémoire s’efface. J’espère que tu ne m’en veux pas…

Ce disant, il fit un effort pour se remémorer quelques moments passés avec elle. Il n’en trouva guère. Un seul s’imposa. Il était aussi lié à Isabella. De toute manière, ils étaient toujours fourrés ensemble. Dans son souvenir se matérialisa le salon. Leur mère était assise, devant la télévision allumée. Un programme d’une débilité profonde vociférait ses âneries. Isabella et lui arrivaient du jardin, après être descendus de leur poste d’observation. Ils avaient faim. Il devait être aux alentours de seize heures, le temps du goûter. Leur mère n’avait pas coutume de leur tartiner du pain avec une quelconque pâte au chocolat, comme ça se fait dans de nombreuses familles. Non, Aussi loin que sa mémoire remontait, Simon n’avait jamais vu sa mère aller dans la cuisine leur préparer un goûter digne de ce nom. Ils se débrouillaient seuls, ou c’était leur père qui s’en occupait. Mais quand ils venaient solliciter leur mère, ce n’était jamais sans arrière-pensée. Ils savaient très bien à qui ils s’adressaient… Ils arrivaient avec quelques vers de Jacques Brel sur les lèvres. « J’vous ai apporté des bonbons…” criaient-ils en chœur. Leur mère soufflait. Elle était en proie à une maladie dont personne ne voulait parler. Surtout pas elle, et encore moins leur père. Aujourd’hui, on appelle ça la dépression. On en parle plus facilement. C’est devenu à la mode. Mais en ce temps-là, dans cette petite bourgeoisie, il était hors de question d’en évoquer le nom. Elle souffla donc et partit chercher une petite boîte dans laquelle se trouvait un trésor de sucreries. La boîte était en fer, ronde et rose. « Parce que les fleurs, c’est périssable », continuaient les deux monstres, en écorchant la mélodie. À ce moment-là, tout en ôtant le couvercle, leur mère leur souriait, un sourire fatigué, certes, mais un sourire maternel dans lequel se perdait la fin de la chanson « et les bonbons c’est tellement bon… allez ! Filez, les garnements ! Laissez-moi me reposer un peu. »

Voilà, c’était ça, sa mère. Une mélodie, une fatigue supportée et des sucreries.

En tirant sur la pelote des souvenirs, d’autres images se greffèrent. Des images issues des albums photos de la famille. Simon vit sa mère sur son lit à la maternité, tenant un petit être rondouillard dans les bras. Son père était posté juste à côté, regardant ce premier enfant avec un émoi visible. Puis, la même image, la même photo, les mêmes détails, mais avec Gabriel sur son autre côté, petit bonhomme qui n’avait qu’un an, alors. Il ne regardait pas le nourrisson dans les bras de sa mère. Il s’amusait à tirer la couverture. C’était prémonitoire. Gabriel aimait tirer les couvertures à lui !

D’autres images semblables… Avec Anthony, lors de l’accueil d’Isabella, ensuite toute la famille autour des gâteaux d’anniversaires. En général, les anniversaires étaient somptueux. Le gâteau lui-même venait d’une prestigieuse pâtisserie. Les animations n’étaient pas gérées par les parents. Ils engageaient pour l’occasion des animateurs. Bien souvent, c’était un clown… L’idée venait de leur mère. Et ils étaient assez riches pour se le permettre.

Simon voyait avec une netteté impressionnante les photos de ses parents, bien avant leur arrivée à tous. Combien de fois n’avait-il pas rêvé ces instants, étant enfant. Il imaginait mademoiselle Jacqueline et monsieur Patrick, en balade sur la côte. Ils souriaient tous les deux. L’amour se lisait dans leurs yeux. Il n’y avait pas une seule photo où ils posaient face à l’appareil. À chaque fois, ils étaient de profil, le regard rivé dans celui de l’autre. C’était beau à voir. Un kaléidoscope de moments d'amour et de bonheur.

« Et tout ça pour quoi ? Pour en finir comme ça ? C’est ça la vie, maman ? »

Une boule était en train de prendre de l’ampleur dans sa gorge. Il s’essuya vite fait du revers de sa manche, tout en regardant sur les côtés si personne ne le voyait faire. Une chose attira ainsi son regard. Simon s’en approcha. Derrière les pots de chrysanthèmes qui ornaient la tombe, il vit une petite boîte en fer. Tout le couvercle était orné de pensées séchées. La boîte était ronde. Sous les pensées, d’un violet délavé, il remarqua le rose mêlé à la rouille.

« J’vous ai apporté des bonbons… »

Simon s’agenouilla pour prendre l’objet. C’était bien la même. Il s’assit à même la pierre et ouvrit le couvercle souriant déjà à l’avance d’y trouver une panoplie de caramels mous et autres douceurs.

« J’aurais aussi dû t’apporter des bonbons, maman… Parce que les fleurs c’est périssable… mais je ne t’ai apporté que mes pleurs. »

Il regarda chaque friandise, en pensant à Isabella. Le remords le taraudait. Qu’aurait dit sa mère, si elle avait su la trahison qu’ils venaient de commettre ? Si un élan de morale venait le titiller, c'était une toute autre bataille qu'il livrait. Sans se l'avouer, il aimait Isabella.

« Maman… » commença-t-il, avant de stopper net. Dans la boîte, un détail l’intrigua. Il fouilla pour voir de plus près. Il en sortit une enveloppe cachetée sur l’arrière. Au recto, il vit son nom écrit. L’écriture était celle de son père.


Texte publié par Migou, 6 mai 2014 à 12h49
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