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De la vaste salle plongée dans une demi-pénombre, ne montait que le frémissement des respirations. Aucun chuchotement, aucun froissement d'impatience ne venaient troubler l'attention parfaite de l'auditoire. Le professeur Arlin Klass, fondateur de la firme de génie génétique BioGenius, observa avec satisfaction cette assemblée accrochée à ses paroles.

Il laissa le silence perdurer juste assez longtemps, mais resta malgré tout vigilant. Il aurait été dommage de perdre l'effet d'annonce par excès d'arrogance. La nouvelle avait de quoi frapper les esprits : une altération génétique issue de l'étude de certaines espèces de rats-taupes, qui rendait l'organisme capable de créer un nombre toujours croissant liaisons entre les de neurones… Portée par un virus, un « cheval de Troie » injecté dans le corps du sujet, qui pouvait de modifier les chromosomes d'un individu adulte. Le tout dissimulé sous le nom – peu attractif – de projet V2345.

Mais Arlin n'était pas naïf pour autant. Le temps que le processus soit homologué, il faudrait au moins une génération… Malgré tout, il était bien décidé à ne pas lâcher la partie. L'enjeu était important, après tout : ce qu'il présentait comme un espoir pour les victimes de lésions cérébrales offrait également la promesse d'une augmentation capitale des capacités intellectuelles pour ceux qui pourraient s'offrir le mystérieux traitement. De quoi placer la firme BioGenius devant l'ensemble de ses concurrents.

Arlin appuya sur le bouton qui fit descendre l'écran et lança la projection d'un court métrage. On y voyait un chat blanc enfermé dans une cage, avec un œil à moitié fermé, qui titubait et se cognait contre les barreaux.

« Voici Algie. Il a été victime d'une attaque cérébrale deux mois avant la prise de ces images. Nous nous sommes permis d'expérimenter sur lui, comme nous l'aurions fait sur un être humain, parce qu'il s'agissait de la dernière chance pour lui de vivre une vie normale. »

Il adressa un sourire charmeur à l'auditoire, jouant du contraste entre son teint mat et de ses yeux d'un vert aquatique – l'expérimentation animale était un terrain épineux, et il ne voulait pas être vu comme un « bourreau », à la veille d'offrir un tel trésor à l'humanité. .

« Vous pouvez voir dans la seconde partie du film que notre Algie va bien mieux. Voici à quoi il ressemblait quatre mois plus tard ! »

Dans une pièce emplie d'obstacles en tout genre, un chat parfaitement guéri sautait et gambadait, sans la moindre perte d'équilibre ; arrivé devant la porte, il leva la patte avant pour actionner le loquet.

« Non seulement ses lésions sont guéries, mais vous pouvez voir que son niveau d'intelligence a passablement augmenté... »

Il laissa l'auditoire profiter de la fin du film, qui montrait Cassie, sa jeune assistante, en train de câliner le chat, avant de le couper.

« Comme vous pouvez le voir, il s'agit d'un progrès phénoménal, qui nous permettra non seulement de soigner les victimes de lésions cérébrales, mais aussi les personnes atteintes de maladies neurodégénératives. Certes, il faudra encore du temps pour que cette thérapie soit applicable, mais nous sommes au début d'une merveilleuse aventure. »

Son expression optimiste, miroir de lendemains enchantés, accompagnait à la perfection ses paroles. Certes, il n'avait pas abordé les effets secondaires apparus peu après chez Algie… Mais ils n'étaient pas si sérieux après tout. Une prise de poids et d'étranges moments d'apathie, ce n'était pas si grave par rapport à son état précédent. Mieux valait taire cet aspect des choses. De toute façon, le produit était encore très loin d'être finalisé. Il avait tout le temps de pallier les petits « soucis » qui parasitaient le projet…

***

« Puis-je vous parler ? »

Si l'homme n'avait pas été le premier à l'approcher après la conférence, Arlin ne lui aurait pas accordé un second regard. Tout en lui était ordinaire – plus encore, il cultivait visiblement cet aspect des choses. Vêtu d'un costume anthracite, les cheveux poivre et sel lissés vers l'arrière, il aurait pu appartenir à n'importe quelle époque et n'importe quel milieu un peu civilisé. Mais la fermeté dans sa voix éveilla chez le scientifique une intuition toute particulière…

