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tome 1, Chapitre 8 « Le complot » tome 1, Chapitre 8

Deux jours. Le bourreau avait laissé Cole tranquille pendant deux jours entiers. Ou, du moins, il l’avait coincé dans cette terrible attente paranoïaque, certain qu’à tout moment, on entrerait pour lui injecter une seringue dans le bras. Il s’endormirait. Ne se réveillerait plus. Le scientifique aurait gagné. Il l’imaginait déjà avec son sourire grossier, toutes dents dehors, les traits tirés dans une joie non contenue. L’enflure. La charogne.

Le cobaye s’agrippait aux poils du Colley. Il l’enlaçait comme il se serait accroché à une bouée de sauvetage, perdu au beau milieu d’un océan de terreur. L’animal haletait, il compatissait au sort de son maître et rien ne le mettait plus mal-à-l’aise. Il était là, pourtant. Là pour Cole. Le maître. L’alpha. Le seul et unique. Son univers fait homme.

Combien de temps Cole avait-il dormi depuis la dernière visite du géniteur ? Pas beaucoup. Pas assez. Il avait ruminé, sangloté, gémit, hurlé… le monstre était resté caché derrière la vitre teintée. Il foutait quoi, ce gros porc ? Il attendait qu’il crève tout seul ? De faim ? De soif ? Connerie ! Peu importe. Cole avait eu le temps de réfléchir. Vraiment. Intensément.

La litanie recommença. “Cole ? Sven est arrivé. Pas de sortie pour Lambda tant que tu ne seras pas dans ton lit”. Le jeune homme se raidit. Sa respiration s’accélera. La nausée s’intensifia. Entendre cette voix mielleuse provoqua un spasme dans son estomac. Il serra Lambda plus fort. On le ferait chanter, encore une fois.

— Va crever ! lui lança Cole à travers la pièce.

Lambda gémit, lui-même tétanisé par la peur panique de son maître. Un soupir frustré raisonna dans les hauts-parleurs :

— Je n’ai vraiment pas le temps pour jouer à ça, aujourd’hui, Cole. Je te laisse cinq minutes. Pas une de plus.

Cole fronça les sourcils : le scientifique n’entrait jamais dans cette chambre tant qu’il était libre de ses mouvements. La situation lui échappait. Pourquoi ce retournement de situation, tout à coup ? Il en avait marre. Il caressait du doigt la possibilité de se débarrasser de son fils qui l’empêchait de vivre. Ce boulet qu’il traînait depuis trop longtemps. Cole trembla avec fureur. La colère et la haine l’asphyxiaient, mais ce n’était rien comparé à la certitude qu’il allait mourir le jour même. Des mains de son propre père. Ces quarante-huit dernières heures à imaginer mille tourments l’avaient cassé, exténué. Une proie prise au piège et un prédateur à l’affût. Avec Jedefray, la rage, les cris et les pleurs n’avaient jamais rien donné. Cole n’avait plus d’autre choix que se plier à l’innommable. Et les cinq minutes s’écoulaient à une vitesse exubérante.

— Dernière sommation, Cole, réagit la voix de Jedefray sur un ton monocorde.

Entre deux respirations saccadées et les joues rougies couvertes de larmes, le garçon gémit :

— P… pitié…

Aucun son ne s’éleva aux interphones. Cole espéra de tout son cœur qu’il s’agissait d’un instant d’hésitation et pas d’une indifférence colossale.

— Je… j’ai peur… Putain, j’ai peur ! Je.. j’t’en prie…

La voix se para d’un voile de douceur supplémentaire :

— Voyons, mon chéri, tu n’as rien à craindre.

Cole espéra une explication. Une argumentation. L’explication claire et nette du protocole auquel le bourreau souhaitait le soumettre. Le scientifique se terra dans le mutisme. Cole attendit. Il se balança d’avant en arrière, pria pour qu’on l’éclaire sur sa situation. Le géniteur finirait bien par lâcher un mot supplémentaire. Cole n’aurait jamais imaginé que l’homme entre dans la pièce.

Un éclair de terreur lui irradia le corps ; il se jeta en arrière et son dos se fracassa contre le mur de béton. Il notifia à peine la douleur, focalisé sur le monstre en blouse blanche et sa valise métallique. Son cœur cogna contre sa cage thoracique tandis que l’homme s’approchait. Cole se fit violence. C’était sa dernière chance. Il le savait. Il ne la laisserait pas s’échapper.

