Devant ces rangées, Simon arbora un rictus. Ses mains tremblaient. Il avait besoin de réconfort. Et tout cet alcool ainsi exposé ne pouvait le lui offrir. Il inspira à plein poumons une nouvelle fois. Il ne pouvait se permettre le moindre dérapage. Ses mâchoires se serrèrent. Il était à deux doigts de tout envoyer balader, de ressortir aussi vite qu’il était entré. Pourquoi était-il venu ? Ce n'était pas sa place. Quelques gouttes perlèrent sur son front. Il avait envie de vomir, de recracher sa rancœur. Il resta ainsi de longues minutes à fixer le plancher. Ses chaussures étaient la seule chose qui le rassurait en ce moment.

Simon s’appuya au chambranle de la porte. Il avait besoin d’air. Il était à un cheveu de tourner les talons. Mais il ne le fit pas. Il resta figé sur place, la main caressant l’embrasure. Ses doigts se heurtèrent à des encoches. Il les connaissait bien, ces entailles. Il en était en quelque sorte l’auteur. Lui, ses frères et sa sœur. Sa main descendit le long du bois. Des souvenirs se télescopèrent. Ce furent d’abord des voix. Des voix aux accents de l’enfance. Puis les images s’imposèrent.

Dans ses pensées, il vit un garçonnet d’à peine 5 ans, qui se tenait droit comme un militaire, les jambes serrées et les pieds à plat. Il avait une furieuse envie de lever les talons, juste un peu, pour prendre quelques millimètres. Une manière de grandir avant l'heure pour parcourir ce monde qui semblait si vaste et surprenant. Simon se rendait compte à quel point il s’était planté sur la marchandise. Le monde ? Il était minable. Il était noir et insipide. Il n'avait pas de boulot, pas de tunes et à peine une turne pour crécher. Mais ce petit bout de chou n’en avait cure.

— Simon, reste tranquille, lui intima son père.

— Je suis tranquille, papa.

— Non, regarde, tu n’es pas droit. Vas-y, pose tes pieds sur le sol.

Et la petite tête se plia aux ordres. Verdict, à peine 1 mètre et 5 centimètres.

— Bon, il va falloir manger de la soupe, mon garçon ! Allez, Gabriel, à ton tour.

Le petit Simon laissa sa place, désolé de ne pas être aussi grand que son père. Une satisfaction, Gabriel non plus. Il avait beau être un peu plus âgé que lui, il n’arrivait pas encore à sa cheville.

Après le grand frère, ce fut le tour d’Anthony, le plus jeune de la fratrie. Et de leur sœur, Isabella, au regard de braises. Des yeux noisette, encadrés d’une chevelure noire de jais. Isabella, toute petite et menue, mais déjà le caractère bien trempé de ses origines italiennes.

Simon se surprit à esquisser un sourire. Un simple étirement des lèvres. Mais en l’état actuel des choses, c’était déjà beaucoup. Comme les quelques millimètres glanés par le petit homme qu’il était. Sa respiration s’était enfin calmée. Simon n’en revenait pas de ressentir dans cette maison un tant soit peu de bien-être. Ses doigts remontèrent d’un cran. Lui revenaient d’autres souvenirs. Des souvenirs joyeux. Des rires, des cris. De gentilles chamailleries. Souvent, il se liguait avec Isabella pour faire enrager ses frères. Essentiellement leur frère aîné. Simon et Isabella faisaient les quatre cents coups ensemble. Dès son arrivée dans la famille, il l’avait adoptée. Comme tout le monde, d'ailleurs. Elle était la fille que les parents n’avaient pas eue. Isabella. Retirée par les services sociaux à sa famille naturelle pour atterrir dans celle de Simon. Et tout le monde, au final, y avait trouvé son compte.