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Quelques arbres orangés, jaunes, rouges et les pavés encore blanchis par l’épais givre de l’aurore ne laissent nulle place au doute quant à la saison.

La boulangerie libère une odeur de viennoiseries chaudes, partiellement couverte par les odeurs de gaz d’échappements.Etals de marché, couvre-chefs et autres écharpes offrent à l’horizon des vagues de couleurs.

En terrasse, quelques costards avalent leur café, les yeux rivés sur la montre. A l’arrêt de bus, une dame légèrement vêtue ajuste les boutons du manteau d’un gamin et insiste pour qu’il laisse son bonnet vissé sur la tête.

En face, dans la rue piétonne, chaque individu est difficilement perceptible ; il y a du monde. Tous se croisent, se regardent à peine, se bousculent même. Cette masse, cette marée « humaine » l’est-elle au moins encore un peu ?

Le bruit des klaxons et des coups d’accélérateurs est soudain rejoint par le tintement lointain des cloches d’une église, il est 8h00.

En ce 1er octobre, la présence de feuilles jonchées au sol confirme que l’automne est enfin là.

Parmi les feuilles, par terre, une paire de tennis partiellement trouée et grisâtre. Elles sont aux pieds d’un homme assis, là, au cœur de cette chorégraphie symphonique matinale.

Un pantalon marron tellement large où doit s’y engouffrer le vent glacial, se frayant un chemin par les chevilles. Un col roulé que l’on perçoit sous une parka kaki, dont les tâches omniprésentes peuvent faire penser à un camouflage. Un bonnet marine qui lui couvre à peine les oreilles mais tombe sur ses yeux.

Le corps voûté, et le visage vers le bas : on ne peut distinguer sa bouche qu’on devine entre la moustache et l’interminable barbe argentée. La main tendue, faisant l’aumône, présente une peau pâle et cireuse : gelée par le froid.

Comment envisager à cet instant que ces mains, celles de Christian, s’acoquinaient autrefois avec le grand luxe. Ces paluches avaient alors tanné, façonné, assemblé et le travail du cuir n’avait aucun secret pour elles. Leur expertise tenait compte des nuances de qualité du cuir : prévoir le plus beau pour l'extérieur, celui qui a des petits défauts pour l'intérieur. Rigoureux et méticuleux, amoureux de son métier ; Christian avait fait la part belle aux grandes maisons de couture telles Bucci, Janel ou encore Henri Cuiton.

Amoureux, il l’était aussi de Nadine.

C’est aussi pour elle et pour leur famille qu’il ne comptait pas les heures. Pour nourrir Augustin et Marius, pour qu’ils puissent faire des études, avoir des loisirs et pour vivre de bons moments : ensemble.

Mais que reste-t-il aujourd’hui du faste et des jours heureux ?

Sa compagne actuelle n’est qu’une bouteille de rouge qui tâche, ou une pinte métallique : pour se réchauffer, pour ne pas penser, pour oublier…

Oublier, le jour où il est rentré et que la maison était vide, sans âme, sans meuble et avec un petit mot épinglé sur la porte.

Il avait pourtant pardonné l’incartade de Nadine, il adressait même la parole à son ancien ami Philippe : comme si rien ne s’était passé. Evidemment qu’il avait parfois l’image de ces sales pattes sur le corps de sa femme. Mais il n’allait pas détruire ce qu’ils avaient mis du temps à construire, pour une aventure.

Cette fois c’en était fini, elle était partie avec lui, avec eux.Elle l’aimait Philippe, voilà ce qui était écrit. Mais Christian l’aimait, elle, sa Nadine.

Dans un excès de colère il avait boxé les murs en s’imaginant alors que c’était le visage de cet « ami »abject.

Les tendons extenseurs et fléchisseurs en partie sectionnés ne lui permettaient plus ce travail minutieux, le divorce avait amenuisé le compte épargne, la perte de Nadine et l’absence de ses enfants avait anéanti son cœur. Malgré tout il n’avait pas su quitter la région, son port d’attache.

C’était il y a 10 ans maintenant.

Et il a fallu bien moins d’années à Christian pour toucher le fond et vider des bouteilles par dizaines…

Je le vois se redresser, il ajuste son bonnet vers l’arrière et dirige son regard bleu azur vers la rue du Lacote.

Sans doute entend-il résonner le bruit de talons qui cognent contre le macadam et glissent parfois sur le pavé comme si une chute aller suivre. Puis les pavés laissent place à un sol plus ferme, la sonorité de la démarche semble alors moins hésitante, plus assurée.

A mon tour, j’oriente mes yeux vers la sortie de cette rue.