Sans réfléchir davantage, il s’élança vers Jedefray. Ses bras lui enserrèrent la taille tandis qu’il finissait sa course à genoux. Cole ne le vit pas empoigner le taser à sa ceinture, la tête plaquée contre le ventre du scientifique. Jed retint à la fois son geste et son souffle. Cole s’accrocha à sa chemise, sous sa blouse, comme un damné qui cherche à s’éloigner de la chaleur des Enfers. Il était en apnée, proche du malaise quand il supplia :

— J’t’en prie, ne m’tue pas… Papa…

Le cobaye gémit, les traits tirés, au bord de l’apoplexie :

— J’f’rais tout c’que tu voudras… j’s’rai gentil, je te l’jure. Par pitié, je mérite pas ça, papa…

Jedefray relâcha la pression qu’il exerçait contre le taser. Derrière lui, Sven, les yeux baissés, luttait pour ne pas intervenir.

— Oh, mon chéri, murmura Jedefray avec une compassion non feinte dans la voix, je suis désolé…

Il posa avec une profonde délicatesse une main contre les cheveux blonds de son fils et les caressa avec douceur :

— Je ne veux pas te tuer, voyons… c’est ridicule, comme idée. Tu crois vraiment que je mettrais en péril quinze ans de travaux ? Sois raisonnable, mon garçon…

Un spasme parcourut la paupière de Cole : sa vie valait donc moins que ses foutues recherches ! Sven avait compris cette même idée ; son neveu le vit relever la tête, bouche bée. Ils se fixèrent avec intensité ; les iris de Sven le jaugèrent… puis vacillèrent. L’oncle chercha à démêler le vrai du faux des paroles de son frère.

— Je suis là pour une simple prise de sang, Cole, se justifia Jedefray. Installe-toi tranquillement dans ton lit et dans deux minutes je ressors si c’est ce que tu veux. Sven va s’occuper de Lambda.

Cole en avait presque oublié sa présence. Le Colley remua la queue, ravi qu’on pense à lui. Il voulut faire un pas en direction de Sven, mais celui-ci décida de n’écouter que son courage :

— Nan, Jed. On en a parlé. Je veux être là pour tout ce que tu fais à Cole. Y a pas de négociation possible. Je sortirai Lambda après.

Jedefray leva les yeux au ciel, le mépris irradiait de tous les pores de sa peau et Cole le percevait avec une netteté étouffante.

— Soit. Si tu as envie de perdre ton temps, c’est ton problème.

Cole se releva avec l’aide de son oncle :

— T’inquiète, déclara ce dernier, je suis là et je ne laisserai rien t’arriver. Tu peux compter sur moi.

Cole perçut l’éclat d’un doute dans ses yeux, mais Lambda grogna, frustré de devoir encore patienter. Le jeune homme supplia son oncle de son air penaud, mais celui-ci tint bon :

— Ca va aller, gamin. Viens.

Cole se laissa traîner jusqu’à son lit, conscient de n’avoir aucune emprise. Jedefray fut surpris de la soudaine docilité de son fils, mais n’en dit rien. Après tout, il était temps que ce dernier comprenne où se trouvait son intérêt.

L’oncle incita le neveu à s’installer dans son lit. Ce dernier se raidit face aux liens de cuir, mais Sven lui rappela qu’une fois la prise de sang effectuée, il le libérerait sans attendre. Cela parut calmer Cole. Il se laissa faire malgré les remontées acides qui lui perforaient l'œsophage. Jedefray l’empoigna. Cole trembla. Pic de terreur. Le bourreau ne s’en émut pas. Il entoura le poignet d’une lanière de cuir. Puis renouvela l’opération avec l’autre bras.

— Papa…

— C’est pour ton bien, Cole.

Ce dernier retint un haut-le-coeur. Des spasmes lui comprimèrent l’estomac. Sa colère s’exacerba : Sven restait là. A rien foutre. Comme d’habitude. Comment Cole avait-il pu se laisser berner si facilement ? Il avait fait confiance au complice. Quelle connerie !

Jedefray, quant à lui, put enfin se mettre à l’ouvrage. Dans sa valise, des fioles vides, des seringues, aiguilles et autres matériaux utiles à l’examen du jour. Il commença par porter un garrot à l’avant-bras de Cole. Celui-ci ne perdit pas une miette des mouvements minutieux du scientifique, tout comme Sven qui, même s’il n’avait jamais compris cette étape, se rappelait du processus des quelques prises de sang opérées dans sa vie.

