À 7 et 8 ans, Isabella et Simon se planquaient dans le jardin pour n’être vus de personne. Ils grimpaient dans le cerisier du Japon qui trônait au fond, près de la haie qui délimitait le terrain. De là, ils pouvaient apercevoir les voisins et leurs petites manies. Ils pouffaient des tenues extravagantes de Mme Trégor, qui les estimait « In », comme on disait à l'époque. C'est dire comme ça remontait loin. Un peu moins de 40 ans. Et M. Cavant ! Ce type, il leur foutait la trouille. Ils auraient aimé lui sauter dessus et ôter son masque, comme dans leur feuilleton favori, Scoubidou. Ce moment où toute la vérité est révélée, où les choses qui font peur volent en éclat pour trouver une explication plausible, simple et bête mais tellement rassurante. Simon se souvint particulièrement de la fois où M. Cavant accueillit une jeune femme. En ouvrant la porte, il regardait autour de lui, comme pour s’assurer que personne ne verrait ce qui devait se passer par la suite. Il avait un regard de fou. Simon et Isabella se dévisagèrent. Ils n’avaient pas besoin de se parler. Ils se comprenaient. M. Cavant tramait quelque chose. Ça se voyait. On sentait sa peur à des lieues à la ronde. Enfin, au moins jusqu’au cerisier où les deux enfants n’en perdaient pas une miette. Ils se calèrent sur une branche, s’allongèrent autant qu’ils le purent et continuèrent à l'espionner. Des bruits bizarres s’échappaient du garage. Des petits cris. Des halètements. Il était en train de la trucider, sans aucun doute. C’est alors que Mme Cavant arriva et tout bascula. Isabella et Simon sursautèrent aux cris de Mme Cavant. Une plainte glapie comme celle d'un chien passé sous les roues d'une voiture. Isabella et Simon descendirent en vitesse du vieux cerisier. C’en était de trop. Ils avaient la trouille. Qui sait. Peut-être que le vieux Cavant les avait aperçus. Et là, qu’aurait-il bien pu faire ! Les attendre à la sortie de l’école. Les emmener dans le garage. Les faire taire à tout jamais. À toutes jambes, ils coururent jusqu’à la maison et s’enfermèrent dans la chambre d’Isabella. Ils n’eurent pas le temps de lâcher prise qu’une voix masculine leur pria :

— À table ! Illico presto !

Au menu, ce soir-là, il y avait des lasagnes. Dégoulinantes de sauce tomate…

Ce temps-là était aussi celui de l’insouciance. Et des jeux de société. Une fois par semaine, la chose était instituée. Tout le monde s’installait dans le salon et prenait l’après-midi pour jouer. C’était « La bonne paie » ou encore le « Monopoly ». Des jeux ludiques autant qu’éducatifs. Gabriel, en bon préadolescent, se prenait au jeu. Il tractait, empochait l’argent factice avec avidité. Il épargnait, mais pas trop. Il plaçait, surtout. Papa faisait équipe avec le plus jeune, Anthony. L’un s’occupait de faire fructifier leur maigre budget, tandis que l’autre apprenait à compter en laissant couler le dé de ses mains et en faisant avancer leur pion d’autant de cases qu’indiqué par ledit dé. Quant à Isabella, elle n’aimait pas jouer. C’était pour elle une pure perte de temps. Alors, elle faisait tout pour aider Simon. Elle omettait de faire payer des passages dans ses rues, elle achetait juste avant Gabriel, ce qui avait l’heure de l’énerver. L’aîné s’enflammait, Simon et Isabella riaient sous cape, tandis que papa et Anthony restaient imperturbables. Seule manquait à ce tableau idyllique de la famille parfaite, maman. Maman qui restait à regarder la télévision, maman qui parfois faisait un gâteau, le plus souvent raté. Mais peu importait, elle était là et c’est ce qui comptait. Car peu de temps après, à peine deux ans plus tard…