« Bie sûr… Suivez-moi. »

Il guida le visiteur vers l'un des bureaux réservés aux conférenciers. Une fois la porte refermée, l'homme sortit de sa poche intérieure une carte qui l'identifiait comme un employé gouvernemental de l'entourage présidentiel. Arlin sentit quelque chose se coincer dans sa gorge. Il s'était préparé à bien des choses – en fait, surtout, à être abordé par une grande firme qui ferait un pont d'or à BioGenius… Et ceci était totalement inattendu. Dans le bon sens ou le mauvais ? Les instants à venir le lui diraient.

« Peut-on nous entendre ici ?

- Je ne pense pas.

- Bien. Ce que je vais vous dire doit rester strictement entre nous. L'intégrité de l’État en dépend. Même votre équipe ne doit pas être mise en courant. Vous avez bien compris ?

- Je vous donne ma parole. Je resterai parfaitement discret, balbutia Arlin, de plus en plus intrigué.

- Bien. »

Le visiteur conserva le silence un instant, avant de reprendre la parole :

« Depuis plusieurs mois, les milieux présidentiels ont fait de leur mieux pour conserver un secret pour le moins gênant… concernant le président lui-même. Il est atteint depuis plusieurs années d'une maladie neurodégénérative… Jusqu'à récemment, les effets demeuraient mineurs et pouvaient être contrés par un traitement médicamenteux, mais depuis quelques mois, ses facultés commencent à être sérieusement atteintes… »

Arlin hocha gravement la tête : il y avait eu quelques articles cinglants récemment sur les bourdes à répétition du premier homme de l’État. Son entourage avait invoqué la fatigue et le surmenage, mais les soupçons commençaient à se faire de plus en plus présents.

« Pourquoi ne démissionne-t-il pas, tout simplement ?

- Il était déjà malade lors de sa campagne, et tout le monde l'a caché. Si les choses ressortent maintenant, ce sera désastreux pour notre image. Vous savez vers quel genre de candidat se portent les votes dans de telles circonstances… »

Arlin acquiesça de nouveau, omettant de préciser qu'il trouvait cette attitude très peu digne. Mais il y avait moyen de tourner tout cela à son avantage.

« Et vous pensez que ma découverte peut remédier à la situation ?

- Bien sûr. Nous pouvons continuer à couvrir la situation pendant quelques mois encore. Le temps que le traitement fasse effet.

- Mais… C'est bien trop tôt. D'ici là, je n'aurais jamais obtenu l'homologation… il faut des mois de tests, y compris sur des humains volontaires, pour que l'exploitation de cette trouvaille soit possible. »

L'homme esquissa un sourire froid.

« N'ayez aucune inquiétude, professeur Klass. Nous saurons faire pression là où c'est nécessaire pour que les choses avancent… aussi vite que possible. »

Armin inspira profondément. C'était tentant… extrêmement tentant. Mais malgré tout, quelque chose le retenait ; un reste d'éthique, sans doute. En son for intérieur, il ne croyait même pas à la maladie du président. Très probablement, l'homme était juste un incompétent, et plutôt que mettre la population qui l'avait élu fasse à cette réalité, son entourage essayait de faire de lui un gouvernant capable.

Et pour lui, comment se traduirait la situation ?

La réponse était évidente. Des profits conséquents. Une reconnaissance immédiate. Une ouverture vers le marché international. Il ne pouvait pas refuser une telle manne.

« Votre réponse, professeur Klass ?

- J'accepte. »

***

Six mois plus tard

« Professeur Klass ? »

Cassie se tenait sur le pas de la porte, le visage en larme.

« Que se passe-t-il ?

- C'est Algie… Il est... »

Le scientifique soupira. La situation du chat, emblème de la réussite du V2345, était préoccupante depuis un petit moment déjà…

« Que s'est-il passé ?

- Il a coincé sa tête entre les barreaux de sa cage et il s'est… décapité. Nous pensons qu'il s'agissait… d'un acte volontaire. »

Volontaire ? Un chat ne se suicidait pas délibérément. Du moins pas de cette façon. Ces animaux étaient les plus opportunistes au monde.