Cole émit un mouvement de recul lorsque Jedefray lui tapota le creux du coude dans le but de faire ressortir les veines. Le scientifique l’interrogea du regard une demi-seconde avant de s’en retourner à son occupation : imbiber un morceau de coton avec un antiseptique local. Les pattes de Lambda cliquetaient contre le parquet, il tournait en rond, impatient de sortir enfin. Le silence ambiant ravivait son anxiété : malgré son état de chien, Lambda savait que quelque chose clochait entre ces trois-là.

Jedefray inséra l’aiguille, puis clipsa le flacon. Le liquide pourpre remplit la fiole avec une rapidité déconcertante. Sven relâcha les épaules, son frère avait tenu sa promesse : une simple prise de sang. Mais Cole restait sur ses gardes. Sa gorge se serra et il eut de plus en plus de mal à déglutir quand il réalisa que Jedefray ne terminait pas avec le sempiternel sparadrap contre l’endroit piqué.

Des pics glaciaux remontèrent son échine lorsqu’il vit la seringue remplie d’un liquide transparent dont le bourreau se para. Cole se jeta du côté opposé de cette vision d’horreur. Rien à faire. L’entrave lui mordit la chair.

— Non ! Non ! répéta-t-il, la panique dans la voix.

— Tu fais quoi, là ?

Ça y est ! Sven se réveillait enfin. Jedefray l’ignora. La pointe de l'aiguille chatouilla la peau du cobaye.

— Oh, Jed ! J’te parle !

Cole perdit pied face au manque de réponse du scientifique. Il secoua les jambes. Gestes frénétiques. Saccadés. Il se contorsionna dans tous les sens ; pupille dilatée. Les “non !” sortaient de sa bouche à une cadence folle. De plus en plus graves. De plus en plus inhumains. De plus en plus désespérés. Il hypersalivait. La fièvre montait. Les cris du patient couvrirent les injonctions de son oncle. Le père visait la veine sans jamais parvenir à piquer. Trop de mouvements. Cole aurait mal. Mais ce serait fait. Était-ce donc si inconcevable ? Le réseau sanguin s’affichait avec clarté dès que Cole s’énervait. Il saillait sous sa peau. Là. Il pulsait. Les veinules. Les veines. Certaines bleuâtres, mais pour la majeure partie vertes. Des phalanges jusqu’aux tempes, on ne voyait plus qu’elles.

Sven recula d’un pas. Cet aspect monstrueux de Cole lui retournait l’estomac. Celui-ci tenta le tout pour le tout : si ses mains étaient entravées, sa bouche, elle, deviendrait son arme redoutable. Il mordit une fois. Deux fois. Jedefray esquissa à peine un mouvement de recul, hors de portée. Il frappa d’un coup sec. La main de Sven se plaqua contre son bras. Il retint le bourreau in extremis. Cole cessa tout mouvement, surpris. Le souffle saccadé. La sueur lui noyait le visage. Trempait ses vêtements. Jedefray s’arracha de cette poigne. Un rictus malsain lui déforma le visage :

— Que crois-tu faire, espèce de débile ?

Les mots claquèrent dans l’air. L’insulte atteignit Sven de plein fouet. Il voulut se recroqueviller à l’intérieur de lui-même. Disparaître pour de bon. Mais Cole le suppliait, les traits tirés.

— On n’a pas besoin de se faire injecter des machins quand on nous prend du sang, me prend pas pour un con !

— Mais enfin, Sven ! C’est son traitement habituel ! J’en profite qu’il soit attaché pour lui donner, c’est tout. Tu es vraiment pénible, c’est incroyable.

Pendant que Sven se remettait de cette dernière attaque, Jedefray maintint avec fermeté le bras de Cole et exécuta son geste. La seringue se vida. Il l’extirpa sans attendre. Cole s’agitait à nouveau. Il hurlait. Hypersalivait.

— Espèce de salop ! J’vais t’tuer ! J’vais t’tuer !

Sa voix se perdit en toux grasse. Jedefray garda son calme. Lambda aboya en rythme avec les cris d’agonie de son maître.

— Sven, ordonna le bourreau, on y va.

Il voulut riposter. On n’avait pas sorti le chien.

— Maintenant, vociféra son frère.

Il courba l’échine. Se plia à cette domination. Badge en main, il ouvrit la porte. Jedefray sortit le premier. Puis Sven. Il accompagna son frère jusqu’à son bureau, mais même là, les cris de Cole résonnaient, incompressibles, dans sa tête.


Texte publié par Albane F. Richet, 16 juin 2022 à 22h07
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