S’avance alors une silhouette longiligne droite et semblant faire preuve de détermination. Un grand corps élancé et perché sur de longues bottes noires. De ces cuissardes sort un pantalon rose poudré, très chic, un chemisier blanc aux boutons dorés apparaît sous le long manteau cachemire couleur Camel qui cadence au rythme de la marche. Le collier étincelant autour de son cou semble tout droit sortir de la vitrine de chez Martier. Sa chevelure flamboyante coiffée en chignon dont aucune mèche ne dépasse, est ornée d’un diadème or rose.

Dans une de ses mains, gantées de blanc, un étui à violon.

Cet être somptueux de charme de grâce et d’élégance : il s’agit de la violoniste Constance Ferling. Constance, 25 ans, a eu à la main son premier archer il y a vingt ans déjà.

Parisienne d’adoption depuis huit ans, elle est avant tout une enfant d’ici. Depuis son succès planétaire, et par pur chauvinisme, elle est devenue l’enfant prodigue, « l’enfant du pays ». Une vitrine nationale dont la mairie et l’office du tourisme ont su tirer profit. Une école de musique, une crèche puis une rue portent dorénavant son nom.

Trône d’ailleurs dans l’entrée de l’hôtel de ville une œuvre qui représente une jeune fille se tenant l’avant-bras en position oblique et accueillant entre son menton et son épaule l’instrument de musique à cordes frottées. La statue n’avait cependant pas de ressemblance avec les traits physiques de Constance, ce qui semblait être de l’ordre du détail , une fois érigée et inaugurée en grandes pompes et avec une horde de journalistes.

N’est- elle donc personne en l’absence de son instrument ?

Constance est fille unique, fruit de l’amour naissant d’Elisabeth et Richard. Evidemment qu’ils n’avaient pas envisagé d’union aussi rapide, et encore moins de s’engager face à tous et à Dieu. Mais ce petit cœur entendu lors de la première échographie ne leur en avait pas laissé le choix, ou peut- être davantage le poids de la famille.

Toujours est-il que Constance a grandi avec des nourrices et que ses parents n’avaient en effet rien d’un couple uni par l’amour mais plutôt par le « qu’en dira-t-on ». En témoignait l’absence de ses parents, jamais partis au même endroit, ou les passages de multiples amants et maîtresses dans leur villa. L’image du couple modèle et de la famille parfaite a pourtant su être préservée aux yeux de nombreuses personnes, pour les tabloïds…

Mais Constance n’est pas dupe, elle ne l’a jamais été. L’éloignement tenté dans différents internats scolaires n’avait pas permis de la préserver de tout cela.

D’ailleurs elle en a encore parlé avec sa psychologue quittée il y a 5 minutes à peine…

Parler de quoi, d’amour ? Constance est en couple depuis quelques années avec des hauts et des bas. Une relation compliquée.

Mais depuis quelques mois elle pense avoir trouvé ce qui peut la rendre heureuse, ce qui apporte énergie, épanouissement, bien-être et fait oublier…

Oublier qu’elle ne peut compter sur personne, oublier que ses parents s’aiment surtout eux-mêmes, que ses amis profitent d’elle, que son argent n’est rien même si elle n’a que ça mais surtout oublier que son petit- ami ne parvient plus à la soutenir. Qui d’autre pourrait l’aimer ?

Il lui a encore dit : il l’aime.

Mais il ne parvient plus à supporter son irritabilité, ses crises de panique, sa jalousie méfiante et son anxiété chronique. Elle qui lui parle d’envie de mourir et s’enfuit dans la nuit.

Ces retours de sorties nocturnes lors desquels un passage par la salle de bains font d’elle une toute autre personne : euphorique, énergique, bavarde et avec une libido exacerbée.

Ce n’est pas ça la vie de couple : faire l’amour par dégoût du dégât, ne pas partager, ne plus se parler.

Elle le sait.

C’est vrai que la cocaïne au départ c’était un délire de fête, du showbiz. La Cécé, comme ils disent, était devenue autre chose ces derniers jours : elle était sa béquille, son dopant, nécessaire. Elle avait du mal à se concentrer, elle était épuisée, dépressive. Parfois rongée par le mal-être derrière toutes ces apparences.

Ça aussi elle l’a dit à la psychologue, c’est là qu’elle lui a parlé de sevrage.

Les yeux émeraudes rivés sur son E-phone, le pas est ralenti, chancelant et tout en avançant son pied butte sur une basket grise.

La chaussure d’un SDF affalé parmi les feuilles d’automne.

« A vot’ bon cœur ma p’tite dame ! »

Elle tend un billet de 50 € à ce parfait inconnu.

Christian la regarde et lui adresse un large sourire.

« Merci ma jolie, c’est tellement gentil, prenez soin d’ vous ! »

Constance, lui adresse succinctement une œillade.

Les yeux débordant de larmes dont certaines coulent le long de ses joues.Elle s’éloigne tout en regardant à nouveau le message d’Augustin

« Si tu ne te soignes pas je te quitte.»


Texte publié par Lise Chennou, 18 novembre 2021 à 12h12
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