« Je suis désolé… Vous vous étiez attachée à lui. Trouvez moyen de disposer de son cadavre dignement, mais faites en sorte que l'information ne filtre pas… »

Il ignora le regard inquiet de Cassie et se replongea dans la lecture de l'E-Journal qu'il parcourait. Depuis trois mois, l'attitude particulièrement brillante du président avait attiré l’admiration de tous les médias. Comment un homme qu'on avait si rapidement jugé comme un simplet avait-il réussi à acquérir un tel savoir-faire dans le domaine politique ? Il était parvenu à désamorcer plusieurs conflits et à ramener dans le droit chemin des nations qui fonçaient vers des guerres stériles.

Arlin étudia la photographie avec attention : certes, le président avait pris des joues - ce qui était normal après tout : un apport accru de sucre et de protéines était nécessaire au facteur V2345 pour qu'il puisse établir les connexions neuronales supplémentaires. Et fait intéressant, nombre de ses proches, collaborateurs et membres du gouvernement avaient subi la même transformation. Il était évident que la chance de renforcer ses capacités intellectuelles avait été saisie par tous ceux qui pouvaient se le permettre.

Arlin ressentit un léger malaise : il n'avait jamais eu l'opportunité de vérifier jusqu'à quel niveau cette amélioration pouvait aller. Mais il avait commencé à établir une théorie en la matière – plutôt extrapolée, mais vraisemblable. Plus les connexions se multipliaient, plus la possibilité d'analyser les situations augmentait. À terme, cette faculté devait permettre d'offrir une vision probable de l'avenir… et de prendre des décisions en conséquence.

Pourquoi s'était-il inquiété ? Il n'y avait aucune raison, finalement. Le cas d'Algie – et son étrange suicide – ne pouvait se transposer aux humains. C'était une évidence.

Il sentit sa poitrine se gonfler d'orgueil. Il avait réellement œuvré pour le bien du monde… Même si son nom ne passait pas à la postérité, il éprouverait toujours cette satisfaction profonde et unique d'avoir servir le bien commun, plus qu'aucun autre individu sur terre… Il se mit à rêver d'une Terre où tous les gouvernants bénéficieraient de cette innovation. Une Terre en paix, dominée par une intelligence universelle.

***

Pendant qu'Arlin goûtait cette satisfaction au goût de miel épicé, un homme restait en éveil, incapable de refréner l'activité de son cerveau qui s'intensifiait un peu plus chaque jour sous l'effet d'une multiplication continue de ses connexions neuronales. Nuit et jour, son esprit demeurait ébullition… Ses réflexions traçaient des myriades de possibilités, avant de se restreindre aux plus évidentes. Tout d'abord cela n'avait été que de vagues intuitions, mais à présent, cela allait bien au-delà.

Les analyses devenaient de plus en plus profondes, de plus en plus étayées. Et toutes pointaient vers la même direction. Au plus profond de l'obscurité, il se leva pour appeler les autres personnalités les plus importantes de l'état, qui connaissaient – il le savait – une expérience similaire. Celle d'une clairvoyance chaque jour plus intense, qui menait à de semblables conclusions.

Les humains se trouvaient dans une impasse. Ils ne cassaient de croître et de se multiplier, sans pour autant perdre leurs instincts originels primitifs. Des instincts qui les poussaient à s'affronter dès qu'ils devenaient trop nombreux sur un même territoire. Le monde se dirigeait, irrévocablement, vers un chaos sanglant.

« Rendez-vous dans une heure. Vous savez où... »

Un seul message pour deux personnes très particulières, qui possédaient tout comme lui le moyen de mettre fin à cette situation, d'empêcher cet enfer de s'installer, avec sa myriade de souffrances indicibles.

Soixante-trois minutes plus tard, très exactement, les différentes protections qui défendaient l'accès à l'arme la plus dangereuse de l'humanité étaient levées et le président se tenait face au bouton rouge, prêt à procéder à ce désastre. Une dernière fois, la fulgurance d'une pensée à la fois rigoureuse et complexe se cristallisa sous la forme d'une décision issue de la réflexion la plus claire et objective qui pouvait exister.

Et, sans attendre plus longtemps, il appuya.


Texte publié par Beatrix, 17 novembre 2021 à 17h37
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